L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je tiens d’abord à féliciter le sénateur Boisvenu de son projet de loi S-231, dont il a amorcé la deuxième lecture hier, et de son implication dans le dossier des femmes victimes de violence, notamment de violence conjugale, un dossier qui m’interpelle comme beaucoup d’autres Québécois avec qui j’ai marché le vendredi 2 avril dernier à Montréal.
Selon des études de plus en plus nombreuses, la violence contre la conjointe est souvent associée à une volonté de l’agresseur de contrôler la victime. De plus, en cas de séparation, cet agresseur est plus susceptible que toute autre personne dans la société de commettre le meurtre de sa conjointe.
Les chiffres les plus récents au Québec en matière de féminicide démontrent que ce phénomène commande une stratégie coordonnée entre les gouvernements, tant fédéral que provinciaux, avec l’aide d’experts dans le domaine, y compris ceux qui sont responsables des ressources visant à aider les personnes violentes et ceux qui sont impliqués dans le soutien aux personnes violentées, comme les refuges pour femmes victimes d’abus et de violence.
À ce titre, je tiens à souligner deux rapports québécois rendus publics en décembre dernier. D’abord, il y a celui du Comité d’examen des décès liés à la violence conjugale, chapeauté par le Bureau du coroner du Québec, qui inclut 28 recommandations, et celui du Comité d’experts sur l’accompagnement des personnes victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, intitulé Rebâtir la confiance, qui énonce 190 recommandations, notamment la formation de tous les intervenants sociojudiciaires. Les deux rapports et leurs recommandations visent tant les intervenants du milieu que les gouvernements et font état de la complexité de la problématique.
Plus tôt aujourd’hui, le gouvernement du Québec a annoncé un budget de 71 millions de dollars pour favoriser une meilleure prise en charge des victimes de violence conjugale et une surveillance accrue des contrevenants.
Il demeure cependant que, pour l’instant, la triste réalité de la violence conjugale fait partie du contexte social dont tous les intervenants, y compris ceux du monde judiciaire, doivent tenir compte.
L’amendement proposé par le sénateur Boisvenu vise à indiquer au Conseil canadien de la magistrature que le Parlement souhaite inclure la violence conjugale dans la conception de la formation obligatoire pour les nouveaux juges et dans la formation offerte à ceux qui sont déjà en poste
Devant cette proposition d’amendement, nous devons nous demander aujourd’hui deux choses : d’une part, quels sont les avantages qui découleraient de l’ajout de ces mots et, d’autre part, quelles en seraient les conséquences sur l’entrée en vigueur du projet de loi qui évolue dans le processus parlementaire depuis plus de quatre ans?
Comme je l’ai dit plus tôt, la triste réalité de la violence conjugale fait partie du contexte social dont tous les intervenants, y compris ceux du monde judiciaire — comme les policiers, les avocats et les juges —, doivent tenir compte.
La décision rendue par la Cour suprême le 18 septembre 2020 dans l’affaire Michel c. Graydon, qui portait sur le droit de la famille, contient des observations pertinentes pour notre discussion d’aujourd’hui. En voici des extraits :
Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes de violence aux mains d’un partenaire intime […]. Les femmes sont en conséquence davantage susceptibles de laisser derrière elles leur foyer et leurs effets personnels — ainsi que leur sécurité financière — et d’aller chercher refuge ailleurs ou de devenir sans abri. […] L’impact d’antécédents de violence sur la santé émotionnelle d’une personne, les craintes potentielles de cette personne d’entrer en contact avec son ancien agresseur ainsi que ses réticences ou son incapacité à le faire du fait de cette violence ont un impact tout aussi évident. De plus, […] « il peut arriver que certains pères violents instrumentalisent le processus [lié] au paiement du soutien alimentaire pour enfants afin de continuer d’exercer une domination et un contrôle sur leur ex-épouse ». […]
Étant donné la dynamique entre les genres dans le droit relatif au soutien alimentaire au profit des enfants, les règles de droit ne doivent pas faire abstraction des réalités qui façonnent la vie des femmes et qui les exposent à des expériences et à des risques auxquels les hommes sont moins susceptibles d’être exposés. Par exemple, les femmes sont davantage susceptibles d’être victimes de violence de la part d’un partenaire intime, d’assumer une part plus importante des travaux domestiques non rémunérés — conjuguée à l’expérience de travail moins grande et aux revenus inférieurs en découlant — et de devoir se charger de la plupart des obligations liées au soin des enfants.
Autrement dit, la violence familiale fait partie du contexte social que les juges, tous les juges, doivent prendre en considération lorsqu’ils examinent les affaires dont ils sont saisis, qu’il s’agisse de droit de la famille, de droit civil ou de droit pénal.
Pour cette raison, en plus des 6 millions de dollars investis habituellement dans la formation des juges chaque année, le 26 avril 2017, l’honorable Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureure générale du Canada de l’époque, a annoncé un nouveau financement de près de 100 000 $ par année accordé à l’Institut national de la magistrature pour, et je cite :
[…] élaborer une formation destinée aux juges nommés par le gouvernement fédéral et par les provinces qui se concentrera sur la violence fondée sur le sexe, y compris les agressions sexuelles et la violence familiale.
Quand la juge Adèle Kent, de l’Institut national de la magistrature, a témoigné devant le comité sénatorial au début de l’année, elle a indiqué que l’institut a donné 21 séances de formation sur les cas d’agression sexuelle, la violence familiale, la traite de personnes, les droits des victimes et le traitement éclairé par les traumatismes. Elle a ajouté que, depuis peu, l’Institut national de la magistrature offre de la documentation entièrement consacrée à la psychologie et au droit en matière de violence familiale et de violence contre un partenaire intime.
En d’autres mots, les juges ont maintenant accès à de la formation et à des outils sur la violence familiale. Peut-être que cela aurait dû être fait il y a longtemps, mais mieux vaut tard que jamais. Je suis toutefois convaincu qu’il reste beaucoup à faire.
La formation juridique sur la violence familiale est obligatoire, car elle est une partie intégrante des modifications qui ont été apportées à la Loi sur le divorce. Celles-ci sont entrées en vigueur le 1er mars cette année.
Sans surprise, les juges sont de plus en plus informés sur la violence familiale et sur la nécessité d’y mettre fin et de promouvoir la sensibilisation à cette problématique. Par exemple, il y a quelques semaines, la Cour d’appel du Québec, dans la décision R. c. Davidson, a autorisé un appel interjeté par la Couronne pour doubler la peine infligée à un homme. En effet, ce dernier, sous l’effet de l’alcool, a violemment attaqué sa partenaire intime pour la forcer à lui rembourser de l’argent qu’il avait prêté à son enfant. Dans ce cas, la Cour d’appel du Québec a infirmé un jugement qui avait été rendu par un juge nommé par le gouvernement provincial. Malheureusement, la nouvelle loi ne s’applique pas dans ce cas. Si vous me le permettez, j’aimerais vous citer quelques passages de ce jugement :
[…] la Cour a insisté plus d’une fois sur le poids additionnel qui doit être accordé aux objectifs de dénonciation et de dissuasion dans le contexte de la violence familiale. En fait, la détermination de la peine dans ces cas vise à satisfaire à deux exigences : dénoncer le caractère inacceptable et criminel de la violence familiale et accroître la confiance des victimes et du public dans à l’égard de l’administration de la justice.
[…] même quand un accusé démontre des signes encourageants de réadaptation, l’objectif de la réadaptation ne doit pas primer les objectifs de dénonciation et de dissuasion en ce qui concerne la violence familiale.
Permettez-moi d’ajouter que les juges de première instance ne sont pas en reste.
Dans un article de Droit-Inc. publié en août 2020, on cite les propos du juge Buffoni de la Cour supérieure du Québec, qui a affirmé ceci :
L’époque où la femme est la propriété de l’homme est révolue, mais ça continue malheureusement de sévir.
Dans un autre jugement rapporté dans le même article, on cite sa collègue la juge Hélène di Salvo de la Cour supérieure du Québec, qui a déclaré ce qui suit :
Trop de femmes sont assassinées par un conjoint jaloux incapable d’accepter la rupture.
Saisis de dossiers de droit criminel — comme on le sait, au Québec, 98 % des dossiers criminels se rendent devant les juges de la Cour du Québec, qui sont nommés par le gouvernement provincial, et non par le gouvernement fédéral —, les juges de la Cour du Québec ont mis l’accent, eux aussi, sur l’importance de s’attaquer à la violence familiale.
Dans le même ordre d’idées, j’aimerais citer quelques jugements très récents de la Cour du Québec qui, eux aussi, ont mis l’accent sur l’importance de s’attaquer à la violence conjugale.
Dans le jugement R. c. Michel, qui a été rendu en mars dernier, la juge Julie Riendeau a écrit ce qui suit :
[…] ici, une peine autre que l’incarcération occulterait […] la nécessité d’exprimer que la violence conjugale n’est pas tolérée […]
Le 26 mars 2021, un quotidien rapportait que son collègue le juge David Bouchard, dans une autre affaire, avait dit ce qui suit à un agresseur :
Vous êtes le seul et unique responsable des gestes que vous avez posés […]. […]
De plus en plus la société dénonce les comportements à cet égard. Il importe de dénoncer [ce] comportement et de vous dissuader également de récidiver […]
Le lendemain, le 27 mars, le journal La Presse citait le juge Érick Vanchestein dans la décision R. c. Cormier :
[…] l’augmentation des cas de violence conjugale depuis la dernière année et une série de meurtres de femme depuis le début de l’année 2021 démontre l’importance de cet enjeu social.
Ainsi, sans négliger les objectifs de réhabilitation et de réinsertion sociale, la présente affaire commande d’accorder une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion.
En d’autres mots, la magistrature montre qu’elle est désormais très consciente de cet élément du contexte social que constitue la violence conjugale.
En commentant cette jurisprudence, la directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec, Mme Manon Monastesse, a déclaré ce qui suit : « C’est dans l’air du temps, c’est encourageant ».
Tout cela doit faire partie de notre évaluation quant à l’absolue nécessité ou non de l’amendement proposé.
Par ailleurs, il faut bien constater que nous sommes le 6 mai et que les semaines qu’il reste au calendrier parlementaire avant l’ajournement prévu, pour l’instant, vers le 23 juin sont peu nombreuses. Pendant cette courte période, de nombreux projets de loi, y compris des mesures budgétaires, devront être adoptés.
Or, si nous amendons le projet de loi C-3, un message devra être envoyé à la Chambre des communes, auquel le ministre de la Justice devra proposer une réponse, après décision du Cabinet. Il devra ensuite demander que cette réponse soit acceptée par la Chambre des communes où, comme tout le monde le sait, le gouvernement n’est pas majoritaire et où il semble avoir de la difficulté à contrôler l’ordre du jour.
Bien consciente de tout cela, l’honorable Rona Ambrose nous a invités, lors de sa comparution devant le comité sénatorial le 31 mars dernier, à ne pas faire d’amendements additionnels et à nous empresser d’adopter ce projet de loi à l’étape de la troisième lecture.
À mon tour, je vous invite à adopter ce projet de loi qui chemine depuis plus de quatre ans. Je vous remercie de votre attention. Meegwetch.