L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je prends la parole pour partager avec vous ma perspective à l’égard de l’amendement proposé par notre respecté collègue le sénateur Boisvenu.
Mes commentaires seront articulés autour des points suivants : premièrement, un historique en matière de sentences à purger dans la communauté; deuxièmement, l’objectif du projet de loi C-5 en cette matière; troisièmement, la portée de l’amendement proposé par le sénateur Boisvenu.
Une partie de mes commentaires est inspirée de l’arrêt le plus récent de la Cour suprême du Canada, que la cour a rendu le vendredi 4 novembre dernier dans l’affaire R. c. Sharma, un dossier auquel tant le ministre de la Justice que le sénateur Gold, ainsi que de nombreux témoins, ont fait référence lors de l’étude du projet de loi C-5 au comité.
J’utiliserai la méthode du professeur Cotter, soit celle des trois temps. Dans un premier temps, je parlerai de l’historique.
Lorsque le premier Code criminel a été adopté en 1892, le Parlement prévoyait comme peines possibles la pendaison, l’emprisonnement et les amendes et confiscations. La peine de mort a disparu en 1968. Nous avons aussi assisté à l’apparition d’autres types de peines, comme la libération sous condition — que l’on appelle aussi l’ordonnance de probation — et les peines avec sursis, qui sont des peines purgées dans la communauté, que l’on appelle en anglais conditional sentences.
Les peines avec sursis ont été introduites dans une loi de 1995 intitulée Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence. Cette mesure législative a modifié considérablement le cadre législatif entourant la détermination de la peine, puisqu’elle a établi l’objectif et les principes de détermination de la peine et énoncé des facteurs dont les juges doivent tenir compte pour déterminer une peine adéquate.
Autrement dit, cette mesure législative a considérablement structuré le pouvoir discrétionnaire des juges en ce qui concerne la détermination de la peine. À l’heure actuelle, le pouvoir discrétionnaire des juges est structuré, ou même limité, par de nombreuses dispositions du Code criminel, qui commencent à l’article 718.
Le principe qui nous intéresse particulièrement aux fins de l’étude de l’amendement proposé est énoncé à l’article 718.2e) du Code criminel. Selon cet article, il faut examiner toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité.
Selon la loi de 1995, un délinquant n’est pas admissible à une peine avec sursis dans certaines circonstances. Il n’y est pas admissible, premièrement, si une peine minimale d’emprisonnement — ce qu’on appelle une peine minimale obligatoire — est prévue pour l’infraction; deuxièmement, si la Cour envisage d’imposer une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus; troisièmement, si une peine avec sursis risque de mettre en danger la sécurité de la victime ou de la collectivité; et quatrièmement, dans les cas où la peine avec sursis serait contraire aux principes et aux objectifs fondamentaux encadrant la détermination de la peine. Ce sont les quatre types d’exclusions qui rendent une peine avec sursis impossible.
En promulguant cette nouvelle loi en 1995, le Parlement voulait surtout réduire l’utilisation des peines d’emprisonnement dans les cas admissibles et répondre à des objectifs à la fois de punition et de réhabilitation, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans Proulx, un jugement rendu en janvier 2000, qui est le jugement le plus célèbre sur les condamnations avec sursis.
En 2007, le Parlement a adopté un projet de loi du gouvernement visant à exclure la possibilité pour un juge d’imposer une peine avec sursis aux personnes reconnues coupables de sévices graves à la personne, d’activité terroriste ou de participation aux activités d’une organisation criminelle, qui ont fait l’objet d’une poursuite par voie de mise en accusation, infractions pour lesquelles la peine d’emprisonnement maximale est de 10 ans ou plus. En d’autres termes, même s’il n’y avait pas de peine minimale obligatoire applicable pour ces infractions et si, selon le juge qui prononce la peine, une peine inférieure à deux ans était appropriée, cela n’était pas possible. L’emprisonnement était la seule solution.
En 2012, le Parlement a adopté un autre projet de loi intitulé Loi sur la sécurité des rues et des communautés, dans le but d’exclure la possibilité de peines avec sursis pour une longue liste d’infractions supplémentaires. Premièrement, cette liste comprenait toutes les infractions poursuivies par mise en accusation pour lesquelles la peine d’emprisonnement maximale est de 14 ans ou à perpétuité. Deuxièmement, la liste comprenait des catégories d’infractions poursuivies par voie de mise en accusation pour lesquelles la peine maximale d’emprisonnement était de 10 ans et qui, un, entraînent des lésions corporelles; deux, mettent en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues; ou trois, mettent en cause l’usage d’une arme. Ces catégories d’infractions se trouvent à l’alinéa e) de l’actuel article 742.1 du Code criminel. Troisièmement, 11 infractions spécifiques font l’objet de poursuites par mise en accusation : bris de prison, harcèlement criminel, agression sexuelle, enlèvement, traite de personnes en vue d’en tirer un avantage matériel, enlèvement d’une personne âgée de moins de 14 ans, vol de véhicule à moteur, vol de plus de 5 000 $, introduction par effraction dans un endroit autre qu’une maison d’habitation, présence illégale dans une maison d’habitation et incendie criminel à des fins frauduleuses. Ces 11 infractions spécifiques se trouvent à l’alinéa f) de l’actuel article 742.1 du Code criminel.
Le projet de loi C-5 propose de supprimer les alinéas e) et f). Cela signifie l’élargissement du pouvoir discrétionnaire des juges en matière de détermination de la peine relativement aux infractions que je viens d’énoncer, y compris toutes les infractions liées aux drogues en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, dont bon nombre ont été déclarées inconstitutionnelles.
Cela signifie qu’on pourra de nouveau recourir aux ordonnances de sursis pour ces catégories d’infractions, premièrement, si le juge estime qu’un délinquant mérite une peine d’emprisonnement de moins de deux ans parce que l’infraction commise n’est pas de la plus grande gravité; deuxièmement, si le juge estime que le délinquant ne présente aucun danger pour la population ou sa victime; et troisièmement, si le juge estime que l’imposition d’une telle ordonnance serait conforme à tous les principes de détermination de la peine, y compris la prise en considération de toutes les sanctions possibles qui puissent convenir autres que l’emprisonnement, surtout dans le cas de délinquants autochtones, ce qui nécessite l’application des principes de l’arrêt Gladue.
Le gouvernement actuel a pris une décision d’ordre politique, ce qui est parfaitement légitime. Dans sa décision rendue récemment dans l’affaire Sharma, à laquelle la sénatrice Batters a fait référence, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :
Le Parlement a le pouvoir exclusif de légiférer pour élaborer une politique en matière de détermination de la peine. Il n’existe pas de droit constitutionnel à une peine particulière, y compris à l’emprisonnement avec sursis […] Le Parlement n’avait aucune obligation positive de créer le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement. Notre Cour a déclaré, dans l’arrêt Proulx, que le Parlement « aurait pu facilement exclure certaines autres infractions » du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement lorsque celui-ci est entré en vigueur en 1996 […] Il a choisi de le faire plus tard, tout comme il peut choisir de le faire dans le futur. Il s’agit là d’une caractéristique inhérente du rôle du Parlement, lequel est guidé dans ses décisions par l’expérience et par la volonté des électeurs.
Le sénateur Boisvenu s’oppose à l’élargissement du pouvoir discrétionnaire des juges, comme le propose le projet de loi C-5, en ce qui concerne la détermination de la peine. En effet, il préconise de revenir aux politiques de 2012 du gouvernement Harper, auxquelles la sénatrice Batters a fait référence.
Ainsi, le sénateur propose, dans la lignée de la loi de 2012, d’exclure toute possibilité d’une sentence à purger dans la communauté à l’égard d’une liste comprenant neuf infractions spécifiques qui deviendraient le nouvel alinéa e) de l’article 748.2 du Code criminel. Je souligne que cette liste est plus courte que celle de 2012, puisque le sénateur ne propose pas de conserver les infractions suivantes : les actes de violence ou de bris dans le but de s’évader d’une prison, le vol d’un véhicule à moteur, le vol de plus de 5 000 $, l’introduction par effraction dans un dessein criminel dans un endroit autre qu’une maison d’habitation et l’incendie criminel dans le but de frauder.
Ce faisant, il laisse tomber quatre types d’infractions décrits en 2012 comme étant de graves crimes contre la propriété, qui justifiaient l’interdiction de sentences à purger dans la communauté. Je prends note de cette évolution.
Comme il l’a dit en réponse à une de mes questions, il a choisi de se concentrer sur les infractions contre les personnes. Voilà pourquoi on retrouve dans la liste proposée deux nouvelles infractions par rapport à la loi de 2012, soit le fait de causer des lésions corporelles par négligence criminelle et l’agression armée ou l’infliction de lésions corporelles à un agent de la paix. Je souligne, d’une part, que mes recherches n’ont révélé que très peu de décisions judiciaires à l’égard de l’une ou l’autre de ces infractions; elles ne semblent donc pas utilisées. J’ajoute que je n’ai entendu aucun témoin ou lu aucun mémoire qui suggérait d’ajouter ces infractions à la liste des causes qui interdiraient le recours à l’emprisonnement dans la communauté.
Dans le discours qui a mené à l’amendement proposé, le sénateur Boisvenu a fait référence à plusieurs reprises à la violence contre les personnes, en particulier les femmes et les enfants, afin de justifier les autres éléments faisant partie de sa liste. Il a mentionné notamment qu’il était tout à fait inacceptable qu’un homme condamné pour avoir exercé de la violence contre une conjointe puisse purger sa peine dans la communauté.
Je suis d’accord avec lui dans le cas d’un récidiviste, et je crois qu’en pareil cas, les juges ne considéreront même pas de condamner le délinquant à une peine de moins de deux ans. J’ajoute qu’une peine avec sursis est seulement possible si le juge est d’avis qu’il n’y a pas de risque pour la victime ou la communauté s’il impose ce type de sentence. Malheureusement, ces critères essentiels à une sentence avec sursis n’ont pas été évoqués par la sénatrice Batters dans son discours.
De plus, au Québec, dans le contexte d’une peine à purger dans la communauté, les juges peuvent imposer le port d’un bracelet antirapprochement si la victime accepte d’avoir un dispositif correspondant installé sur son cellulaire. Si j’en crois les propos de la sénatrice Batters il y a deux semaines, je comprends que cela se fait aussi en Saskatchewan et dans d’autres provinces.
Le sénateur Boisvenu a aussi mentionné que, selon des chiffres datant de 2010 qu’il a obtenus auprès du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec (CSN), 40 % des personnes purgeant une peine dans la communauté ne respecteraient pas les conditions imposées par le Code criminel et les juges. Malheureusement, nous n’avons entendu aucun témoin faire de telles affirmations ni reçu de documents ou de données probantes à cet effet. De plus, nous n’avons aucune information sur la nature des défauts allégués, dont la gravité doit être variable, à mon avis.
Enfin, je rappelle qu’une peine à purger dans la communauté ne peut être imposée qu’à un délinquant pour lequel le juge considère que la peine appropriée est un emprisonnement d’une durée de quelques jours à deux ans; en d’autres mots, on parle d’un délinquant confié aux services correctionnels provinciaux. L’amendement proposé revient à dire que nous augmenterons automatiquement le nombre de détenus dans les prisons provinciales. Selon moi, une telle conséquence ne saurait être imposée aux provinces unilatéralement, sans les avoir consultées et sans leur avoir donné la possibilité d’exprimer leur opinion sur un tel amendement au comité. En tant que sénateurs qui représentent les régions, nous nous devons de consulter les provinces avant de leur imposer un important fardeau financier.
En conclusion, il me semble que cet amendement doit être rejeté. Ce fut d’ailleurs le cas au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, par un vote nominal de neuf contre quatre. Je vous remercie de votre attention. Meegwetch.