Recours au Règlement—Projet de loi S-15 et projet de loi S-241

Par: L'hon. Marty Klyne

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Centennial flame, Ottawa

L’honorable Marty Klyne : Honorables sénateurs, je prends la parole pour répondre à ce rappel au Règlement, qui vise à empêcher le débat, l’étude du comité et toutes décisions à l’égard du projet de loi S-15. Le rappel au Règlement est très pointu, car il invoque ce qu’on appelle la « règle de la question déjà résolue », qui empêche la poursuite des travaux sur le projet de loi S-15, en raison des travaux réalisés précédemment à l’égard du projet de loi S-241, la Loi de Jane Goodall. Comme les sénateurs le savent, le projet de loi S-15 ressemble au projet de loi S-241, mais ce sont des projets de loi très différents. Compte tenu de la décision absurde du porte-parole de renvoyer le projet de loi à trois comités, en juin dernier — je n’ai rien à voir là-dedans —, et du long débat à l’étape de la deuxième lecture — ce qui a aussi coûté cher, sénateur Wells —, cela soulève des questions par rapport à l’emploi du temps et des ressources, en particulier quand on débat longuement de tout.

Il ne faut pas accueillir le rappel au Règlement pour deux raisons. Premièrement, les projets de loi S-15 et S-241 comportent suffisamment de différences substantielles sur le plan juridique pour qu’on ne puisse y appliquer la règle de la question déjà résolue. Deuxièmement, même si la présidence conclut que l’argument est valable, la procédure du Sénat veut qu’une question soit présumée recevable, qu’on autorise le débat, qu’on étudie la question et qu’on rende des décisions à ce sujet, conformément à la procédure et aux usages propres à notre assemblée délibérante.

Honorables sénateurs, en quoi consiste la règle de la question déjà résolue? Il en est question aux pages 96 et 97 de La procédure du Sénat en pratique, et la règle est énoncée dans deux articles du Règlement du Sénat. Comme le sénateur Plett l’a mentionné, il s’agit des articles 5 et 10-9. L’article 5-12 du Règlement dit ceci :

Sauf disposition contraire, en cas d’adoption ou de rejet d’une motion, une seconde motion ayant le même objet est irrecevable au cours de la même session, à moins que la décision antérieure n’ait été annulée par une motion présentée après un préavis de cinq jours.

L’article 10-9 indique :

Aucun sénateur ne peut déposer un projet de loi ayant le même objet qu’un autre projet de loi d’initiative sénatoriale adopté ou rejeté au cours de la même session.

La procédure du Sénat en pratique indique ce qui suit au sujet de ces articles du Règlement :

Le sens de ces dispositions a fait l’objet de plusieurs décisions des Présidents. Bien que la jurisprudence du Sénat ne soit pas concluante, la règle a parfois été interprétée dans un sens étroit. Le 19 novembre 1998, par exemple, une décision explique : « Pour que s’applique [l’article 5-12], il nous faut être en présence de textes identiques ». Une autre décision note que même le passage du temps peut parfois justifier la conclusion qu’une motion n’est pas « identique, pour le fond ».

L’application de la règle de la question déjà résolue témoigne d’une certaine souplesse, une tendance qui s’observe également à l’échelle internationale. Au sein du Parlement britannique moderne, « c’est au Président qu’il revient de décider, en fin de compte, si la deuxième motion est identique à la première pour le fond ». Même au début du XIXe siècle, bien qu’il préconisât une stricte adhérence à la règle de la question résolue, John Hatsell avait reconnu « que la règle ne doive pas être appliquée de manière si stricte que les délibérations de la Chambre en soient paralysées. Il faut en respecter le fond plutôt que la lettre, et c’est en faisant appel au bon sens que la Chambre doit décider, pour toute question, dans quelle mesure la règle s’applique ».

Le Sénat australien donne également une interprétation étroite de la règle :

Elle est rarement appliquée car il est rare qu’une motion corresponde en tous points à une autre déjà présentée. Une motion présentée dans un contexte différent, par exemple dans le cadre d’un « ensemble » différent de propositions, n’est pas la même qu’une autre présentée antérieurement même si son libellé est identique. Et même si le libellé correspond à celui d’une autre motion déjà décidée, le temps écoulé depuis la première a presque invariablement pour conséquence que l’effet n’est plus le même, la situation étant différente, de sorte qu’il s’agit d’une nouvelle motion. Il est également possible d’avoir des motifs différents pour présenter à nouveau la même motion.

Sénateurs, il ressort de La procédure du Sénat en pratique — notre principale référence — que la règle sur les « questions déjà résolues » a généralement une application très restreinte au Sénat du Canada, exigeant qu’une deuxième question soit extrêmement similaire, voire identique à une question précédente, pour que la règle s’applique. C’est logique, car notre assemblée part du principe que le débat a sa place. J’y reviens dans le deuxième argument que j’invoque pour expliquer que le rappel au Règlement n’est pas fondé.

Avant d’étudier plus en profondeur les articles 5-12 et 10-9, puisqu’il est nécessaire de procéder à une analyse au cas par cas, penchons-nous sur les distinctions importantes entre le projet de loi S-15 et le projet de loi S-241.

Honorables sénateurs, les projets de loi sont apparentés, mais distincts. En outre, même les dispositions semblables sur les éléphants et les grands singes sont rédigées de manière très différente et présentent des divergences stratégiques considérables, qui ont des effets concrets différents. Je donne ici quelques exemples.

Le projet de loi S-15 n’interdit pas la possession, l’importation et l’exportation de matériel reproductif d’éléphants et de grands singes, ce qui a des effets concrets sur l’utilisation possible de ce matériel pour l’insémination artificielle d’éléphants d’Asie.

Le projet de loi S-15 n’interdit pas les promenades à dos d’éléphant, qui sont interdites par le projet de loi S-241, ce qui a des effets concrets sur la poursuite de cette pratique au parc African Lion Safari, à Hamilton, en Ontario.

Le projet de loi S-15 ne prévoit pas la possibilité d’octroyer des licences provinciales pour les spectacles, contrairement au projet de loi S-241.

Le projet de loi S-15 érige en infraction la violation d’une condition d’un permis, ce que ne fait pas le projet de loi S-241.

Contrairement au projet de loi S-241, le projet de loi S-15 ne prévoit pas d’exception pour venir en aide, sans avoir de permis, aux espèces visées qui sont en détresse.

Le projet de loi S-15 n’inclut pas de disposition sur l’octroi de licences dans le cas des grands singes. Par contre, le projet de loi S-241 permettrait de délivrerait des licences aux fins de recherche et de conservation à trois zoos accrédités.

Même s’il y a un certain chevauchement des dispositions qui concernent les éléphants et les grands singes, le libellé est très différent, ce qui s’ajoute aux différences juridiques importantes et aux effets pratiques que j’ai soulevés. Entre autres, dans le projet de loi S-241, ces dispositions incluraient beaucoup d’autres espèces sauvages par l’entremise d’un régime complexe de désignation et de retrait des espèces sauvages protégées, ce qui ne figure pas dans le projet de loi S-15.

Sénateurs, il y a des différences juridiques importantes entre les projets de loi S-15 et S-241 en ce qui concerne les éléphants et les grands singes, qui sont essentiellement le seul objet du projet de loi S-15.

Dans l’ensemble, il existe d’autres différences, encore plus importantes. Par exemple, le projet de loi S-241 a une portée beaucoup plus vaste que le projet de loi S-15. En effet, il couvre plus de 800 espèces sauvages qui ne sont pas visées par le projet de loi S-15, y compris les grands félins, les ours, les loups, les lions de mer, certains singes et des reptiles dangereux. Il prévoit aussi un mécanisme discrétionnaire permettant d’ajouter des animaux sauvages ou des espèces sauvages à l’annexe de la loi ou d’en retirer de l’annexe en fonction de facteurs spécifiques.

Le projet de loi S-241 contient des dispositions concernant la détermination de la peine, qui ne se trouvent pas dans le projet de loi S-15. Ces dispositions prévoient que, en cas d’infraction concernant des animaux en captivité, les animaux seront relogés avec dépens, d’une manière semblable à la saisie et à la disposition de biens.

De plus, le projet de loi S-241 contient un cadre complexe pour les organismes animaliers, qui ne figure pas dans le projet de loi S-15. Le cadre en question permet aux zoos respectant les normes les plus rigoureuses et d’autres critères d’importer, et de faire se reproduire, les nombreuses espèces sauvages visées par le projet de loi S-241, ce qui est au cœur du débat sur cette mesure législative. Par ailleurs, le projet de loi S-241 ne comporte pas d’amendement coordonné avec le projet de loi S-6, contrairement au projet de loi S-15.

Plus concrètement, comme l’a dit le sénateur Dalphond, le projet de loi S-15 fait 9 pages alors que le projet de loi S-241 en compte 29. Il suffit donc de les peser pour comprendre qu’ils sont très différents.

Tout cela pour dire, honorables sénateurs, que des points de vue juridiques et du contenu, les projets de loi S-15 et S-241 sont très différents. J’invite la Présidente à en arriver à une telle conclusion et à rejeter ce recours au Règlement, d’autant plus que nous parlons d’une règle rarement invoquée dont l’application est limitée, au point d’exiger des textes identiques, de même que notre présomption qu’une question est recevable. J’y reviendrai.

Tout d’abord, je tiens à citer d’autres autorités afin d’étayer la conclusion que la règle de la question déjà résolue est inapplicable dans ce cas-ci. Dans sa décision du 23 novembre 2005, le Président a déclaré :

[qu’il] faut se rappeler que la pratique a changé au fil des ans afin de tenir compte de la réalité des sessions prolongées qui s’étendent sur plusieurs années. Ainsi, il faut désormais qu’il existe un plus fort degré de similitude entre deux questions avant qu’un projet de loi ou une autre mesure soit déclaré irrecevable parce qu’on considère que la question a déjà été résolue.

[…] [Dans une décision rendue en 1989, le Président Fraser] a précisé que deux affaires ou plus sont substantiellement identiques « si elles ont le même but et si elles visent à atteindre ce but par les mêmes moyens. »

Dans ce cas, le Président avait conclu que deux projets de loi étaient suffisamment différents en raison de la vitesse différente d’application d’une taxe d’accise sur les horloges.

Il est certain, honorables sénateurs, que les différences que j’ai décrites précédemment sont bien plus grandes que dans ce cas-ci, où la règle de la question déjà résolue ne s’applique pas. En ce qui concerne l’article 10-9 du Règlement, le Document d’accompagnement du Règlement du Sénat prévoit ce qui suit :

Dans le cas des projets de loi, il n’est pas toujours facile de déterminer si la règle de la question déjà résolue s’applique, surtout lorsqu’il s’agit de dispositions identiques.

Comme je l’ai indiqué précédemment, étant donné qu’il ne s’agit pas de dispositions identiques, il ne devrait pas être difficile de trancher.

Dans l’ouvrage d’Erskine May, on peut lire ce qui suit :

Des objections à un projet de loi associé, mais pas identique, à un autre projet de loi soumis à l’étude des lords ont été rejetées.

À la lumière de l’analyse précédente, force est de constater que c’est manifestement le cas des projets de loi S-15 et S-241, qui sont apparentés, mais qui sont loin d’être identiques.

Dans une décision rendue le 23 mars 2004, le Président fait remarquer qu’il existe des divergences dans la jurisprudence concernant le degré de similitude nécessaire entre deux projets de loi pour que la règle de la question déjà résolue s’applique. Cette décision se lit comme suit :

Comment pouvons-nous démêler ces dispositions et ces déclarations contradictoires? Je ne suis pas convaincu que nous le pouvons. C’est peut-être la quadrature du cercle. Le rôle du Président est de s’assurer que nous appliquons les meilleures pratiques tout en protégeant les intérêts du Sénat. C’est ce que le Président s’efforce de faire lorsqu’il rend une décision. Si le Sénat n’est pas d’accord avec la décision, il peut en tout temps la contester, et il décidera alors lui-même s’il accepte ou renverse cette décision. Quoi qu’il en soit, il serait prudent de suivre le conseil de Hatsell, également cité dans le Document d’accompagnement à la page 190, qui explique que c’est le Sénat, selon son bon jugement, qui doit décider si, pour chaque question, la règle de la question résolue s’applique.

La décision se poursuit comme suit :

En définitive, les limites de la règle de la question résolue ne peuvent être établies que lorsque le Sénat est aux prises avec un problème concret.

Honorables sénateurs, cet extrait reconnaît que c’est vraiment à nous, en tant que Chambre haute, qu’il appartient de déterminer si nous ferons obstacle à des débats, des témoignages et des décisions reposant sur des interprétations précises de règles pointues.

Une décision de la présidence rendue le 29 octobre 2003 confirme qu’il ne suffit pas qu’une partie d’un projet de loi soit identique pour que la règle de la question résolue s’applique :

On me demande essentiellement de juger irrecevable la totalité ou une partie du projet de loi C-41, parce qu’il contient une disposition, soit l’article 30, qui est identique à un amendement qui fut proposé en troisième lecture du projet de loi C-25, puis rejeté […]

Il ne fait aucun doute que l’amendement au projet de loi C-25 qui a été rejeté est identique à l’article 30. Cependant, ce fait ne satisfait pas à lui seul à la règle de la question résolue. Il ne m’autorise pas à juger irrecevable une partie ou la totalité du projet de loi C-41 […]

Cette règle ne peut être utilisée de cette façon parce qu’elle serait alors trop restrictive et empêcherait le Sénat de s’acquitter de ses travaux comme il se doit […]

Chers sénateurs, le thème qui se dégage de ces extraits, c’est qu’il est primordial que le Sénat puisse débattre d’un projet de loi, l’étudier et prendre des décisions. Cela m’amène à mon dernier point. Même si la Présidente détermine que la situation actuelle est discutable, malgré les différences substantielles que j’ai mises en évidence entre les deux projets de loi, le Sénat devra tout de même suivre le principe selon lequel une question est présumée recevable à moins qu’elle ne le soit clairement pas.

Voici ce qu’on peut lire à ce sujet dans La Procédure du Sénat en pratique  :

Le Sénat fait souvent preuve de souplesse dans l’application des différentes règles et pratiques qui régissent les débats. Comme l’a déclaré le Président Molgat dans sa décision du 2 avril 1998 :

Je suis d’avis qu’il faut présumer, jusqu’à preuve du contraire, que les choses sont conformes ou régulières. Cette supposition m’indique que la meilleure règle à suivre pour le Président est d’interpréter le règlement de manière à permettre le débat au Sénat, sauf s’il est manifeste que la question à débattre est inadmissible.

Cet ouvrage qui fait autorité cite ensuite la décision rendue par le Président le 24 février 2009 :

[…] certains Présidents du Sénat ont préféré supposer que la question était recevable, à moins d’indication contraire ou jusqu’à preuve du contraire. Ce parti pris en faveur du débat, sauf lorsque la question est clairement irrecevable, est essentiel au maintien du rôle du Sénat en tant que chambre de discussion et de réflexion.

Honorables sénateurs, je suis tout à fait d’accord pour dire que la capacité du Sénat à débattre des projets de loi, à les étudier et à se prononcer dessus est fondamentale pour notre procédure, nos pratiques, notre rôle constitutionnel et notre collégialité. C’est notre idéal. En examinant le recours au Règlement, la Présidente et cette Chambre ont l’occasion de maintenir cet idéal et de préserver nos coutumes.

Ce rappel au Règlement doit être rejeté en raison des différences juridiques importantes entre le projet de loi S-15 et le projet de loi S-241, que j’ai décrites en détail. De plus, ce recours au Règlement doit être rejeté, car même si la Présidente conclut que cette affaire est défendable, il y a présomption en faveur du débat au Sénat du Canada.

En résumé, ce recours au Règlement n’est pas valable, et conclure le contraire ne respecterait pas les pratiques, les procédures et les idéaux de notre auguste Chambre de second examen objectif. Merci. Hiy kitatamihin.

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