L’honorable Diane Bellemare : Honorables sénateurs, je tiens d’abord à souligner que les terres sur lesquelles nous sommes rassemblés font partie du territoire traditionnel non cédé du peuple anishinabe algonquin.
Le 31 août dernier, les premiers ministres de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et de Terre-Neuve-et-Labrador ont demandé au gouverneur de la Banque du Canada de cesser de hausser le taux directeur et de considérer les conséquences humaines de sa politique monétaire. Certains observateurs ont contesté ces propos et y ont vu une tentative d’ingérence politique auprès du gouverneur de la banque.
J’ai plutôt reconnu dans ces propos l’expression d’un sentiment d’insécurité économique profond ressenti par la population de ces provinces et auquel les premiers ministres provinciaux ont fait écho.
Nous souhaitons tous vivre dans un pays où nos gouvernements veillent à nous assurer une sécurité physique et économique de base. La sécurité économique seule ne fait pas le bonheur. Cependant, la vie familiale est certainement plus joyeuse et optimiste quand on peut planifier les dépenses et les revenus, et payer l’hypothèque ou le loyer sans avoir à réduire la nourriture ou les études des enfants. C’est justement l’essentiel de la motivation qui m’a animée tout au long de ma carrière : combattre l’insécurité économique et promouvoir les moyens pour y arriver. C’est ce qui m’a amenée à m’intéresser au marché du travail, au dialogue social et à la politique monétaire.
Vous demandez-vous quel est le lien entre cette anecdote et mon projet de loi? Il est bien simple : la prospérité d’un pays repose en grande partie sur la qualité de ses ressources humaines et ses ressources naturelles ainsi que sur sa capacité collective à les mettre en valeur.
Or, la politique monétaire détermine en grande partie le coût de base de l’investissement ou de la mise en valeur de nos ressources humaines et naturelles. La politique monétaire a donc un rôle majeur à jouer dans la promotion de la prospérité durable d’un pays, condition de base de la sécurité économique d’une nation. La politique monétaire est une question sérieuse et délicate et mérite une attention particulière, car le niveau de vie d’un pays en dépend largement.
Pour cette raison, on ne peut demander à une seule personne, même entourée d’une excellente équipe, d’en prendre l’entière responsabilité et d’en assumer les conséquences.
Chers collègues, dans ce qui suit, j’expliquerai d’abord en français et ensuite en anglais la nature de mon projet de loi ainsi que les grands principes qui le sous-tendent. Vous comprendrez, je l’espère, pourquoi il est important de le faire cheminer rapidement vers le comité.
Je souhaite que vous participiez à cette deuxième lecture en me posant des questions. Mon discours officiel sera relativement bref.
Quel serait l’objet de mon projet de loi en une phrase? Il vise à mieux équilibrer l’indépendance de la Banque du Canada et les nécessaires transparence et reddition de compte.
À cet effet, il modifie la Loi sur la Banque du Canada afin d’y ajouter une section sur la politique monétaire ainsi qu’un mandat et des objectifs. Ce projet de loi vise à combler un vide existentiel dans la loi actuelle, qui est complètement muette au sujet de la politique monétaire et qui n’en précise pas les objectifs.
Ce projet de loi contribue à mettre à niveau le cadre légal de la Banque du Canada à celui des autres banques centrales comparables à celle du Canada. La banque a été créée en 1935 et son préambule, qui agit à titre de mandat, n’a pas été reformulé depuis, et ce, même si la loi a été révisée en 1985. Ce projet de loi ne change pas l’esprit des objectifs énoncés dans le préambule en 1935. Il a pour effet d’exprimer le mandat de la banque d’une manière claire et avec des mots d’aujourd’hui.
Le projet de loi S-275 vise aussi à reconnaître l’indépendance institutionnelle de la banque tout en ajoutant des garde-fous et des obligations de transparence et de reddition de comptes. Il soulage ainsi le fardeau décisionnel du gouverneur. Imaginez qu’actuellement, il est le seul à décider du sort de millions de familles, et ce, avec son comité de direction, bien entendu. Mon projet de loi a également pour but de renforcer la confiance de la population dans les décisions de la banque.
À cette fin, il crée un comité de la politique monétaire appelé « comité permanent » dans mon projet de loi. Ce comité est présidé par le gouverneur et comprend des sous-gouverneurs, mais aussi des experts externes à la banque centrale. Cette bonne pratique de gouvernance existe dans plusieurs autres pays, notamment en Nouvelle-Zélande et en Angleterre, et on pourrait même dire qu’elle existe aussi aux États-Unis. Actuellement, l’Australie considère aussi d’emprunter cette avenue.
Ce comité composé d’experts provenant d’horizons divers permet d’assurer à la population que la politique monétaire est déterminée de manière indépendante, à l’abri d’influences politiques partisanes. Ce comité aura aussi la responsabilité de superviser des analyses coûts-avantages de la stratégie monétaire adoptée ainsi que l’évaluation de la politique monétaire, parce qu’actuellement, on ne fait pas d’analyse régulière des effets de la politique monétaire. Cette analyse ou évaluation de la politique monétaire est réalisée par la banque elle-même, contrairement à ce qui se fait encore dans d’autres pays.
Le comité participera également à l’élaboration de l’entente quinquennale entre la banque et le gouvernement qui prévoit le cadre de référence de la politique monétaire. Ce comité pourra également proposer des stratégies alternatives pour contrer les effets de chocs en matière d’offres, comme l’augmentation imprévue du prix du pétrole, ou encore des intempéries climatiques qui entraînent de mauvaises récoltes.
Ce comité d’experts rassurera les Canadiens et Canadiennes sur le fait que la banque assume pleinement son rôle de vecteur de prospérité économique. Il va sans dire que la composition des membres externes du comité permanent est de la plus haute importance. C’est pourquoi le projet de loi S-275 prévoit des conditions spécifiques d’admissibilité et de compétences. Le processus de nomination devra également être ouvert et transparent et les membres devront être choisis après avoir consulté de grands acteurs de l’économie, notamment les représentants des grandes associations patronales et syndicales. Il est essentiel que ces experts, qui ne travaillent pas nécessairement au sein de ces organisations, mais qui sont reconnus par elles, soient issus d’horizons divers. On ne veut pas d’experts issus de la même école et qui n’ont pas d’expérience du terrain.
Vous le savez, les Canadiens et les marchés financiers deviennent souvent nerveux lorsque vient le temps pour le gouverneur de la Banque du Canada d’annoncer le taux directeur. Ce n’est pas étonnant compte tenu des conséquences financières pour le portefeuille des gens et de l’impact sur l’économie. En outre, la plupart des Canadiens ne savent pas vraiment comment cette décision se prend.
Techniquement, le gouverneur de la Banque du Canada est appelé à établir le taux d’intérêt directeur huit fois par année dans le cadre de sa politique monétaire. Il est appuyé par le conseil de direction de la banque, formé de sous-gouverneurs qu’il a nommés et qui travaillent pour la banque. Dans les derniers mois, un sous-gouverneur non dirigeant externe s’est joint au conseil.
Le gouverneur et son équipe peuvent se tromper et la Loi sur la Banque du Canada n’est alors d’aucune assistance et n’offre aucune protection.
La Loi sur la Banque du Canada a été adoptée en 1935. Elle a été modifiée au fil du temps et a subi une refonte en 1985, mais les objectifs de la banque et le mandat de la politique monétaire n’ont jamais été précisés dans la loi. Il n’y a absolument rien à ce sujet dans la loi.
Le préambule de la Loi sur la Banque du Canada donne une liste d’objectifs sans ordre d’importance. Sur le site Web de la banque, on trouve un résumé du préambule, qui indique que la banque a comme mandat de « favoriser la prospérité économique et financière du Canada ». Pour arriver à cet objectif, l’article 8 de la loi donne au gouverneur les pouvoirs entiers pour agir à sa guise sans qu’il ait à rendre de comptes.
Cependant, depuis 1991, soit depuis plus de 30 ans, le cadre de politique monétaire est défini dans un accord quinquennal entre la Banque du Canada et le gouvernement, par l’entremise du ministre des Finances. Ce cadre détermine le taux d’inflation cible sans préciser de délai pour l’atteindre. Depuis 30 ans, et depuis la dernière fois qu’il a été renouvelé en décembre 2021, cet accord établit à 2 % le taux d’augmentation annuelle de l’indice global des prix à la consommation.
Bien que cet accord soit déposé au Parlement, il ne fait l’objet d’aucune approbation ni d’aucun examen de la part du Parlement. Ce document, qui n’a aucune valeur juridique car il n’est pas prévu par la loi, permet au gouverneur d’augmenter le taux d’intérêt de base si l’indice global des prix à la consommation augmente de plus de 2 %. C’est une règle simple qui s’applique à un problème complexe, qui a été créée au fil du temps, et qui n’a aucun fondement dans la Loi sur la Banque du Canada.
Honorables sénateurs, comme vous le savez, au XXIe siècle, l’inflation est devenue un problème plus complexe qu’au cours du siècle précédent. Ce n’est pas toujours un problème qui découle d’une demande excédentaire. La crise climatique, l’incertitude politique, l’inversion de la mondialisation, et les problèmes démographiques sont autant de facteurs de bouleversements des chaînes d’approvisionnement qui peuvent avoir un effet sur l’inflation. Il ne fait aucun doute que la hausse des taux d’intérêt entraîne une baisse de la demande globale. Cependant, les Canadiens n’ont pas la même certitude que la hausse des taux d’intérêt permettra de lutter contre l’inflation car, comme vous le savez, la hausse des taux d’intérêt peut avoir un effet boomerang. Lorsque la Banque du Canada augmente son taux de base, les taux hypothécaires augmentent également.
Selon Statistique Canada — et il s’agit d’une statistique très importante —, les hausses des coûts hypothécaires sont responsables de plus de 30 % de l’augmentation annuelle du coût de la vie. Ce pourcentage s’élève à 37 % pour l’augmentation du coût de la vie pour les locataires. Cela peut également avoir des effets néfastes sur des secteurs particuliers, par exemple le secteur du logement. Lorsque l’offre de logements est insuffisante et que les mises en chantier diminuent en raison de conditions hypothécaires moins abordables, les loyers augmentent. Ces deux facteurs combinés représentent environ 37 % de l’augmentation de l’indice des prix à la consommation qui peut être attribuée à la politique monétaire.
Il est difficile de prévoir les conséquences de la politique monétaire sur l’économie, car ses répercussions se font sentir avec un certain décalage. La banque peut facilement être trop sévère ou trop souple, et il est facile de pousser la politique monétaire trop loin et de précipiter une récession.
Par conséquent, certains pays ont inclus des mesures de protection dans leurs lois. Aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande par exemple, les politiques monétaires ont un double mandat, soit la stabilité des prix et le plein emploi. Ce double mandat oblige les banques centrales à faire preuve de prudence dans la gestion de leur politique monétaire.
Certains pays ont également créé des comités de la politique monétaire. Leurs membres externes peuvent aider à évaluer les risques encourus et se pencher sur divers scénarios.
Si la perturbation des chaînes d’approvisionnement devient monnaie courante, ne faudrait-il pas que la politique monétaire tienne compte des connaissances d’experts dans ce domaine?
Ce projet de loi ajoute des mesures de protection dans la gestion de la politique monétaire en précisant le double mandat de la politique monétaire et en créant un comité de la politique monétaire appelé comité permanent. La composition de ce comité et le processus de sélection de ses membres sont de la plus haute importance. Le processus doit être ouvert et transparent. Comme je l’ai dit plus tôt, ces experts devraient être nommés à la suite d’une consultation auprès d’organismes représentant la société civile et le secteur économique, comme des associations de gens d’affaires et des organisations syndicales, afin que le comité soit mieux en mesure de parvenir à un équilibre entre la stabilité des prix et le plein emploi. Ce comité aurait la crédibilité nécessaire pour exiger des comportements responsables de la part de tous les acteurs du secteur économique.
Le comité participerait à la discussion sur la détermination du taux directeur. Quand je dis « le comité », j’entends le grand comité présidé par le gouverneur et auquel siégeraient également le sous-gouverneur et les experts externes. Ils participeraient et voteraient sur la détermination du taux directeur, comme ils le font autre part. Les membres adopteraient le cadre de l’analyse annuelle coûts-bénéfices à l’appui de la politique, ils superviseraient l’évaluation de l’efficacité de la politique monétaire — car nous pouvons, comme je l’ai dit, remettre en question le lien entre la hausse des taux d’intérêt et la maîtrise de l’inflation —, ils veilleraient à ce que l’utilisation d’outils non traditionnels respect le mandat de la banque, et ils participeraient à la rédaction de l’accord quinquennal avec le gouvernement du Canada.
Enfin, et surtout, je dois dire que certaines parties de ce projet de loi sont inspirées du travail effectué par un comité spécial nommé par le gouvernement australien pour revoir la Reserve Bank of Australia Act. Ce rapport s’intitule An RBA fit for the future. Il a été publié en mars 2023.
Lorsque j’ai lu ce rapport, je me suis demandé de qui provenait ce cadeau qui venait donner de la légitimité à ce que je voulais faire, c’est-à-dire proposer des modifications à la Loi sur la Banque du Canada afin de la moderniser. Or, savez-vous qui siégeait au comité qui a rédigé ce rapport? Trois experts ont travaillé ensemble à l’élaboration de ce rapport, qui a bénéficié de l’expérience d’une ancienne sous-gouverneure de la Banque du Canada. Devinez de qui il s’agit. Il s’agit de Carolyn Wilkins. C’est très intéressant. La recommandation de ce rapport m’a incitée à élaborer ce projet de loi.
Il est temps, honorables collègues, d’exiger plus de transparence à l’égard des effets à court terme et à moyen terme de la politique monétaire sur l’économie canadienne et de fournir au gouverneur et à son équipe les outils dont ils ont besoin pour atteindre leur objectif, car le principal objectif de la Banque du Canada, c’est la prospérité. Ce n’est pas de stabiliser les prix coûte que coûte.
Lorsque j’ai pris conscience de cela, je me suis dit que je devais aborder la question sous cet angle. Le gouverneur et son équipe ont le pouvoir de faire ce qu’ils veulent pour favoriser la prospérité. Il n’est dit nulle part dans la Loi sur la Banque du Canada que la stabilité des prix doit être l’unique objectif. Elle ne peut pas l’être. Voilà pourquoi j’estime qu’il est très important de réfléchir à cela et d’apporter cette modification institutionnelle à la loi afin d’établir un juste équilibre entre l’indépendance de la banque et le principe de la reddition de comptes. La création de ce comité externe, qui serait autorisé à s’exprimer à l’extérieur de la banque, rassurerait la population que la banque fait la bonne chose.
J’ai terminé mon discours. Si vous avez des questions, je serais ravie d’y répondre. Merci beaucoup.