Troisième lecture du projet de loi C-47, Loi no 1 d’exécution du budget de 2023

Par: L'hon. Clément Gignac

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L’honorable Clément Gignac : Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui pour partager mes réactions à l’égard du projet de loi C-47, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 28 mars 2023. Étant donné que nous en sommes à l’étape de la troisième lecture et à la fin de la session, je vais passer sous silence toutes mes réflexions sur l’état de l’économie canadienne. Je tiens à remercier également le sénateur Loffreda de sa retenue — j’aurai la chance de faire mon discours avant le dîner. Nous attendrons à la reprise de nos travaux à l’automne pour parler de l’économie.

Comme l’a déjà mentionné notre collègue le sénateur Mockler, le Comité sénatorial permanent des finances nationales, dont je suis également membre, a tenu huit réunions, consacré près de 14 heures d’étude approfondie et invité quelque 74 témoins. Cela peut paraître beaucoup, mais mentionnons qu’il s’agit ici d’un énorme projet de loi qui contient des dizaines d’initiatives fiscales réglementaires, dont certaines auraient franchement mérité d’être présentées dans des projets de loi distincts. D’ailleurs, cela a fait l’objet d’une observation au sein du comité, qui juge que cette pratique est inacceptable.

Avant de revenir au malaise que me cause la mesure fiscale rétroactive contenue dans ce budget, je prendrai un moment, si vous le permettez, pour parler de ma préoccupation concernant l’expansion rapide du gouvernement fédéral au cours des dernières années.

Pour illustrer cette expansion rapide du gouvernement fédéral, quoi de mieux que de faire référence au nombre d’effectifs dans la fonction publique. En effet, de 2016 à 2023, les effectifs de la fonction publique sont passés de 340 000 employés équivalents à temps plein (ETP) à près de 425 000 employés. On parle ici d’un taux de croissance de 25 %. Ce qui est plus inquiétant encore, c’est la croissance de la masse salariale, qui a augmenté de 70 % au cours des sept dernières années. Comme l’a mentionné M. Yves Giroux, directeur parlementaire du budget, cette poussée fulgurante provient de la multiplication des programmes qui ont été mis en place par le gouvernement fédéral depuis quelques années.

Une autre approche utilisée pour illustrer l’expansion de la taille du gouvernement fédéral consiste à exprimer les dépenses budgétaires en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). En tant qu’économiste, je trouve cette méthode encore plus pertinente, car elle offre l’avantage de tenir compte de l’accroissement de la population et de l’inflation et elle facilite la comparaison dans le temps. Si on exclut le service de la dette, on peut regrouper les dépenses budgétaires en trois grandes catégories : d’abord, les transferts aux individus, comme les prestations de la Sécurité de la vieillesse (SV) et celles de l’assurance-emploi; ensuite, les transferts aux provinces; enfin, les dépenses de fonctionnement du gouvernement que l’on appelle les « charges de programmes directes ».

Or, à mon avis, c’est à cette dernière catégorie relative aux dépenses de fonctionnement qu’il faut porter le plus attention quand on fait référence à l’expansion de la taille de l’État. En effet, celles-ci sont passées de 6,6 % du PIB en 2016 à 8,1 % au cours de la dernière année budgétaire. Pourtant, au cours de cette même période, les transferts aux individus et aux provinces sont restés relativement stables, soit autour de 4,1 % et 3,1 % du PIB respectivement.

Il faut également noter que le secteur de la défense nationale, tel qu’il figure dans les dépenses de fonctionnement du gouvernement fédéral, n’est pas à l’origine de l’expansion du gouvernement fédéral depuis 2016. En effet, le ratio des dépenses militaires par rapport au PIB est resté relativement stable pendant sept ans, autour de 1,3 %, un pourcentage bien en deçà de l’objectif officiel de 2 % recommandé par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, l’OTAN.

À ce sujet, j’ai été très surpris de constater, après avoir examiné le document budgétaire le printemps dernier, que le budget de la Défense nationale se situera toujours autour de 1,3 % du PIB dans cinq ans, et ce, bien qu’un chapitre complet du budget soit consacré au leadership du Canada dans le monde. En tant que membre du Comité de la sécurité nationale et de la défense, je trouve cela un peu gênant, surtout quand on pense au nouveau contexte géopolitique qui prévaut à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Honorables sénateurs, l’absence de cible budgétaire dans le budget 2023 m’apparaît aussi très décevante. Contrairement à ce qui s’était passé après la crise financière de 2008-2009, le gouvernement actuel ne s’est pas encore engagé à renouer avec l’équilibre budgétaire et il n’a pas communiqué d’échéancier précis pour le retour au ratio de la dette par rapport au PIB qui existait avant la pandémie. Plus inquiétant encore, le ratio de la dette fédérale par rapport au PIB passera de 42,4 % à 43,5 % au cours de l’année prochaine, alors que l’économie tourne à plein régime. Le gouvernement se contente de réitérer son intention de réduire le ratio de la dette par rapport au PIB à moyen terme.

De l’avis de plusieurs experts, cette absence de restrictions budgétaires de la part du gouvernement fédéral a contribué à stimuler l’activité économique, ce qui a rendu encore plus difficile le travail de la Banque du Canada pour ce qui est de contrôler l’inflation. Honorables sénateurs et sénatrices, le gouvernement et certains autres observateurs font valoir que le Canada enregistre le plus faible ratio de la dette publique nette par rapport au PIB au sein des pays membres du G7 et qu’il maintient une cote de crédit triple A. C’est exact.

Cependant, il faut savoir que cette première position sur le podium est en grande partie attribuable aux importants actifs financiers détenus par nos caisses publiques de retraite, dont on se plaît à nous répéter, ici au Sénat, que leurs opérations, y compris celles qui sont effectuées dans les paradis fiscaux et dans certains pays autocratiques, sont indépendantes du gouvernement.

Chers collègues, je ne veux pas trop m’attarder sur ces deux concepts de dette publique nette et de dette publique brute, car cela risquerait de dévorer le reste de mon temps de parole. Je suis sûr que, avec la sénatrice Marshall et le sénateur Loffreda, j’aurai beaucoup de plaisir à le faire l’automne prochain.

Cependant, un concept fait consensus pour illustrer le poids de la dette publique : c’est celui du service de la dette, qui est passé de 7 cents par dollar de recettes enregistré avant la pandémie à environ 12 cents pour l’année en cours. Qui plus est, ce taux sera sans doute révisé à la hausse, puisqu’il repose sur l’hypothèse d’une baisse du taux directeur sous la barre des 3 % dès l’an prochain. Heureusement, nous sommes encore loin du taux de 38 cents observé au milieu des années 1990, période où le Canada était menacé de tomber sous la tutelle du Fonds monétaire international (FMI). Cela ne devrait toutefois pas être une excuse pour baisser la garde ou se montrer nonchalant.

Chers collègues, j’éprouve aussi beaucoup de scepticisme à l’endroit des projections financières contenues dans le budget de 2023 en ce qui a trait à une réduction graduelle du déficit et de la taille du gouvernement. Premièrement, et contrastant ainsi avec les bonnes pratiques de gouvernance mises en place par l’ex-ministre libéral des Finances, le très honorable Paul Martin, et maintenues pratiquement chaque année par les différents ministres des Finances libéraux et conservateurs qui se sont succédé depuis le milieu des années 1990, ce budget ne contient aucune réserve pour contingences ou éventualités. En clair, si les économistes de Bay Street — qui font consensus — se trompent sur la direction de l’économie canadienne et que le pays subit une récession, il faudra s’attendre à ce que le déficit budgétaire pour l’année en cours soit révisé à la hausse, en l’absence de coussins de sécurité ou de réserves pour les éventualités.

Deuxièmement, alors que le budget de 2022 avait créé des attentes en annonçant le lancement d’un examen exhaustif des politiques stratégiques pour évaluer l’efficacité des programmes et identifier des économies possibles, on n’y fait, étrangement, plus du tout référence dans le budget de 2023. Comme le mentionnait le directeur parlementaire du budget, et je cite :

Outre le fait de proposer de réduire les dépenses en services de consultation, en services professionnels et en déplacements, le budget de 2023 ne détermine pas de possibilités d’économiser et de réaffecter les ressources « de façon à adapter les activités et les programmes gouvernementaux à la nouvelle réalité post-pandémique » […]

En l’absence d’un examen exhaustif des programmes par le Conseil du Trésor, j’ai des doutes au sujet de la réduction des dépenses prévue dans cinq ans pour revenir au niveau de 2016, soit 6,6 % du PIB. Selon moi, ce chiffre sera révisé à la hausse avec la mise en œuvre du futur programme d’assurance dentaire et d’assurance-médicaments, sans parler des pressions exercées par le Pentagone et les autres alliés de l’OTAN pour que l’on s’engage enfin à atteindre l’objectif de 2 % du PIB pour les dépenses militaires.

Chers collègues, avant de conclure, laissez-moi vous parler de la mesure fiscale — rétroactive de surcroît — qui m’a beaucoup indisposé. Le sénateur Loffreda en a déjà parlé. Il s’agit de certaines dispositions prévues aux articles 114 à 116 du projet de loi C-47, qui rendront la TPS applicable de façon rétroactive aux services de compensation des cartes de paiement. Il s’agit d’une mesure technique qui n’a pas obtenu beaucoup de sympathie de la part du public, car elle touche les institutions financières.

Comme l’a mentionné l’Association des banquiers canadiens, le Mouvement Desjardins et même l’Association du Barreau canadien, la légitimité du gouvernement de décréter de nouvelles règles fiscales avec le dépôt du budget n’est pas remise en cause; c’est plutôt le caractère rétroactif de cette mesure qui est problématique.

Rappelons que cette saga a commencé en 2015, lorsque la CIBC a décidé de contester officiellement, devant la Cour canadienne de l’impôt, l’interprétation de l’Agence du revenu selon laquelle ces services de compensation étaient des services de nature administrative, et non financière. Par conséquent, ces services devaient être assujettis à la TPS. Selon des témoignages que nous avons entendus, le fait que le gouvernement fédéral ait perdu en Cour fédérale en janvier 2021, qu’il n’ait pas interjeté appel devant la Cour suprême et qu’il soit revenu, 26 mois plus tard, avec une mesure rétroactive est du jamais-vu. Cela constitue un dangereux précédent, comme l’a mentionné le parrain du projet de loi, le sénateur Loffreda, dont je salue la persévérance et le leadership.

Honorables sénateurs et sénatrices, malgré tout ce que je vous ai dit, malgré mes réserves et mes déceptions, je vais appuyer le projet de loi C-47. Mon inconfort vis-à-vis de la dernière mesure fiscale dont j’ai parlé plus tôt a fait l’objet d’une observation présentée par le comité, et non d’un amendement.

Précisons, à l’intention des nouveaux sénateurs, que les projets de loi liés au budget, contrairement aux autres projets de loi, sont rarement modifiés.

La dernière fois qu’un amendement à un projet de loi lié au budget a été accepté remonte à 2016. Mon collègue le sénateur Harder doit s’en souvenir, puisqu’une des mesures envahissait clairement le champ de compétence du Québec en ce qui a trait à la Loi sur la protection du consommateur. C’est d’ailleurs le représentant du gouvernement au Sénat qui avait proposé cet amendement, à la suggestion du ministre des Finances et à la suite des pressions exercées par le sénateur Pratte et le gouvernement du Québec. C’est possible, mais plutôt rare que l’on apporte des amendements aux projets de loi d’exécution du budget.

Honorables sénateurs, pour conclure, j’aimerais profiter de cette tribune pour mentionner au gouvernement — actuel ou futur — que mon appui aux projets de loi liés au budget n’est pas inconditionnel. Si j’ai appuyé le gouvernement actuel durant la pandémie quand il a présenté des mesures d’urgence pour éviter que le pays ne sombre dans la récession, c’est parce que j’estimais que c’était la bonne chose à faire.

Cependant, j’estime que les autorités seraient bien avisées d’adopter bientôt des ancrages budgétaires pour éviter d’alimenter l’inflation avant de mettre en place de nouveaux programmes sociaux coûteux, comme le régime d’assurance dentaire et le régime d’assurance-médicaments, d’autant plus que ce sont des domaines de compétence provinciale.

En tant qu’ex-politicien qui a déjà mis sa photo sur un poteau, je sais très bien que nous, sénateurs, n’avons pas la même légitimité que les représentants de l’autre endroit. Je l’accepte et je n’éprouve aucune nostalgie. Toutefois, le Sénat est une institution de second examen objectif et il est maintenant composé d’une majorité de sénateurs indépendants, issus de tous les milieux, et dont les qualifications font l’envie de plusieurs conseils d’administration de grandes entreprises canadiennes.

Qui plus est, nous avons un gouvernement minoritaire qui se maintient au pouvoir grâce à une alliance avec un tiers parti. Cela exige de notre part que nous nous montrions vigilants, puisque plusieurs initiatives n’ont pas nécessairement reçu l’aval d’une majorité de Canadiens lors de la dernière élection. D’ailleurs, certaines mesures ne figuraient même pas au programme du parti au pouvoir.

Cette indépendance d’un parti politique et cette liberté de parole ont incité plusieurs d’entre nous à soumettre leur candidature pour venir ici, au Sénat, pour travailler ensemble dans l’intérêt des Canadiens. À mon humble avis, le gouvernement, actuel ou futur, et les Canadiens en général devraient se réjouir de cette indépendance intellectuelle des sénateurs, même si cela entraîne parfois des délais en raison des études approfondies menées par des comités ou des propositions d’amendements. Après avoir entendu les propos remplis de sagesse tenus par le sénateur Shugart dans cette Chambre, je reconnais que nous sommes, sans aucun doute, dans une zone inconnue. Je compte sur lui et sur vous tous, chers collègues, pour me guider dans ce rôle de second examen objectif, tout en ayant le sentiment que c’est pour moi une valeur ajoutée de siéger au Sénat et de faire des commentaires sur le projet de loi C-47.

Merci de votre attention.

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