L’honorable Andrew Cardozo : Honorables sénateurs, j’interviens pour répondre aux observations qu’a faites le sénateur Don Plett hier dans le cadre de ce qu’il a appelé un recours au Règlement. J’aborderai deux points : je signalerai tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’un recours au Règlement, puis j’expliquerai pourquoi mon nom est associé à la lettre en question.
Avant d’entrer dans les détails, je tiens à dire une chose : cette lettre n’avait absolument rien d’anonyme. Un ami, M. Carl Nicholson, m’a demandé de l’aider à rédiger une lettre, ce que j’ai fait. J’ai supposé qu’il y apporterait des changements, puis qu’il l’enverrait aux membres du comité en son nom, en indiquant clairement son nom et son adresse courriel, et qu’on verrait qu’il avait envoyé la lettre de son ordinateur. Mon nom figure dans les métadonnées du document parce que j’ai rédigé la première ébauche, mais il s’agit bel et bien de la lettre de M. Nicholson.
Je ne considère donc pas qu’il s’agit d’un rappel au Règlement, car je suis incapable de trouver un article du Règlement du Sénat qui aurait été enfreint. La procédure du Sénat en pratique définit ainsi un rappel au Règlement à la page 215 :
Un rappel au Règlement est une plainte ou une question formulée par un sénateur qui estime que les règles, la procédure ou les usages du Sénat ont été incorrectement appliqués ou n’ont pas été respectés au cours des délibérations de cette Chambre ou d’un de ses comités.
Rien dans ce que le sénateur a dit ne concerne une soi-disant application incorrecte des règles, de la procédure ou des usages du Sénat ou d’un de ses comités. Cette allégation voulant que j’aie aidé une personne à rédiger une lettre afin qu’elle puisse exprimer son opinion est vraie, je le confirme sans hésitation. Il ne s’agit pas d’un rappel au Règlement. Il s’agit de l’opinion d’un sénateur, inadéquatement formulée sous la forme d’un rappel au Règlement.
Votre Honneur, je vais vous donner un peu de contexte. En tant que patriote et nationaliste canadien, je suis extrêmement fier de servir au Parlement du Canada et l’élection de l’honorable Greg Fergus au poste de Président de l’autre Chambre fut une source de grande fierté et de bonheur. Après plus d’un siècle et demi d’existence, on a élu le premier Président noir de l’une des Chambres du Parlement. Je suis certain que tous les Canadiens ont ressenti une certaine fierté à cet égard. J’ai été ravi de voir les images du premier ministre Justin Trudeau et du chef de l’opposition, Pierre Poilievre, traîner M. Fergus à son siège, comme le veut la coutume à l’autre endroit.
Votre Honneur, vous serez heureuse de ne pas avoir dû subir l’outrage d’être traînée à votre siège, lorsque vous êtes devenue la Présidente de la Chambre de second examen objectif.
Je me suis également réjoui de voir les images du Président Fergus portant la toge du Président et le tricorne et affichant un grand sourire rempli de fierté, tout cela avec un facteur nouveau et excitant : c’était une personne noire qui portait l’uniforme.
Aussi, lorsqu’on a tenté de le faire tomber à peine deux mois plus tard, pour de nombreux Canadiens, cela a fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Pour tout dire, j’ai eu l’impression qu’on me transperçait l’âme. J’étais extrêmement troublé. Chers collègues, je veux que vous sachiez que cette campagne de salissage politique a touché au plus profond d’eux-mêmes beaucoup d’entre nous qui sont des personnes de couleur et, j’ajouterais, de beaucoup de personnes qui ont consacré leur vie à l’égalité raciale, quelle que soit leur origine.
Le week-end dernier, nombre d’entre nous se sont entretenus avec des gens tandis que le Comité de la procédure et des affaires de la Chambre s’apprêtait à entreprendre son examen précipité, sans laisser aux Canadiens la possibilité d’y participer en bonne et due forme. Pour beaucoup, un processus hâtif comme celui-là engendre le cynisme et la méfiance à l’égard du système politique, ce que je souhaite éviter autant que possible.
Pour certains, il peut s’agir d’un problème interne mineur. Je vous invite cependant à considérer que d’autres Canadiens ont eu une perception différente de la situation. Pour eux, il s’agissait d’un enjeu national majeur qui reflétait ce que nous sommes en tant que peuple. Qui a le droit ou non de participer au processus? Sans vouloir manquer de respect à qui que ce soit, y compris à M. Fergus — je pense d’ailleurs qu’il le sait —, le fait qu’il soit devenu Président, puis que son rôle ait été menacé n’avait pas autant à voir avec sa personne qu’avec le symbole qu’il représente, le message que l’on transmet et l’histoire de notre pays qui est en train de s’écrire sous nos yeux.
Pour beaucoup d’entre nous, son élection a été un grand moment dans l’histoire du Canada, et ce serait un moment terrible de notre histoire s’il était démis de ses fonctions aussi rapidement pour avoir fait ce que, nous le savons maintenant, d’autres Présidents avaient fait avant lui. C’est pourquoi les gens se posent la question: pourquoi existe-t-il un modèle de justice différent pour les Noirs et pour les Blancs?
Ceux d’entre nous qui étaient dégoûtés par ce qui se passait ont été profondément inquiets de cette campagne négative et de ses effets sur notre pays bien-aimé. Un tort historique était sur le point d’être commis, et les Canadiens n’avaient aucun moyen de faire entendre leurs voix.
Lorsqu’un bon ami, qui était profondément troublé par les affaires du Parlement, m’a demandé de l’aider à rédiger une lettre, j’ai été heureux d’accéder à sa demande. J’ai rédigé la lettre, puis il y a mis la dernière main et il l’a envoyée en son nom propre. Il n’y avait rien d’anonyme dans cette lettre. Je n’ai rien fait de mal, ni en tant que citoyen canadien ni en tant que sénateur canadien.
Je me demande s’il n’y a pas une tendance. Tout d’abord, on tente de marginaliser une personne noire qui occupe l’un des postes les plus élevés de notre régime démocratique, puis l’auteur d’une lettre, qui s’était même présenté comme une personne noire, est marginalisé quand, au lieu de reconnaître en lui le digne signataire de sa propre lettre, on donne cet honneur à la personne qui en avait suggéré la version préliminaire.
Honorables sénateurs, voyez l’absurdité de la situation : si on remet en question le fait que cette lettre est l’œuvre de M. Nicholson, alors on remet en question l’appartenance de chaque lettre que chaque sénateur a signée alors qu’il ne l’avait pas rédigée lui-même. En suivant cette façon de penser, on ne peut que conclure que le Sénat a produit au fil de l’histoire du Canada des milliers de lettres anonymes. On ne prétend jamais que les sénateurs envoient des lettres anonymes, alors pourquoi le faire dans ce cas-ci?
Comme le disent les jeunes : « C’est un peu sus. »
Vous ne connaissez peut-être pas M. Nicholson, alors permettez-moi de dire quelques mots à propos de ce Canadien qui a accompli de grandes choses à Ottawa et ailleurs. Au début de sa carrière, il travaillait dans le développement international en Afrique. Depuis 20 ou 30 ans, il est le directeur général du Centre catholique pour immigrants. C’est là que je l’ai rencontré, et je suis impressionné par tout ce qu’il a fait pour cette vénérable organisation. Il a été membre de la Commission de services policiers et il a reçu de nombreux prix. Il est un mari, un père et un grand-père de même qu’un fin stratège qui s’emploie à faire progresser l’égalité et qui a apporté conseils et soutien à de nombreux jeunes Canadiens.
Des maires d’Ottawa et des ministres de l’Immigration de toutes les allégeances politiques ont fait appel à sa sagesse. Il mérite donc que son nom et son identité soient dignement reconnus. De plus, sachez pour votre gouverne que, cette fin de semaine-là, la lettre a été rédigée sur mon ordinateur portable personnel.
Le sénateur Plett a aussi fait l’observation suivante :
Je suis convaincu que le sénateur Cardozo serait le premier à intervenir si Pierre Poilievre envoyait un message au Comité sénatorial sur l’éthique pour lui demander d’être clément à l’égard d’un sénateur conservateur.
Ce sont des propos totalement gratuits, bien entendu, qui respirent la partisanerie dont fait preuve le sénateur, pas moi. Il y a quelques jours, M. Poilievre et un autre parti ont voté pour nous envoyer leur avis sur le projet de loi C-234 et nous dire quoi faire. J’ai accueilli favorablement cette intervention, parce que je crois que les interactions entre les deux Chambres sont une bonne chose.
Vous savez que je suis un ardent défenseur de ce genre de dialogue et que j’ai organisé des rencontres entre les deux Chambres. Il y a quelques jours, lorsque deux ministres étaient au Sénat, je leur ai souhaité la bienvenue en leur posant une question et je leur ai demandé d’interagir davantage avec nous. J’ai dit la même chose au ministre Guilbeault lorsqu’il est venu au Sénat, il y a quelques semaines. En juin, j’ai organisé une très belle réception à mon bureau, à l’intention de l’honorable Erin O’Toole, qui était sur le point de prendre sa retraite. Des députés et des sénateurs de toutes allégeances étaient présents.
Alors, sénateur Plett, voici la demande que je vous adresse : que vous et moi organisions ensemble une discussion avec M. Poilievre, dans mon bureau ou le vôtre. Je serais heureux de rédiger la lettre d’invitation.
Je tiens à parler d’un autre point que le sénateur a soulevé. Il a dit, et je paraphrase : « Ce qui pose problème, c’est le fait que la lettre a été écrite par un sénateur qui n’est pas noir. »
Je ne connais pas la réponse à cette question, mais permettez-moi de vous donner une idée de ma façon de voir les choses.
Je pense que tous les sénateurs qui ont des enfants ou des jeunes dans leur vie apprennent d’eux. Je me souviens que, lorsque mon fils avait 4 ou 5 ans, il s’attirait des ennuis dans la cour de l’école. Je me souviens que j’ai essayé de résoudre ce problème avec lui. Il avait des ennuis parce qu’il jouait avec un groupe d’amis qui s’en prenaient à deux autres enfants. Mon fils prenait la défense de ces enfants et il mettait fin à l’intimidation, mais il finissait par avoir des ennuis parce qu’il était impliqué dans des bagarres.
Il a fallu que je lui en parle. La seule chose que je pensais lui dire était : « Tu n’as pas été intimidé; ne t’en mêle pas et ignore ce qui se passe. » Je ne lui ai jamais dit cela. Il ne l’aurait pas toléré à son âge, mais, à 4 ou 5 ans, dans sa petite tête et sa petite conscience, il savait qu’il devait faire quelque chose.
Ma fille m’a sensibilisé à la diversité des genres et à l’expression de genre, même s’il s’agit d’une question qui ne la touche pas personnellement. Mes enfants m’ont sensibilisé à ces questions et je leur en suis reconnaissant.
Regardez autour de vous. Le sénateur Wells, qui, pour autant que je sache, n’est ni agriculteur ni issu de l’industrie du séchage des céréales, nous a informés sur le séchage des céréales parce qu’il estimait cela important. La sénatrice Moodie, qui n’appartient pas au secteur de l’éducation à la petite enfance, nous a informés sur le système national de garderies.
Quand j’ai traversé la salle il y a quelques semaines, parce qu’il y avait une querelle et que trois sénatrices recevaient des menaces, je ne l’ai pas fait parce que j’étais une femme ou parce que j’étais membre du Groupe des sénateurs indépendants. Le sénateur Loffreda a parrainé le projet de loi sur le Mois du patrimoine hellénique même s’il n’est pas un Canadien d’origine grecque.
Pour répondre à mon estimé collègue, je me contenterai de dire que j’espère vraiment qu’il n’y ait pas seulement des Canadiens noirs qui défendent les Noirs et, d’ailleurs, pas seulement des habitants des Maritimes qui parlent de l’isthme de Chignecto. En qualité de sénateurs, nous avons le devoir de prendre soin les uns des autres.
Chers collègues, je vous remercie vraiment de m’accorder votre attention en ce vendredi matin alors que je réponds à cette tentative de recours au Règlement qui a été présenté presque sous le couvert de la nuit hier. Attendez-vous à ce que je me range toujours du côté des Canadiens qui cherchent à obtenir justice et qui s’attendent à ce que les parlementaires fassent preuve d’équité et de considération. Si je cesse d’agir ainsi, je ne mérite plus de siéger au Parlement.
Votre Honneur, je pense que vous conviendrez qu’il s’agit d’une allégation frivole et qu’il ne s’agit certainement pas d’un recours au Règlement. Merci, chers collègues.