Deuxième lecture du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel

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L’honorable Pierre J. Dalphond propose que le projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel, soit lu pour la deuxième fois.

— Honorables sénateurs, j’ai le plaisir d’amorcer le débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel. Je ne sais pas pourquoi on m’a choisi, d’ailleurs.

Permettez-moi d’abord de vous relater l’historique de ce projet de loi, avant d’en faire l’analyse.

Ce projet de loi a été présenté en 2017 à la suite de l’initiative de l’honorable Rona Ambrose alors qu’elle était chef intérimaire du Parti conservateur du Canada à la Chambre des communes. Pour elle, il s’agissait d’une façon de rebâtir la confiance des victimes d’infractions de nature sexuelle — surtout des femmes — envers le système de justice canadien, car cette confiance avait été fragilisée par des commentaires inacceptables de la part de certains juges dans des affaires qui ont été largement médiatisées par la suite.

Lorsque je parle de « commentaires inacceptables », je fais référence à des commentaires qui dénotent des stéréotypes, des préjugés ou une mauvaise compréhension de l’état du droit en matière d’infractions de nature sexuelle.

Voici quelques-uns de ces mythes et stéréotypes fâcheux : penser qu’une femme qui choisit de rentrer chez elle avec un homme ou d’aller chez lui consent du même coup à des activités sexuelles; qu’une femme à la tenue provocante ou au ton séducteur est ouverte à des activités sexuelles, même quand elle dit non; qu’une femme qui ne résiste pas consent; que des femmes crient au viol après une relation sexuelle consensuelle qu’elles regrettent; et qu’une femme qui a consenti une fois consent du même coup à des activités sexuelles subséquentes.

Avant 1983, année où le Canada a revu en profondeur ses lois sur les infractions sexuelles, ces mythes n’étaient pas seulement présents dans les tribunaux du Canada : ils servaient à façonner les lois encadrant les infractions sexuelles et constituaient même, dans certains cas, des règles de droit. À titre d’exemple, une femme devait dénoncer à grands cris une agression sexuelle alléguée, immédiatement après l’événement, pour qu’on puisse la croire; une allégation d’agression sexuelle faite par une femme devait être corroborée pour être crédible; et on considérait qu’une femme sexuellement active était plus susceptible d’avoir consenti à des activités sexuelles, même si elle ne les avait pas recherchées. À l’entrée en vigueur des articles 274, 275 et 277 du Code criminel, en 1983, il a fallu abroger toutes ces règles. Elles n’ont toutefois pas été automatiquement effacées du cerveau de tous les conseillers juridiques, les policiers ou même les juges du pays.

Les modifications de 1983, de même que les réformes mises en œuvre dans les années 1990 et récemment, en 2018, dans l’ancien projet de loi C-51, ont été faites en réaction à bon nombre de mythes et de stéréotypes durables. Dans le domaine des agressions sexuelles, le Canada a désormais un modèle fondé sur le consentement explicite, une approche respectée dans le monde entier et reconnue comme l’une des meilleures façons de composer avec ce genre de crime. La plupart des Canadiens devraient maintenant savoir que « non » veut toujours dire « non », et qu’une absence de consentement veut toujours dire « non ».

Le projet de loi C-51 a également clarifié que le consentement à une activité sexuelle obtenu d’avance n’était pas valide et que le consentement devait être continu et réitéré pendant toute l’activité sexuelle. Une activité sexuelle ne peut être entreprise et poursuivie avec une personne momentanément inconsciente ou inapte à donner son consentement pour quelque raison que ce soit.

Enfin, le projet de loi C-51 consolide les règles de procédure qui protègent les victimes de crimes sexuels contre l’utilisation de certains éléments de preuve destinés à miner leur crédibilité, comme des questions au sujet de leurs partenaires sexuels ou de leurs activités sexuelles antérieures.

Or, malgré un cadre juridique serré et des orientations claires données de temps à autre par la Cour suprême du Canada, les mêmes mythes et stéréotypes continuent d’influencer les décisions des tribunaux.

Il faut ajouter que les victimes ne trouvent pas toujours une oreille attentive dans les postes de police où les allégations d’agressions sexuelles doivent être rapportées. Dans l’Enquête sociale générale de 2014 sur la victimisation criminelle au Canada menée par Statistique Canada, les victimes d’agressions sexuelles ont fait état d’un niveau de confiance plus faible à l’endroit de la police que la population en général.

À cela, il faut ajouter un système de justice qui semble lent et complexe et où, selon certains, les accusés sont mieux traités que les victimes. Les victimes se plaignent aussi du manque d’accompagnement dans le processus.

Enfin, en matière d’infractions à caractère sexuel, dans la majorité des cas, il n’y a pas de témoins et l’issue du processus judiciaire repose souvent sur l’évaluation de la crédibilité de la personne qui a porté plainte. Cela peut être perçu comme le procès de la victime plutôt que celui de l’accusé qui, lui, a droit au silence, et comme une forme de « revictimisation » de la personne qui a porté plainte.

Ce mélange de faits et de perceptions à l’égard du système de justice dissuade sans doute plusieurs victimes de faire appel à la police et aux tribunaux.

Toujours selon l’Enquête sociale générale de 2014, seulement 5 % des agressions sexuelles sont dénoncées à la police. Les raisons les plus fréquemment citées pour ne pas signaler une agression sexuelle sont notamment la peur de ne pas être cru, la honte, l’embarras, l’ignorance de la possibilité de porter plainte et l’absence de soutien familial.

Cela explique d’ailleurs en partie le phénomène #MeToo — #MoiAussi —, sur les réseaux sociaux, où l’on peut dénoncer généralement sans risque l’auteur d’une agression. Cette forme de justice populaire n’offre cependant aucune garantie pour ce qui est de la recherche de la vérité, puisqu’elle n’est pas assujettie à l’épreuve des faits. C’est dans ce contexte que le projet de loi Ambrose a été présenté à l’autre endroit. À l’étape de l’étude en comité, le Comité permanent de la condition féminine a proposé quelques modifications, dont la plus importante fut l’ajout du contexte social comme élément qui devrait faire partie de la formation offerte aux juges, en plus d’une formation en matière d’infractions à caractère sexuel. En mai 2017, le projet a été adopté unanimement à l’étape de la troisième lecture à la Chambre des communes. Tous les partis politiques y voyaient un moyen d’éviter certains dérapages lors des procès. Les commentaires des députés montraient cependant qu’elles et ils étaient bien conscients que le projet de loi Ambrose n’était qu’une étape, certes importante, mais pas suffisante pour encourager les victimes.

Lorsque le projet de loi Ambrose est arrivé au Sénat le 16 mai 2017, il n’a pas pu profiter de l’ordre de priorité et des avantages procéduraux réservés aux projets de loi émanant du gouvernement. Il a donc progressé lentement à l’étape de la deuxième lecture, étape qui a duré un an. Les débats de l’époque révèlent que des sénateurs, dont plusieurs ne sont plus avec nous aujourd’hui, se sont inquiétés de divers aspects du projet de loi qu’ils considéraient comme excessifs ou contraires au principe de l’indépendance institutionnelle des tribunaux.

Au Canada, nous avons l’immense chance d’avoir une magistrature robuste et indépendante. Véritable pilier constitutionnel qui sous-tend la démocratie canadienne, l’indépendance judiciaire signifie que les juges doivent avoir la liberté de prendre des décisions en fonction du bien-fondé de chaque affaire et que les tribunaux sont libres de mener leurs travaux sans ingérence extérieure. Les juges doivent être affranchis de toute ingérence ou influence.

Autre point pertinent dans la discussion d’aujourd’hui, l’indépendance judiciaire implique que la magistrature ait le plein contrôle quant à la gestion de ses affaires, ce qui comprend la formation des juges et l’imposition de mesures disciplinaires à leur endroit.

Le projet de loi a finalement été renvoyé au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles le 31 mai 2018, où il a dû patienter pas moins de 12 mois avant d’être enfin étudié par le comité, qui a entendu de nombreux témoins, dont l’honorable Rona Ambrose, de même que des représentants de l’Institut national de la magistrature et d’institutions d’enseignement universitaires. Grâce aux efforts de collaboration de plusieurs, y compris la marraine du projet de loi, l’ancienne sénatrice Andreychuk, et les anciens sénateurs Joyal et Pratte, les membres du comité ont convenu unanimement d’apporter des amendements au préambule et au contenu du projet de loi.

Malheureusement, malgré de nombreux efforts, je n’ai pas réussi à obtenir la troisième lecture du projet de loi avant la fin de la législature précédente, en juin 2019.

L’appui des députées et députés à l’égard du projet de loi n’a cependant pas disparu avec l’élection, et les partis politiques ont promis de revenir à la charge après l’élection.

Le 5 février 2020, le ministre de la Justice, l’honorable David Lametti, a déposé aux Communes un projet de loi émanant cette fois-ci du gouvernement, qui reprend le projet de loi Ambrose tel qu’il a été amendé par le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles.

Ce projet de loi s’est rendu rapidement au Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, qui a entendu des représentants de la magistrature, des barreaux et d’organismes qui donnent du soutien aux survivantes d’agressions sexuelles. Puis, la pandémie a frappé et a interrompu les travaux du comité avant qu’il puisse faire rapport, et la prorogation a suivi en août 2020. Voilà la fin de la deuxième tentative.

Le 25 septembre 2020, le ministre Lametti a présenté de nouveau le projet de loi. Ce troisième essai donnera lieu à une courte étude en comité parlementaire, sans autres témoins que ceux qui ont été entendus durant la session précédente et dont les témoignages ont été versés à nouveau devant le comité. Ce nouveau comité a fait quelques changements, dont le plus important est de préciser que le « contexte social » inclut le racisme systémique et la discrimination systémique.

Le projet de loi C-3 a été adopté encore une fois à l’unanimité à la Chambre des communes et se retrouve maintenant au Sénat.

Honorables sénateurs, voilà qui conclut l’historique du projet de loi qui vous est présenté.

Je vais maintenant aborder le contenu du projet de loi.

Le projet de loi de Rona Ambrose prévoyait que tout candidat à une nomination, par le fédéral, à un poste au sein d’une cour supérieure provinciale doit avoir suivi une formation à jour et complète sur le droit et le contexte social relatifs aux agressions sexuelles avant sa nomination. Autrement dit, il fallait remplir cette exigence avant de poser sa candidature, ce qui impliquait la possibilité de suivre les formations requises auprès des barreaux ou d’autres organismes et la capacité du commissaire à la magistrature fédérale de confirmer l’achèvement des formations en question.

De plus, il créait diverses obligations pour le Conseil canadien de la magistrature, une entité créée par la Loi sur les juges qui est composée des juges en chef et des juges en chef adjoints des cours supérieures du Canada et des cours d’appel du Canada, y compris les cours fédérales, dont les opérations sont financées par le Parlement, qui distribue pas moins de 30 millions de dollars par année au conseil pour son fonctionnement.

Parmi ces obligations, il y avait notamment celle-ci : le conseil devait faire rapport annuellement sur le nombre de dossiers d’agressions sexuelles dont avaient été saisis les juges dans tout le pays qui n’avaient jamais participé à une formation dans cette matière. Cela constituait une forme claire d’ingérence dans la gestion des tribunaux.

Enfin, le projet de loi Ambrose imposait au conseil le contenu de la formation à donner aux juges, y compris les groupes qui devaient participer obligatoirement à l’élaboration du contenu des cours.

Tous ces éléments étaient excessifs et compromettaient l’indépendance du pouvoir judiciaire. Heureusement, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles s’est penché là-dessus. Cela dit, tout comme le projet de loi de Rona Ambrose, le projet de loi C-3 vise l’objectif fondamental qui consiste à s’assurer que les victimes d’agressions sexuelles puissent faire confiance au système de justice pénale et que les décisions rendues dans les procès pour agression sexuelle le soient conformément à la loi et aux faits, sans céder, consciemment ou non, aux stéréotypes, aux mythes et aux préjugés.

Ainsi, le projet de loi modifiera le Code criminel afin d’obliger les juges à motiver leurs décisions lors des procès pour agression sexuelle, que ce soit un acquittement, une déclaration de culpabilité, une libération après avoir été reconnu coupable, une déclaration de non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux ou une déclaration d’inaptitude à subir un procès. Cette exigence permettra au plaignant, à l’accusé, aux plaideurs, aux médias et aux cours d’appel de comprendre pleinement le raisonnement du juge qui a rendu la décision, notamment les motifs qui l’ont conduit à la conclusion à laquelle il est parvenu. De cette façon, on s’assure qu’il s’agit non seulement d’une décision fondée, mais aussi qu’elle n’a pas été influencée par des préjugés, des stéréotypes et des mythes.

Le devoir de transparence est important pour maintenir la confiance de la population dans le système judiciaire. Toutefois, j’ajouterais que le devoir de motiver les décisions réduit le risque d’erreur et la probabilité d’un appel et d’un nouveau procès, ce qui obligerait le plaignant à témoigner de nouveau et à revivre des événements traumatisants.

En résumé, lorsque les Canadiens s’adressent à nos tribunaux, ils doivent avoir l’assurance qu’ils seront traités avec dignité, respect et compréhension. Les survivants d’agression sexuelle doivent avoir confiance que les faits seront examinés sans préjugés, qu’ils ne seront pas analysés à travers le prisme des stéréotypes. Ils doivent savoir que la loi dans ce domaine sera appliquée adéquatement, et qu’ils auront accès aux raisons des décisions prises dans leur cas. C’est ce que permettront d’obtenir les modifications apportées au Code criminel par l’entremise du projet de loi C-3, des modifications qui s’appliqueront à tous les juges nommés par les provinces ou par le gouvernement fédéral, et ce, dans l’ensemble du pays. De telles modifications vont renforcer la confiance dans notre système judiciaire, accroître la transparence et rendre nos tribunaux plus réceptifs et plus ouverts à tous les Canadiens.

Nous devons aussi aider les tribunaux à faire les choses correctement du premier coup. Il est clair qu’adopter des amendements au Code criminel ne suffit pas. Nous devons nous assurer que les juges, les avocats et les policiers les comprennent bien, tout comme ils comprennent bien le droit relatif aux agressions sexuelles, les conséquences des infractions sexuelles sur les victimes et le contexte social dans lequel ces infractions se produisent.

C’est pourquoi le projet de loi propose aussi de fournir la meilleure formation possible aux juges nommés par le gouvernement fédéral. À cet effet, le projet de loi modifie la Loi sur les juges, une loi régissant le processus de nomination des juges des cours supérieures provinciales, la rémunération et les autres avantages de tous les juges nommés par le gouvernement fédéral, leur formation et leur discipline.

Le projet de loi prévoit modifier la Loi modifiant la Loi sur les juges afin de limiter les conditions de nomination des juges aux cours supérieures provinciales aux candidats qui acceptent de participer, si elles sont nommées, à une formation sur le droit et le contexte relatifs aux agressions sexuelles. Cette mesure fera en sorte qu’un juge qui vient d’être nommé à une cour supérieure provinciale puisse entamer sa carrière judiciaire avec cette formation essentielle.

Ensuite, le projet de loi invite le Conseil canadien de la magistrature à constituer des formations portant sur des questions liées au droit relatif aux agressions sexuelles, après avoir fait des consultations auprès des personnes, groupes ou organismes que le conseil estime indiqués, comme les personnes ayant survécu à une agression sexuelle, ainsi que les groupes et organismes qui les appuient, puis à offrir ces cours à tous les juges, les nouveaux comme ceux qui sont déjà en poste.

Il faut souligner que le conseil conçoit en pratique ces cours avec l’aide de l’Institut national de la magistrature, un organisme indépendant, sans but lucratif et dirigé par des juges, qui est le principal fournisseur de la formation destinée aux juges du Canada. Grâce au dévouement et aux efforts du conseil et de l’Institut national de la magistrature, le Canada est un des chefs de file mondiaux dans la formation des juges.

Le projet de loi C-3 est axé sur deux aspects particuliers de la formation des juges : la formation portant sur des questions liées au droit relatif aux agressions sexuelles et la formation portant sur le contexte social, y compris le racisme et la discrimination systémiques.

Comme je l’ai dit tout à l’heure en parlant du contexte législatif du projet de loi, la loi relative aux infractions sexuelles a été souvent modifiée depuis 1983. Diverses modifications ont été apportées en vue de protéger les plaignants contre les règles et les pratiques discriminatoires et injustes en éliminant les questions intrusives et non pertinentes, en limitant les recherches dans les dossiers médicaux et autres des plaignants, en définissant le consentement et ainsi de suite.

Malheureusement, ces modifications ont rendu certaines des dispositions du Code criminel plus longues et plus complexes, ce qui augmente le risque d’erreurs de la part des avocats et des juges. Pour réduire le risque d’erreur de droit, le projet de loi invite le Conseil canadien de la magistrature à dispenser davantage de formation sur les lois relatives aux infractions sexuelles et invite les juges à se prévaloir de ces cours. Chaque année, environ 6 millions de dollars sur les 30 millions de dollars fournis au conseil par les contribuables sont consacrés à la formation des juges.

Pour ce qui est du contexte social, toute personne existe dans un tel contexte composé de divers facteurs qui se recoupent et influencent les expériences d’une personne, sa réalité et sa perception de l’univers. Cela inclut la pauvreté, l’identité sexuelle, les handicaps ou les antécédents de mauvais traitements, par exemple à l’égard des Autochtones. La formation sur le contexte social aborde tous ces enjeux, individuellement et collectivement. Elle vise à sensibiliser les juges et à leur inculquer les compétences nécessaires pour qu’ils s’assurent que toutes les personnes sont traitées avec dignité et respect et, surtout, qu’elles sont traitées également par les tribunaux.

Le racisme et la discrimination systémiques peuvent empêcher une personne d’avoir accès à un emploi, à des logements sociaux, à des possibilités économiques et à des services publics, comme des soins de santé et des services de justice. Pour bien des personnes, en particulier les Autochtones et les Canadiens noirs et racialisés, le racisme et la discrimination systémiques font partie de leur expérience du système de justice et dans bien d’autres domaines, comme il a été souligné en juin dernier durant notre débat d’urgence sur le racisme systémique.

Le Canada dispose d’un solide cadre juridique et stratégique pour lutter contre le racisme et la discrimination systémiques. Ce cadre comprend notamment la Charte canadienne des droits et libertés, les chartes et les codes fédéraux et provinciaux des droits de la personne, le Code criminel, la Loi sur le multiculturalisme canadien et d’autres mesures législatives de la sorte. Par exemple, l’article 15 de la Charte affirme que la discrimination est interdite par tous les ordres de gouvernement. La Loi sur le multiculturalisme canadien reconnaît et encourage la diversité culturelle, raciale et religieuse de la société canadienne et elle reconnaît que tous les membres de la société canadienne sont libres de préserver, de renforcer et de partager leur patrimoine culturel et religieux. Le Code criminel oblige les juges, aux fins de la détermination de la peine, à se demander si l’infraction commise était motivée par des préjugés ou par de la haine.

Ce sont là des outils fort utiles pour mettre fin au racisme et à la discrimination systémiques. Toutefois, j’en conviens, pour que ces outils soient efficaces, ils doivent être bien compris et appliqués par un système de justice qui tient compte du contexte social, notamment le contexte social du juge, et qui est sensible aux expériences de chaque personne qui interagit avec les tribunaux.

Parmi l’arsenal d’outils visant à remédier à ces problèmes, il y a la formation prévue dans le projet de loi C-3 que les juges doivent suivre et qui porte sur les questions liées au contexte social. L’inclusion du racisme et de la discrimination systémiques dans la définition du contexte social vise à souligner toute l’importance qu’accorde le Parlement à la reconnaissance et à l’élimination de leurs conséquences pernicieuses et destructrices.

Il peut être stressant et intimidant de se présenter devant les tribunaux. Lorsque les Canadiens s’adressent à la magistrature, ils ne devraient donc pas subir en plus le stress de déboulonner les mythes et stéréotypes négatifs. Ils ne devraient pas non plus se trouver face à un système insensible au contexte social qui les entoure, y compris aux conséquences du racisme et de la discrimination systémiques sur leur existence. La formation sur le contexte social permettra aux juges d’acquérir les compétences et les connaissances nécessaires pour garantir la mise en place d’un système de justice sensible, respectueux et inclusif pour tous.

La formation sur le contexte social s’avérera utile lors des interactions dans l’enceinte judiciaire, mais aussi lors de la prise de décisions judiciaires. En effet, les préjugés, les mythes et les stéréotypes personnels ou sociétaux n’ont pas du tout leur place dans le processus décisionnel judiciaire. La formation sur le contexte social viendra bonifier l’éventail de connaissances et d’outils déjà à la disposition des juges qui est nécessaire pour garantir la prise de décisions exemptes de ces considérations déplacées.

Au cours de leur carrière à la magistrature, les juges interagissent avec des personnes qui témoignent de la richesse de la diversité canadienne. La formation sur le contexte social offre aux juges les compétences, les connaissances et la sensibilité requises pour veiller à ce que la diversité soit valorisée et prise en compte dans les salles d’audience. Cette formation obligatoire, prévue dans le projet de loi C-3, donnera l’assurance aux Canadiens que les juges des cours supérieures nouvellement nommés et ceux qui exercent ces fonctions depuis longtemps disposent de la formation et des outils nécessaires pour accomplir leur important travail.

Certains sont préoccupés par le fait d’apporter des amendements à la Loi sur les juges en lien avec cette formation judiciaire. À mon avis, ils ont tort. Le projet de loi C-3, tel qu’il est désormais rédigé, respecte pleinement l’indépendance de la magistrature. Il est soigneusement conçu de façon à établir un équilibre entre la nécessité d’accroître la confiance du public à l’endroit de notre système de justice et le besoin de permettre à la magistrature de conserver le contrôle de la formation des juges.

L’obligation imposée aux candidats à la magistrature ne vise pas les juges en exercice. Elle constitue plutôt une condition d’emploi de plus pour le poste convoité qui vise à permettre au titulaire du poste de mieux servir les justiciables canadiens.

Quant à l’invitation au Conseil de la magistrature de s’assurer que de la formation est offerte à tous les juges, elle ne constitue pas une nouveauté. En effet, la magistrature a compris depuis fort longtemps que la formation continue est un outil à privilégier. La fonction de magistrat requiert non seulement une bonne formation, une capacité d’écoute et d’empathie, mais aussi, comme pour toutes les autres professions, le devoir de se tenir à jour et de se perfectionner.

Dans le document intitulé Principes de déontologie judiciaire, qui a été adopté par le Conseil canadien de la magistrature à l’intention des juges de nomination fédérale, il est mentionné ce qui suit, et je cite :

Le constant souci d’accroître les connaissances, les compétences et les aptitudes nécessaires pour bien juger constitue un des aspects importants de la diligence. Cette obligation suppose que les juges participent à des programmes de formation permanente et qu’ils poursuivent des études personnelles.

Dans ce document, on parle aussi de l’obligation suivante des juges :

[…] tout mettre en œuvre pour identifier [les attitudes fondées sur les stéréotypes, les mythes ou les préjugés], y être sensibles et les corriger.

Donc, le Parlement ne fait que soutenir l’effort du Conseil de la magistrature et l’incite à continuer dans cette voie.

Cela amène certains à dire qu’il n’est pas nécessaire d’en traiter dans la loi, puisque cela fait déjà partie de la réalité des juges. Cependant, je vous le dis, qu’y a-t-il de mal à ce que le Parlement, qui autorise le financement de la formation des juges, souligne au Conseil de la magistrature et à l’ensemble des juges l’importance de cette question pour l’ensemble des Canadiens?

En réalité, le Parlement a autant d’intérêt que le Conseil de la magistrature à encourager la formation continue des juges afin de maintenir, voire d’augmenter la confiance des justiciables envers nos tribunaux, des éléments importants de notre système de gouvernance comme pays sans lesquels une véritable démocratie ne peut exister.

Enfin, par une nouvelle modification de la Loi sur les juges, le projet de loi prévoit que le Conseil de la magistrature présente des rapports annuels au ministre de la Justice sur les colloques et les cours portant sur le droit relatif aux agressions sexuelles et au contexte social qui ont été offerts au cours de l’année précédente. Les rapports devraient comprendre une description du contenu de chaque colloque ou cours offerts et le nombre de juges qui y ont participé. Dès la réception du rapport, le ministre de la Justice sera tenu d’en déposer un exemplaire devant chaque chambre du Parlement.

Il faut bien comprendre que cette invitation à rendre compte au Conseil de la magistrature au moyen d’un rapport annuel qui est remis au ministre de la Justice, dont copie sera déposée aux deux Chambres, n’est pas une obligation, mais bien une suggestion. Les mots choisis dans le texte de la loi, telle qu’elle a été modifiée par la Chambre des communes, le font bien ressortir.

Il demeure cependant qu’il s’agit d’une façon de favoriser la transparence au sein du conseil, un organisme créé par une loi du Parlement fédéral et financé entièrement par des fonds octroyés annuellement par le Parlement.

Je rappelle que le budget annuel du conseil s’élève à 30 millions de dollars, dont 6 millions sont destinés à la formation des juges. De plus, le Parlement a autorisé le gouvernement, dans le budget de 2019, à augmenter les sommes accordées à la formation des juges de 5 millions de dollars au cours des 10 prochaines années.

L’indépendance judiciaire est fondamentale, mais elle ne saurait justifier l’absence de reddition de comptes quant à l’utilisation des fonds publics, comme c’est d’ailleurs le cas pour les dépenses et les frais des juges qui sont maintenant rendus publics tous les trimestres.

De plus, il est normal que le conseil explique aux Canadiens son fonctionnement, ses objectifs et l’ensemble des cours qu’il offre aux juges afin de rendre aux Canadiens les meilleurs services de justice possible. Non seulement on peut parler de transparence, ce qui est toujours nécessaire lorsqu’il s’agit de l’utilisation de fonds publics, mais j’y vois aussi une possibilité pour la magistrature, qui est tenue à un devoir de réserve, de communiquer tous les ans au grand public des renseignements susceptibles d’augmenter la confiance des Canadiens à l’égard de notre système de justice. C’est donc plutôt une plateforme qu’une obligation que nous offrons à la magistrature.

Enfin, j’aimerais réitérer le fait que le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a modifié le libellé de la loi afin de bien faire ressortir qu’il ne s’agit pas d’une mesure ordonnée au Conseil de la magistrature, mais bien d’une invitation à fournir des renseignements, le tout afin de bien marquer le respect du Parlement pour l’indépendance des tribunaux et de l’administration de la justice, comme l’indique d’ailleurs le préambule du projet de loi, où l’on peut lire ce qui suit :

Attendu :

[…]

que le Parlement reconnaît l’importance qui doit être accordée à l’indépendance judiciaire;

Pour terminer, honorables sénatrices et sénateurs, je me réjouis du fait que le travail important réalisé par le Sénat en 2019 ait été incorporé dans ce projet de loi. Le Sénat démontre, encore une fois, son utilité à titre de Chambre de réflexion et d’analyse, et de gardien des grands principes énoncés dans notre Constitution, notamment celui de la séparation des pouvoirs et de la nécessaire indépendance des juges et des tribunaux.

Honorables sénateurs, il est grand temps que l’histoire législative du projet de loi connaisse une fin heureuse et que le Parlement adopte le projet de loi qui vise à renforcer la confiance des victimes d’agression sexuelle dans le système judiciaire. La mesure législative reconnaîtrait que les victimes méritent que leur cause soit entendue par un juge qui maîtrise la loi et qui ne se laissera pas influencer par des attitudes fondées sur des stéréotypes, des mythes ou des préjugés au moment de statuer dans des procès pour agression sexuelle.

Je vous remercie. Meegwetch.

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