Troisième lecture du projet de loi S-203, Loi limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel sexuellement explicite

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Could wearing a Canadian flag, Toronto

L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, cette fin de session est fort intéressante sous plusieurs aspects; on y voit peu de projets de loi du gouvernement, mais beaucoup de projets de loi qui émanent de sénatrices, de sénateurs et de députés. Les premiers font l’objet de questions sérieuses de la part de l’opposition officielle; les deuxièmes obtiennent plutôt son appui afin qu’ils soient adoptés rapidement. Voilà tout un contraste avec la situation de juin 2019, ce dont je me réjouis.

Peut-être est-ce le résultat d’une Chambre des communes dysfonctionnelle, mais quatre projets de loi du gouvernement ne sont arrivés au Sénat que la semaine dernière. Comme l’ont dit les représentants des quatre groupes non gouvernementaux au Sénat, cela ne doit pas nous empêcher d’analyser attentivement ces projets de loi s’ils n’ont pas fait l’objet d’une étude préalable.

Le projet de loi C-10, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, fera manifestement l’objet d’une analyse approfondie. Pour plusieurs membres de cette Chambre, ce projet de loi est suspect puisqu’il propose, à leur avis, de réglementer le contenu d’Internet. En même temps, d’autres proposent d’adopter, sans tenir de réel débat, le projet de loi S-203, qui vise à contrôler l’accès en ligne au matériel sexuellement explicite offert sur Internet, quelle qu’en soit la nature. Le but de ce projet de loi est d’éviter que des personnes âgées de moins de 18 ans aient accès à ce matériel.

À cette fin, le projet de loi S-203 propose de réglementer Internet pour que les sites commerciaux, mais aussi leurs employés, leurs agents et leurs directeurs, soient accusés d’une infraction grave s’ils ne mettent pas en place un dispositif approuvé par le gouvernement pour vérifier l’âge des personnes qui souhaitent accéder à du matériel sexuellement explicite.

Lors de l’étude en comité, il a été suggéré que la vérification de l’âge soit faite au moyen de documents gouvernementaux ou de nouvelles technologies qui permettent d’estimer l’âge à l’aide de données biométriques ou de l’intelligence artificielle.

En ce qui concerne les sites Web concernés, le projet de loi parle de fournisseurs de contenus commerciaux, ce qui pourrait inclure les plateformes comme Netflix, HBO ou Crave, qui proposent toutes actuellement un accès payant à du matériel sexuellement explicite sans vérifier l’âge du spectateur.

L’autorité responsable pourrait être le CRTC si le ministre désigné le propose. Le CRTC aurait alors le pouvoir d’émettre des ordonnances de vérification de l’âge aux sites Web. S’ils n’obtempèrent pas dans les 20 jours, le CRTC pourra solliciter une ordonnance de la Cour fédérale pour bloquer l’accès au site à tous les Canadiens, mineurs et adultes, y compris aux espaces ne contenant pas de matériel sexuellement explicite.

Au comité, nous avons entendu que le Royaume-Uni a adopté la Digital Economy Act 2017, dont une partie porte sur la vérification de l’âge des spectateurs accédant au matériel sexuellement explicite. La professeure Victoria Nash de l’Oxford Internet Institute, qui a mené des recherches sur les politiques numériques touchant les enfants, a expliqué que cette partie de la loi n’est jamais entrée en vigueur pour quatre raisons principales.

Premièrement, l’outil de garantie de l’âge est très grossier et ne tient pas compte de la maturité ou de la vulnérabilité de l’utilisateur. Elle a expliqué que l’outil n’indique pas si une personne est :

[…] particulièrement vulnérable et pourrait avoir besoin de protections supplémentaires ou est peut-être particulièrement mature et pourrait être bien placée pour profiter d’un élément de risque en ligne.

Deuxièmement, le gouvernement du Royaume-Uni craignait grandement que les données des utilisateurs puissent être communiquées ou utilisées de manière inappropriée si des mesures de protection adéquates n’étaient pas en place.

Troisièmement, sur le plan de la concurrence, les grandes entreprises en ligne pourraient finir par tirer avantage des obstacles réglementaires coûteux parce qu’elles ont les moyens de se conformer à la réglementation, ce qui n’est pas le cas des petits sites.

Quatrièmement, la liberté d’expression et les renseignements suscitent de vives inquiétudes.

On nous a également dit que le Parlement du Royaume-Uni est saisi d’un autre projet de loi, l’Online Safety Bill, qui a été présenté par le gouvernement du Royaume-Uni en mai 2021.

Il s’agit d’une mesure législative exhaustive visant à réglementer une série de préjudices en ligne afin de protéger les enfants, de réprimer les discours haineux et de créer une ère numérique véritablement démocratique. Malheureusement, sa deuxième lecture et son étude en comité mixte ne sont pas prévues avant la fin de l’ajournement d’été, de sorte que nous ne disposons pas encore des résultats de l’étude de ce projet de loi. Il suffit de dire que le projet de loi du Royaume-Uni ne comprend pas d’exigences en matière de vérification de l’âge. Il impose plutôt d’autres obligations au moyen d’une nouvelle norme de diligence à l’égard des sites Web afin de réduire les risques et les préjudices pour les enfants et les autres utilisateurs.

Brian Hurley, directeur du Conseil canadien des avocats de la défense, a expliqué que les dispositions du projet de loi S-203 qui créent des infractions ne sont pas rédigées clairement et qu’elles feront l’objet de contestations constitutionnelles.

La professeure Emily Laidlaw, titulaire de la chaire de recherche du Canada en droit de la cybersécurité de l’Université de Calgary, a affirmé ceci :

Historiquement, le blocage des sites a été mal vu dans les sociétés démocratiques, car il est considéré comme une restriction préalable à la liberté d’expression. Il est difficile de le faire d’une manière qui soit conforme aux droits de la personne. C’est un outil qui peut être rudimentaire et facilement contournable, il bloque souvent plus qu’il ne le devrait et plus longtemps qu’il ne le devrait, il cause un vrai casse-tête en matière d’application régulière de la loi […]

[…] [Le] blocage devrait être un dernier recours, le cas échéant, et cela n’est pas prévu de cette façon pour le moment dans le projet de loi.

M. Daniel Therrien, commissaire à la protection de la vie privée du Canada, a exprimé des inquiétudes quant aux moyens de contrôler l’accès et la collecte de renseignements personnels sur les utilisateurs.

Une représentante des travailleurs du sexe a parlé de la migration, en particulier durant la pandémie, du travail du sexe en personne au travail du sexe en ligne et dans les films pour adultes. Elle s’oppose fermement au projet de loi, soutenant qu’il compromet le gagne-pain et la sécurité des travailleurs du sexe.

Pour ce qui est des sites Web donnant accès à du contenu sexuellement explicite et des fournisseurs de services Internet, aucun représentant — je dis bien aucun — n’a accepté de témoigner ou de soumettre un mémoire au comité. Dans ce contexte, certains membres du comité, dont la sénatrice Dupuis et moi-même, avons exprimé de fortes réserves à l’égard de nombreuses dispositions du projet de loi. J’ai d’ailleurs fait des suggestions en privé à la marraine du projet de loi en vue de rendre la mesure législative plus compatible avec notre tradition juridique et moins autoritaire dans son approche.

Le 9 juin, au cours de l’étude article par article, la marraine a proposé six amendements, dont un qui faisait trois pages, conçus pour remédier à certaines des préoccupations soulevées. Sans grand débat en raison des contraintes de temps, le comité a adopté ces amendements avec dissidence et n’a joint aucune observation à son rapport.

Le 10 juin, le Canadian Action Network for Digital & Personal Rights, un organisme non gouvernemental de défense des libertés civiles au Canada, a publié en ligne un article intitulé, et je traduis, « Le Comité sénatorial des affaires constitutionnelles s’en prend aux valeurs démocratiques et les Canadiens méritent d’en être informés ». L’article dit notamment :

[…] le Canadian Action Network for Digital & Personal Rights est profondément préoccupé par les vastes implications pour la liberté de parole, la liberté d’expression, les droits constitutionnels et la protection de la vie privée des Canadiens qui découleraient quasi certainement de l’adoption de ce projet de loi.

Le 21 juin, un vice-président du comité a prononcé un discours de quatre minutes et proposé l’adoption du rapport. Il n’a pas résumé les témoignages recueillis par le comité ni les préoccupations soulevées. Aucune question n’a été posée, et le rapport a promptement été adopté. J’ai à peine eu le temps de dire « avec dissidence ».

Le 22 juin, après avoir pris la parole pendant deux minutes, la marraine a proposé la troisième lecture du projet de loi, encore une fois sans avoir résumé les témoignages recueillis ni parlé des préoccupations soulevées, et sans avoir expliqué les amendements de fond qu’elle a proposés au comité.

Une voix : Où étiez-vous?

Le sénateur Dalphond : J’étais là. J’arrive.

Pendant son bref discours, la marraine du projet de loi a dit ceci :

Il demeure, et j’en conviens, perfectible. Il tente d’innover dans un domaine vaste et complexe, l’Internet, et je refuse de baisser les bras parce que la technologie ne serait supposément pas au point.

[…] L’autre endroit pourra poursuivre le travail.

Elle a ensuite proposé le vote alors que je me préparais à demander si la porte-parole, la sénatrice Frum, prendrait la parole au sujet de la version considérablement modifiée du projet de loi. La réponse a été négative, et j’ai ajourné le débat.

Le lendemain, j’ai informé mes collègues du plumitif que je n’étais pas prêt à intervenir à propos du projet de loi et nous avons convenu, comme le veut la pratique habituelle concernant le plumitif, que le projet de loi serait reporté quand il serait appelé.

Un peu plus tard ce jour-là, alors que la Chambre des communes avait déjà ajourné pour l’été, la marraine et la sénatrice McPhedran ont toutefois demandé le vote de nouveau.

Je ne commenterai pas cette manœuvre, si ce n’est pour dire qu’elle ne favorise pas un débat approfondi ni de bonnes relations entre les sénateurs. Comme je l’ai dit pendant le débat sur l’amendement motivé relatif au projet de loi de la sénatrice McPhedran concernant l’âge requis pour voter, je crois que les projets de loi d’intérêt privé doivent être débattus et analysés aussi attentivement que les projets de loi du gouvernement. Le sénateur Plett et moi sommes du même avis sur ce point, je crois.

J’ajouterais qu’à mon avis, on ne contribue pas à faire respecter notre travail si on envoie un projet de loi à la Chambre des communes en lui signalant qu’il contient des faiblesses qu’elle pourra corriger.

Enfin, chers collègues, il est important de comprendre que le projet de loi S-203 et le projet de loi C-10 concernent des enjeux similaires, soit la réglementation du contenu en ligne, d’éventuelles restrictions relatives à l’accès, les renseignements personnels des utilisateurs et le rôle du gouvernement pour l’encadrement du contenu d’Internet. Cependant, le projet de loi S-203 va plus loin, parce qu’il prévoit de donner au gouvernement le pouvoir d’obtenir des ordonnances contre les fournisseurs de services Internet.

Chose certaine, ce genre de question sera examinée en détail lors de l’étude du projet de loi C-10 par le Sénat, qui fera intervenir de nombreuses parties intéressées dont les fournisseurs de service Internet, des spécialistes de l’économie numérique, des défenseurs de la liberté d’expression et des autres droits qui sont conférés par la Charte, des spécialistes de la protection des renseignements personnels et des spécialistes étrangers qui pourront nous expliquer pourquoi il a été si difficile au Royaume-Uni et ailleurs de trouver un équilibre entre les droits individuels et l’intérêt public.

Chers collègues, dans un tel contexte, pouvons-nous adopter à toute vitesse un projet de loi d’intérêt privé qui entend contrôler une partie d’Internet et, de l’autre, nous opposer à un projet de loi d’initiative ministérielle, parce qu’il a les mêmes objectifs?

À mon humble avis, rien ne justifie que nous adoptions à la hâte cette nouvelle version du projet de loi S-203. La Chambre des communes fait relâche pour l’été. Si des élections sont déclenchées pendant l’été, ce projet de loi, à l’instar du projet de loi C-10, mourra au Feuilleton du Sénat.

Par contre, s’il n’y a pas d’élections, nous aurons tout le temps voulu à l’automne pour débattre du projet de loi C-10 puis, forts des renseignements obtenus, pour faire une troisième lecture adéquate du projet de loi S-203, y compris l’étude d’éventuels amendements pour en corriger les lacunes.

C’est pour ces raisons que je propose l’ajournement de l’étude du projet de loi S-203. Merci de votre attention. Meegwetch.

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