L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je voudrais d’entrée de jeu remercier la sénatrice Clement d’avoir pris le relais des sénatrices Jaffer et Pate, qui proposent depuis plusieurs années l’abolition des peines minimales obligatoires. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules à militer en ce sens.
Pour sa part, la Commission de vérité et réconciliation, présidée par notre ancien collègue l’honorable Murray Sinclair, a recommandé en 2015 de privilégier une option semblable à celle qu’a proposée la sénatrice Clement, étant donné que les peines minimales obligatoires donnaient lieu à une surreprésentation des Autochtones dans les prisons provinciales et fédérales.
L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont faisait partie notre collègue la sénatrice Audette, a également lancé un appel en ce sens, en demandant aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, et je cite :
[…] d’évaluer de manière approfondie les répercussions des peines minimales obligatoires en ce qui concerne les peines prononcées et l’incarcération excessive des femmes, des filles et des personnes autochtones […] et de prendre les mesures qui s’imposent pour remédier à leur incarcération excessive.
Le Caucus des parlementaires noirs, dont font partie les sénatrices Bernard, Clement, Gerba, Mégie et Moodie, recommande également l’abolition des peines minimales obligatoires, car il est d’avis que ces dernières ont donné lieu à une surreprésentation des groupes racisés dans les prisons et les pénitenciers. Cette position est aussi défendue par la Canadian Association of Black Lawyers.
Ce sont là des messages importants livrés par des personnes crédibles que tout gouvernement aurait tort d’ignorer.
En réponse, le gouvernement actuel a choisi d’agir non pas en abrogeant toutes les peines minimales obligatoires, mais en proposant trois mesures ciblées.
Je souligne au passage que nulle part, dans la lettre de mandat du premier ministre au ministre de la Justice, il n’est mentionné qu’il doit œuvrer à l’abrogation de toutes les peines minimales, mais qu’il doit plutôt réduire le recours à l’utilisation de ces peines et développer une stratégie de justice pour les Autochtones et une autre stratégie de justice pour les Canadiens de couleur.
Ces mesures ciblées, que le gouvernement a insérées dans le projet de loi C-5, sont les suivantes : premièrement, l’abolition de toutes les peines minimales obligatoires prévues par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui étaient d’un an, dix-huit mois, deux ans ou trois ans, selon la nature de l’infraction, dont plusieurs ont été déclarées inconstitutionnelles, soit par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nur, soit par des arrêts des cours d’appel de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et du Québec.
La jurisprudence est cependant assez confuse pour ce qui est des cours supérieures et des cours provinciales, qui n’ont d’ailleurs pas le pouvoir de déclarer les dispositions inconstitutionnelles.
Deuxièmement, on propose l’abolition d’une quinzaine de peines minimales prévues au Code criminel pour des infractions associées, selon les analyses du gouvernement, à une surreprésentation des personnes autochtones et noires dans les prisons et les pénitenciers.
Troisièmement, on propose l’abrogation de la plupart des exclusions du régime d’accès aux peines à purger dans la communauté, que l’on appelle aussi les peines d’emprisonnement avec sursis.
L’ensemble de ces mesures élargira manifestement les options disponibles pour les juges en matière de détermination de la peine, y compris la possibilité d’imposer des peines d’emprisonnement moins longues et davantage de peines à purger dans la collectivité. Selon les analyses du ministère de la Justice, cela devrait réduire considérablement le taux d’incarcération des personnes autochtones et noires déclarées coupables. Cependant, seule une expérience de plusieurs années pourra nous dire si tel est le cas.
Au lieu de proposer d’éliminer toutes les peines minimales obligatoires, l’amendement à l’étude conserverait la majorité d’entre elles et ajouterait une disposition autorisant les juges à ne pas les imposer au cas par cas. Certains appellent une telle disposition une « soupape de sécurité », tandis que d’autres la qualifient d’« échappatoire ».
Au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, la sénatrice Pate a proposé une échappatoire qui aurait autorisé les juges à n’imposer aucune des peines minimales obligatoires restantes, y compris dans les cas de meurtres au premier et au deuxième degrés, si le juge estimait qu’agir ainsi serait dans l’intérêt de la justice. Il s’en est suivi un débat au cours duquel cet amendement a été rejeté par neuf voix contre quatre.
L’échappatoire dont nous sommes maintenant saisis est différente. Elle s’appliquerait seulement dans des circonstances exceptionnelles; la norme fixée est plus élevée. Comme l’a mentionné la sénatrice Clement, c’est le seuil fixé par les juges en Angleterre et au pays de Galles pour justifier l’imposition d’une peine d’emprisonnement moins longue que la peine minimale obligatoire applicable.
Au comité, un expert de renom en matière de détermination de la peine, le professeur Julian Roberts — un Canadien, en passant —, de l’Université d’Oxford, a dit de ce seuil qu’il était le plus élevé. Sachant cela, j’ajouterais que la Cour suprême du Canada considère maintenant qu’il est non seulement légal, mais légitime pour le Parlement d’étudier différentes solutions possibles concernant la politique de détermination de la peine et d’inscrire dans la loi des peines minimales obligatoires pour envoyer un message fort en matière de dissuasion et de dénonciation. Si on remonte jusqu’au premier ministre Pierre Trudeau, les gouvernements antérieurs ont tous créé des peines minimales obligatoires. Par contre, la cour a affirmé que, lorsque le Parlement met en place des peines minimales obligatoires, il doit le faire avec précaution afin d’éviter de ratisser trop large et d’enfreindre l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège tous les Canadiens contre les peines cruelles.
Récemment, dans l’arrêt Bissonnette, rendu en mai 2022, la Cour suprême est arrivée a la conclusion que les peines minimales obligatoires ne peuvent être considérées comme étant cruelles que si elles mènent à une peine grossièrement disproportionnée à la peine qui aurait été appropriée autrement. Cela dit, pour la Cour suprême, une peine minimale obligatoire de 25 ans pour un meurtre au premier degré ne constitue pas une peine cruelle.
Par ailleurs, dans l’arrêt Lloyd, une décision de la Cour suprême rendue en 2016, la juge en chef Beverley McLachlin a déclaré que pour éviter les contestations constitutionnelles des peines minimales obligatoires qui ratissent large, le Parlement devrait envisager de réduire leur portée afin qu’elles ne s’appliquent qu’aux délinquants qui les méritent. Elle a également indiqué qu’une autre possibilité s’offrant au Parlement serait de mettre en place un mécanisme qui permettrait aux juges d’exempter certains délinquants pour lesquels une peine minimale obligatoire constituerait une sanction cruelle. Plus loin, elle a ajouté que dans d’autres pays, ce pouvoir discrétionnaire résiduel se limite généralement à des cas exceptionnels pour lesquels les juges peuvent être tenus de fournir des motifs justifiant le fait de ne pas appliquer les peines minimales obligatoires prévues par la loi. C’est ce que propose maintenant la sénatrice Clement.
À la lumière de tout cela, j’aimerais expliquer pourquoi je ne peux pas appuyer cette nouvelle tentative d’instaurer une clause échappatoire dans le projet de loi C-5.
Premièrement, l’échappatoire proposée est rédigée de manière à s’appliquer à toutes les peines minimales obligatoires qui subsistent, y compris pour les meurtres au premier et au deuxième degré, la haute trahison, les crimes contre l’humanité, la conduite avec facultés affaiblies causant la mort et les infractions sexuelles contre des enfants. À mon avis, dans ces cas-là, les peines minimales obligatoires sont entièrement justifiées pour envoyer un message clair de dissuasion et de dénonciation.
Soit dit en passant, au Royaume-Uni, la clause échappatoire ne s’applique pas à tous les types de meurtres.
Ici, au Canada, en 2013, la section pénale de la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada, un groupe de travail qui comprend des procureurs, des avocats de la défense, des universitaires et d’autres personnes, n’a pas recommandé de supprimer les peines minimales obligatoires pour les meurtres. L’Association du Barreau canadien, qui a comparu devant notre comité sénatorial, ne l’a pas recommandé non plus. En adoptant l’amendement proposé — à supposer qu’il entre dans le cadre du projet de loi, ce dont je doute également pour les raisons évoquées par le sénateur Cotter mardi —, nous irons plus loin que n’importe quel pays dans le monde. Je ne suis pas prêt à le faire, et je ne pense pas qu’un tel changement refléterait les valeurs de la société canadienne.
Deuxièmement, l’opportunité d’ajouter une telle clause échappatoire à l’étape de la troisième lecture et de renvoyer ainsi le projet de loi C-5 à la Chambre des communes au lieu de l’envoyer à Rideau Hall pour la sanction royale repose sur l’hypothèse que la clause réduira considérablement la fréquence d’imposition de peines minimales obligatoires par les juges canadiens. Cependant, les arguments présentés au comité sénatorial indiquent le contraire. Dans une réponse écrite aux questions que j’ai posées au comité, le professeur Roberts a expliqué qu’en Angleterre, une telle clause échappatoire, en raison de son seuil très élevé, a été interprétée de façon étroite par les tribunaux d’Angleterre et du pays de Galles et utilisée par les juges chargés de la détermination de la peine dans un très petit nombre de cas seulement. Il ne s’agit donc pas d’une modification qui apportera beaucoup de changements significatifs.
Troisièmement, de nombreux témoins se sont opposés à l’adoption d’une disposition d’exception — quel que soit son contenu — parce qu’ils craignent que la discrimination systémique qui existe à l’égard des personnes racialisées, autochtones et vulnérables ne se traduise pas par une diminution du nombre de peines minimales obligatoires imposées à ces groupes par le système judiciaire. En fait, ils craignent qu’une telle clause échappatoire ait tendance à profiter aux délinquants blancs et à ceux qui ont un accès privilégié à la représentation juridique, ce qui entraînerait de nouvelles inégalités.
Cette préoccupation est logique si l’on part du principe que la surreprésentation des Autochtones et des personnes racialisées dans nos prisons est due à l’activité policière excessive, à la suraccusation, à un accès insuffisant à des avocats de la défense compétents et à la partialité du système judiciaire.
Quatrièmement, certains témoins ont souligné qu’au Canada, contrairement au Royaume-Uni où les juges n’ont pas le pouvoir constitutionnel de déclarer inconstitutionnelle une peine cruelle, nous avons l’article 12 de la Charte. Dans les cas où une peine minimale obligatoire peut entraîner une violation de l’article 12 ou de l’article 15 — le droit à l’égalité —, les juges canadiens peuvent la déclarer inconstitutionnelle et donc invalide. Cette invalidité s’appliquera à toutes les personnes exposées à cette peine minimale obligatoire, et non au cas par cas.
Comme il a été indiqué précédemment, pour éviter les contestations constitutionnelles, le Parlement a deux options : rédiger correctement les infractions et les peines individuelles ou ajouter une clause échappatoire applicable dans des circonstances exceptionnelles. Autrement dit, l’adoption de la clause échappatoire proposée offrirait une protection contre les poursuites en vertu de l’article 12 de la Charte des droits et pourrait inciter le Parlement à adopter davantage de peines minimales obligatoires, y compris la soupape de sécurité possible, ce qui est à l’opposé de l’objectif des partisans de l’amendement.
Enfin, je tiens à souligner que le ministre de la Justice et le porte‑parole du NPD en matière de justice, M. Randall Garrison, ont demandé publiquement au Sénat d’adopter le projet de loi C-5 le plus rapidement possible, car il va immédiatement permettre aux juges d’imposer des peines avec sursis lorsqu’une telle peine est plus appropriée que l’emprisonnement dans une prison provinciale. La majorité des témoins qui se sont présentés devant notre comité appuient le fait d’élargir le pouvoir discrétionnaire des juges.
Par ailleurs, à la suite de la récente décision Sharma, la Criminal Lawyers’ Association, l’Association du Barreau canadien, l’Association des avocats noirs du Canada et de nombreux universitaires et autres parties prenantes nous ont écrit, notamment dans les médias sociaux, pour nous exhorter à adopter le projet de loi C-5 sans plus attendre. Compte tenu des motifs présentés pour justifier l’amendement, je ne vois pas pourquoi nous devrions faire la sourde oreille.
Pour toutes ces raisons, chers collègues, je vous invite à voter contre cet amendement. Merci. Meegwetch.