Deuxième lecture du projet de loi S-11, Loi no 4 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law

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L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, j’ai le plaisir de prendre la parole aujourd’hui pour appuyer l’adoption de principe du projet de loi S-11, qui porte le titre Loi n° 4 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law.

Avec un titre aussi long, il fallait bien inclure au moins quelques centaines d’articles — 642 plus exactement —, qui donnent en fin de compte un projet de loi de 224 pages, auxquelles on a ajouté 161 pages de notes explicatives.

Plus sérieusement, je veux féliciter la sénatrice Clement, la marraine du projet de loi, d’avoir réussi durant sa présentation non seulement à faire ressortir les objectifs du projet de loi, mais aussi à maintenir l’attention des collègues qui étaient présents, grâce à des pointes d’humour bien appréciées.

Comme elle l’a souligné, il s’agit du quatrième projet de loi du genre, qui incorpore les fruits de la révision méticuleuse d’un autre bloc de lois fédérales qui a pris fin en 2017. Plus précisément, on parle de 52 lois qui s’ajoutent aux 90 autres lois révisées précédemment et qui ont donné lieu aux trois premières lois d’harmonisation.

Le travail achevé à ce jour est impressionnant et reflète l’engagement du gouvernement fédéral en matière de rédaction des lois soumises au Parlement du Canada. Comme vous le savez, en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, les lois fédérales doivent être rédigées en français et anglais, afin qu’elles soient comprises par la plupart des citoyens du Canada. C’est, en somme, une question d’accès à la justice visant à refléter la dualité linguistique de ce pays.

Sur ce point, il m’apparaît important de mentionner de nouveau que le texte le plus fondamental du pays, la Loi constitutionnelle de 1867, n’existe officiellement en grande partie qu’en anglais. En fait, à ce jour, seuls les articles 1, 29, 51, 90Q.1, 90Q.2, 92A et 93A — donc sept articles au total — ont été adoptés en anglais et en français et ont force de loi dans les deux langues. En d’autres mots, pratiquement tous les articles de la Loi constitutionnelle fondamentale du pays n’ont de valeur officielle qu’en anglais.

Cette déplorable situation dans un État qui se déclare officiellement bilingue se prolonge, malgré la promesse qui a été faite aux francophones de ce pays en 1982, lors du rapatriement de la Constitution. En effet, malgré l’article 55 de la Loi constitutionnelle de 1982, 40 ans plus tard, cette promesse n’est toujours pas respectée et le gouvernement actuel refuse, à ce jour, de faire quoi que ce soit pour qu’elle soit enfin honorée.

Dans le cadre de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, il faudra s’assurer que celle-ci contient des dispositions qui forceront le gouvernement à cesser d’ignorer son obligation constitutionnelle de doter le pays d’une Constitution bilingue, et ce, afin que les francophones aient enfin accès à une version dans leur langue de la loi la plus importante du pays.

De même, j’encourage les peuples autochtones à reprendre la maîtrise de leurs langues traditionnelles et j’invite le gouvernement du Canada à faire en sorte que nos lois les plus importantes deviennent accessibles dans ces langues. Là, encore, il s’agit d’une question d’égalité d’accès.

Pour refléter la réalité de notre pays, il ne suffit pas d’avoir des lois dans les deux langues officielles. Il faut aller plus loin, comme l’a rappelé éloquemment la sénatrice Dupuis dans l’historique qu’elle nous a donné la semaine dernière. Il faut avoir des lois qui respectent le fait qu’au Québec, comme c’était le cas au Bas‑Canada avant la Confédération, les rapports de droit privé découlent d’un système dont l’origine n’est pas la common law britannique, mais un droit civil dont l’origine remonte à la coutume de Paris, suivie en 1866 de l’entrée en vigueur du Code civil du Bas-Canada, lui-même issu du Code civil français, qui a été adopté en 1804 après la Révolution française sous la gouverne de l’empereur Napoléon. Déchu de son pouvoir, exilé à Sainte-Hélène, Bonaparte aurait dit ce qui suit :

Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon code civil.

Il avait raison, puisque le code civil révolutionnaire, appelé par la suite le Code Napoléon, est la source du droit privé dans la majeure partie de l’Europe. Pour le Québec, l’adoption en 1865 du Code civil du Bas-Canada reflète le désir d’assurer la pérennité de notre attachement au Code Napoléon en matière de droit privé québécois, et ce, au moment où la Confédération montrait son nez.

Sur le plan fédéral, pour tenir compte de la spécificité juridique québécoise, depuis 1978 les projets de loi et les règlements sont rédigés par une équipe de deux rédacteurs, soit un juriste anglophone, expert de la common law, et un juriste francophone, habituellement civiliste. Le produit final de cette corédaction reflète ainsi les deux systèmes juridiques canadiens.

En 1991, après des dizaines d’années de discussions et de rédaction, l’Assemblée nationale du Québec a adopté un nouveau code civil, qui a remplacé le Code civil du Bas-Canada à compter du 1er janvier 1994. Le Code civil du Québec reprend une organisation et des principes qui trouvent leur origine dans la France révolutionnaire, tout en les adaptant à la nouvelle réalité, notamment commerciale.

Ce code est si moderne qu’il a inspiré de nombreux civilistes dans d’autres pays. Il a même servi de modèle aux codes civils d’Argentine et de Roumanie et a inspiré de nouveaux chapitres aux codes civils actuels de la Belgique, de la France et de la République tchèque.

L’adoption par le Québec d’un nouveau code civil a aussi forcé le législateur fédéral à décider, en 1993, de moderniser ses textes afin de les harmoniser avec ce nouveau code.

Je souligne aussi qu’après le référendum de 1995, le premier ministre Chrétien a déposé à la Chambre des communes une motion dans laquelle il a proposé la reconnaissance du Québec comme […] société distincte comprenant, notamment, une majorité d’expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil.

Dans cette foulée, toujours en 1995, le ministère de la Justice du Canada a adopté la politique sur le bijuridisme législatif. L’objectif de cette politique est de fournir aux Canadiennes et aux Canadiens l’accès à des textes législatifs fédéraux qui soient respectueux du système de droit qui les régit, et ce, dans chacune des versions linguistiques des textes législatifs.

On parle désormais non seulement de lois bilingues, mais de lois bijuridiques, c’est-à-dire qui utilisent des concepts qui sont propres aux deux systèmes de droit de notre pays. Comme le soulignait la ministre de la Justice Anne McLellan lors de l’adoption de la première loi d’harmonisation en 2001, et je cite :

Les lois fédérales sont uniformes, en ce sens qu’elles appliquent une règle unique à la grandeur du Canada. Elles sont également harmonisées, dans la mesure où elles respectent les particularités du droit civil ou de la common law relativement aux questions de propriété et de droit civil dans la mesure où ils s’appliquent sur un territoire donné.

En d’autres mots, les lois fédérales ne visent pas l’uniformité dans le détail à travers le pays, mais plutôt une harmonisation avec le droit privé qui s’applique dans la province pertinente.

Il en résulte des lois fédérales qui ont en réalité quatre dimensions : une version anglaise applicable dans les provinces qui pratiquent la common law, une version française applicable dans ces mêmes provinces et rédigée à l’aide de la terminologie de la common law en français — une innovation qui n’existait nulle part ailleurs au monde —, une version qui reprend les concepts de droit civil propres au Québec et une quatrième version qui utilise la terminologie de droit civil en anglais, appliquée au Québec.

La mise en application de cette importante politique a donné lieu, en 2001, à l’adoption de la première loi d’harmonisation qui touchait près de 50 lois et qui a ajouté, de façon importante, deux articles à la Loi d’interprétation du Canada, soit les articles 8.1 et 8.2, qui affirment le bijuridisme comme principe interprétatif de toutes les lois fédérales.

Pour commenter le bijuridisme sous-jacent à la rédaction des lois fédérales, mon ami l’honorable Jacques Dufresne, juge récemment retraité, a écrit ce qui suit dans un arrêt unanime de la Cour d’appel du Québec, intitulé Salaberry-de-Valleyfield (Ville de) c. Lavigne et rendu en 2014, et je cite :

La technique de rédaction utilisée par le législateur pour harmoniser, à la fois au droit civil québécois et à la common law […] qui consiste à rendre par des termes différents la règle de droit applicable à chaque système de droit, est un indicateur puissant du fait que les concepts juridiques applicables peuvent comporter des nuances ou distinctions, même significatives.

Chers collègues, ce projet de loi contient beaucoup plus de choses qu’il n’y paraît. Au-delà de la longue liste de lois qui sont modifiées de façon très technique, ce projet de loi tient compte d’une des caractéristiques distinctives du Québec : son Code civil et la tradition de droit civil. Cela démontre aussi que notre fédération est capable de respecter cette distinction.

Comme le sénateur Joyal l’avait dit en 2004 au sujet d’un projet de loi d’harmonisation précédent :

C’est essentiellement conforme à la philosophie du pays qui veut que nous conservions nos identités tout en progressant ensemble.

C’est aussi pourquoi, selon la loi, trois juges du Québec siègent à la Cour suprême du Canada, et que le juge en chef et le juge en chef adjoint de la Cour d’appel fédérale, de la Cour fédérale et de la Cour canadienne de l’impôt ne proviennent pas de la même tradition juridique.

En conclusion, chers collègues, je vous invite à adopter en principe ce projet de loi afin de réaffirmer l’importance de la nature bijuridique du Canada. Il pourra alors être renvoyé au Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, qui en examinera soigneusement le contenu, y compris les aspects techniques.

Merci. Meegwetch.

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