Deuxième lecture du projet de loi de crédits no 5 pour 2020-2021—Motion d’amendement

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L’honorable Pierre J. Dalphond : Puisque nous disposerons d’une heure pour réfléchir, permettez-moi d’offrir quelques observations pouvant alimenter cette réflexion.

Honorables sénateurs, je prends la parole à propos de l’amendement qu’a proposé la sénatrice Pate pour le projet de loi C-17, que l’on appelle amendement motivé dans la pratique parlementaire. D’emblée, personne ne peut nier que la sénatrice Pate défend avec vigueur les causes qu’elle appuie, et qu’elle n’hésite pas à se servir de cette enceinte comme tribune pour faire valoir ses positions très affirmées. Je crains cependant que son amendement motivé nous amène sur un terrain glissant, bien au-delà de ce qu’avaient pu imaginer les rédacteurs de notre Constitution pour la Chambre haute de notre Parlement.

La Loi constitutionnelle de 1867 prévoit deux chambres pour notre Parlement : une qui se compose de personnes élues par les Canadiens et une autre qui se compose de personnes nommées par la Couronne. Bien que notre Constitution prévoit que tous les projets de loi doivent obtenir le consentement et l’approbation de deux chambres et que chacune de ces chambres puisse présenter des projets de loi, les rédacteurs de notre Constitution ont prévu une restriction importante quant aux pouvoirs et au rôle du Sénat, que l’on retrouve à l’article 53 de la Constitution :

Tout bill ayant pour but l’appropriation d’une portion quelconque du revenu public, ou la création de taxes ou d’impôts, devra originer dans la Chambre des Communes.

Le projet de loi C-17 dont nous sommes saisis est manifestement un projet de loi de crédits selon la définition de l’article 53 de la Constitution. Les restrictions définies par l’article 53 de la Constitution découlent du principe bien connu selon lequel il ne peut y avoir de taxation sans représentation.

Autrement dit, la création de taxes et l’appropriation du revenu public doivent relever d’abord et avant tout des élus.

Le projet de loi C-17, actuellement à l’étude, a été étudié par les représentants de la population et adopté avec l’appui de la majorité des députés représentant quatre des cinq partis à la Chambre des communes. Nous devons maintenant étudier ce projet de loi et nous pourrions avoir des corrections à recommander lors de l’étude par le comité ou à l’étape de la troisième lecture.

L’amendement de la sénatrice Pate ne vise pas à corriger une lacune ou un oubli, ce que l’on peut faire, mais pas à l’étape de la deuxième lecture. La sénatrice veut plutôt que nous suspendions la deuxième lecture du projet de loi C-17 jusqu’à ce que le gouvernement crée un revenu de base universel avec une politique qui, avant d’être mise en œuvre, nécessiterait un travail d’analyse et d’élaboration s’étalant sur des mois, voire des années. Autrement dit, la sénatrice nous invite à transgresser nos obligations constitutionnelles en dictant aux élus du gouvernement et de la Chambre des communes comment affecter les fonds publics.

La création d’un revenu de base universel est une idée que nombre de sénateurs ont proposée, et je suis sûr que le Sénat continuera de se pencher sur les questions entourant une telle mesure ainsi que la réforme des prestations d’emploi. Cependant, il y a une grande différence entre tenir un débat sur de telles questions et suspendre la deuxième lecture d’un projet de loi de crédits jusqu’à ce que le gouvernement mette en œuvre un programme donné. Cette approche dépasse largement le cadre des obligations constitutionnelles de la Chambre de second examen objectif.

Avant de poursuivre, j’aimerais faire quelques observations d’ordre administratif sur la procédure inhabituelle qui nous est proposée. Voici ce qu’est un amendement motivé selon la définition que l’on trouve à la page 133 de l’ouvrage La procédure du Sénat en pratique :

Cet amendement permet à un sénateur d’indiquer pourquoi il s’oppose à la deuxième (ou à la troisième) lecture d’un projet de loi en présentant une autre proposition qui vise à remplacer la question initiale. Autrement dit, cela permet d’inscrire au compte rendu une déclaration ou une explication exposant pourquoi un projet de loi ne devrait pas être lu une deuxième fois. Si l’amendement motivé est adopté, le projet de loi est rayé du Feuilleton. L’amendement motivé l’emporte toujours sur la deuxième (ou à la troisième) lecture.

Il convient de souligner que ce mécanisme procédural est très rarement utilisé, comme l’a dit le sénateur Plett, et encore plus rarement accepté, comme il l’a souligné. Il a cité La procédure et les usages de la Chambre des communes. J’ai la même citation, et je suis certainement d’accord avec lui.

J’irai même plus loin. Dans une décision de 1946, concluant qu’un amendement similaire était irrecevable, l’honorable sénateur James King, alors Président, a ajouté ceci :

[…] il n’a jamais été coutume ni à la Chambre des communes ni dans les Assemblées législatives des provinces de proposer des amendements lors de la deuxième lecture d’un bill.

Honorables sénateurs, un tel amendement n’a pas sa place, et je vous invite à voter contre. Je vous remercie. Bonne réflexion.

 

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