L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, j’espère que cette étape de la troisième lecture du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel, sera l’aboutissement du travail acharné effectué depuis février 2017 par l’honorable Rona Ambrose, ancienne chef par intérim du Parti conservateur du Canada, ainsi que du travail des comités reflété dans les amendements effectués par le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes en mai 2017, les amendements apportés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en juin 2019 et, enfin, les derniers amendements effectués par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes en octobre 2020.
Je rappelle que le principe de ce projet de loi a reçu l’appui unanime des députés lors de la dernière législature, et encore une fois durant la session actuelle. Malgré son importance, le projet de loi se résume à quatre mesures. Premièrement, il exige que les candidats à une nomination à une cour supérieure provinciale, et non à une cour fédérale, prennent l’engagement de suivre, s’ils sont nommés, une formation sur les questions liées aux agressions sexuelles et au contexte social, y compris le racisme et la discrimination systémiques.
Deuxièmement, il invite le Conseil canadien de la magistrature à offrir de la formation sur ces sujets après avoir consulté des personnes ayant survécu à une agression sexuelle et des organismes qui les appuient, y compris les dirigeants autochtones et les autres ressources que le conseil estime indiquées. Troisièmement, il invite le conseil à faire rapport au Parlement, par l’entremise du ministre de la Justice, sur la participation des juges à ces formations.
Enfin, il amende le Code criminel pour obliger tous les juges, qu’ils soient nommés par les provinces ou par le gouvernement fédéral, à expliquer leurs décisions lors des procès pour agressions sexuelles.
Ensemble, ces mesures visent à rehausser la confiance du public, en particulier chez les personnes ayant survécu à une agression sexuelle, envers la capacité de notre système de justice de traiter chacun équitablement et de traiter les affaires d’agression sexuelle amenées devant un juge de manière respectueuse et libre de tout mythe et de tout préjudice.
Rehausser la confiance du public, en particulier celle des personnes ayant survécu à une agression sexuelle, envers notre système de justice pénale n’est pas une mince tâche. Il faut mieux éduquer les policiers, les procureurs de la Couronne et toutes les autres personnes qui interviennent dans le traitement des allégations d’agression sexuelle et de toutes accusations qui pourraient s’ensuivre.
Les mythes et les stéréotypes préjudiciables à l’endroit des victimes d’agression sexuelle demeurent très présents dans notre société. En voici quelques exemples : penser qu’une femme qui choisit de rentrer chez elle avec un homme ou d’aller chez lui consent du même coup à une activité sexuelle; penser qu’une femme à la tenue « provocatrice » est ouverte à des activités sexuelles; penser qu’une femme qui ne résiste pas consent; penser que des femmes « crient au viol » après une relation sexuelle consensuelle qu’elles regrettent; et penser qu’une femme qui a consenti une fois consent du même coup à des activités sexuelles subséquentes.
Des mythes et des stéréotypes propres à certains groupes s’ajoutent également à ce lot. Au comité, Viviane Michel, de Femmes autochtones du Québec, a expliqué ceci :
Les femmes autochtones sont visées par de nombreuses formes de discrimination, fondées notamment sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle et le genre. On n’est pas sans savoir que les discriminations systémiques actuelles ont pris racine dans le colonialisme, un processus genré ayant produit de nombreux stéréotypes insidieux pour les femmes autochtones.
Ces stéréotypes découlent de la vision qu’avaient les Européens de la femme autochtone, soit qu’elle était « sauvage », sans honte, prostituée, mauvaise mère, laide et incapable de sentiments ou de morale.
Non seulement le recours aux mythes et aux stéréotypes nuit à la confiance du public dans le système judiciaire, mais lorsque lesdits mythes et stéréotypes font partie de la vision d’un juge, ils faussent la fonction de recherche de la vérité que représente le procès. Comme la Cour suprême du Canada l’a observé en 2019 dans l’affaire R. c. Goldfinch :
Le système de justice canadien vise à protéger la capacité des juges des faits de découvrir la vérité. Dans les cas d’agression sexuelle, la preuve concernant le passé sexuel de la plaignante — si elle est invoquée pour suggérer que celle-ci était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en cause ou qu’elle est généralement moins digne de foi — compromet cette fonction de recherche de la vérité et menace les droits à l’égalité, à la vie privée et à la sécurité des plaignantes.
La Cour suprême a poursuivi en ces termes :
En 1992, le Parlement a adopté l’art. 276 du Code criminel […] afin de protéger les procès de ces dangers. Près de 30 ans plus tard, les enquêtes et les poursuites relatives aux agressions sexuelles continuent d’être marquées par des mythes.
De plus, l’application inadéquate de la complexe loi sur les agressions sexuelles se rajoute à cela et contribue à dissuader les victimes de signaler les agressions sexuelles dont elles ont été victimes.
Les agressions sexuelles continuent d’être le crime le moins signalé au Canada. Selon la dernière Enquête sociale générale sur la victimisation menée par Statistique Canada, seulement 5 % des agressions sexuelles ont été signalées à la police cette année-là, comparativement à 37 % pour les agressions physiques et 46 % pour les vols qualifiés. Autrement dit, l’agression sexuelle est non seulement un crime violent, mais aussi un crime sous-signalé.
Selon l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés de 2018 de Statistique Canada, une victime d’agression sexuelle sur cinq se fait blâmer. C’est l’un des facteurs qui contribuent grandement au sous-signalement des agressions sexuelles à la police par les victimes. En plus de l’intériorisation de la honte, de la culpabilité ou de la stigmatisation, la perception selon laquelle les victimes seront blâmées, seront de nouveau l’objet de victimisation, ne seront pas prises au sérieux, ou seront traitées de façon irrespectueuse n’aide aucunement la situation. Le plus grand sentiment de normalisation sociétale à l’égard des comportements sexuels inappropriés ou non désirés est également un facteur très négatif.
Selon un rapport de 2017 de Statistique Canada, près de la moitié des victimes d’agression sexuelle qui n’ont pas signalé le crime à la police « ne voulaient pas être embêtées, ne voulaient pas subir de fardeau ou ne pensaient pas que le recours au système de justice donnerait un résultat positif ».
Pour les victimes qui décident de dénoncer une agression sexuelle à la police, les statistiques montrent que la suite du dossier est complexe. Un auteur présumé n’a été identifié que dans trois affaires sur cinq. Moins de 43 % des agressions sexuelles rapportées à la police ont donné lieu à une mise en accusation, comparativement à 75 % des cas de voies de fait alléguées; cela signifie que la poursuite n’était pas convaincue qu’elle pourrait obtenir une condamnation. Parmi les affaires ayant donné lieu à une mise en accusation, seulement la moitié se rendront ultimement à l’étape du procès devant un juge, qui devra déterminer si l’accusé est coupable ou non. Cela s’explique soit parce que la victime a retiré sa plainte, soit parce que l’accusé est un proche ou en raison d’autres facteurs, comme la découverte de faits nouveaux ou le décès de l’accusé. Enfin, parmi toutes ces affaires soumises à un jugement final, un peu plus de la moitié, soit 55 %, vont mener à une déclaration de culpabilité, comparativement à 59 % des cas dans des affaires de voies de fait.
Il faut cependant mentionner que le système de justice, lorsque l’accusé est déclaré coupable, impose souvent une peine d’emprisonnement, soit dans 56 % des cas, comparativement à 36 % des cas pour les accusations de voies de fait. Cela s’explique probablement par le fait que ce sont les cas d’agressions sexuelles les plus graves qui donnent généralement lieu à un procès.
Malgré les nombreux obstacles au signalement des agressions sexuelles, je constate que le nombre de cas signalés à la police a nettement augmenté dans la foulée du mouvement #MoiAussi, qui est devenu viral le 15 octobre 2017 ou autour de cette date. Selon Statistique Canada, 23 834 victimes d’agression sexuelle fondée ont été dénombrées en 2017, soit une augmentation de 13 % par rapport à 2016. C’est un bon signe; les gens sont plus nombreux à porter plainte. Bien qu’il s’agisse certainement d’un aspect positif du mouvement #MoiAussi, il faut aussi reconnaître que le mouvement est né en partie ou en totalité de l’insatisfaction du public, en particulier des femmes, face à l’inefficacité perçue du système judiciaire.
Comme l’a souligné le Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale dans un rapport présenté à l’Assemblée nationale du Québec le 15 décembre dernier, et je cite :
Le mouvement #MeToo dénonce une culture de complaisance face à la violence sexuelle, démontrant de manière éclatante qu’elle est largement répandue, dans tous les milieux et dans toutes les classes sociales, et qu’elle est trop souvent tolérée ou banalisée.
Les rapports entre le mouvement #MeToo et le système de justice traditionnel n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse approfondie. Il est toutefois indéniable que le mouvement recèle un ras-le-bol envers les institutions judiciaires, perçues comme étant inefficaces. […] Ceci étant dit, #MeToo ne peut pas non plus être réduit à une critique du système de justice. Les personnes qui choisissent les réseaux sociaux plutôt qu’un forum judiciaire classique ne le font pas seulement par manque de confiance envers les institutions traditionnelles; elles recherchent souvent autre chose, une communauté, une écoute empathique, un changement social.
Ainsi, bien que le mouvement #MeToo ne peut être réduit à une simple critique du système judiciaire, il n’en demeure pas moins qu’il a mis en lumière plusieurs de ses lacunes.
Bien qu’importante, la formation judiciaire n’est pas une panacée permettant de corriger toutes ces failles et de répondre à tous les griefs des victimes d’agressions sexuelles. Dans ses 190 recommandations, le Comité d’experts du Québec souligne, entre autres, l’ajout de ressources pour un meilleur accompagnement psychosocial ou judiciaire des personnes victimes, le financement pour les organismes d’aide aux personnes victimes, l’harmonisation des pratiques policières, le développement de services culturellement pertinents, l’offre d’un processus de justice réparatrice aux victimes autochtones adultes, et l’offre de conseils juridiques gratuits, indépendamment du revenu de la personne victime.
Cela dit, la formation des juges fait partie de la solution pour accroître la confiance du public à l’égard du système de justice. Très récemment, soit le 9 avril 2021, le Conseil canadien de la magistrature a distribué un communiqué de presse à la fin de sa réunion annuelle du printemps, dans lequel il a indiqué ceci :
La formation des juges est essentielle au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Le Conseil travaille avec diligence afin de s’assurer que les juges de nomination fédérale ont accès et participent à des programmes de formation pertinents et de haute qualité. Le Conseil est conscient des attentes du public à l’égard de la formation des juges et, en particulier, des réalités changeantes concernant le droit en matière d’agressions sexuelles, de partis pris involontaires et de discrimination systémique.
Compte tenu de l’engagement ferme du conseil à l’égard de la formation des juges, il peut être tentant de conclure qu’il est superflu d’avoir recours à une mesure législative dans ce dossier. À cela, je pose la question suivante : est-ce une si mauvaise chose que le Parlement rappelle l’importance de la formation des juges à tous les Canadiens alors que, en définitive, c’est lui qui la finance? Préserver la confiance du public envers le système de justice, une pierre angulaire de toute démocratie, est aussi important pour le Parlement que pour la magistrature.
Qui plus est, comme l’honorable Adèle Kent, de l’Institut national de la magistrature, l’a expliqué au comité sénatorial :
[…] [D]epuis 2017, lorsque Mme Ambrose a présenté le projet de loi C-337, le dialogue entre la magistrature et le Parlement ainsi que le dialogue avec des représentants de groupes de victimes se sont révélés fort utiles.
Même si je conviens avec Me Calarco […]
— de l’Association du Barreau canadien —
— que la magistrature doit demeurer indépendante, j’attache une importance aux dialogues que nous avons eus au cours des quatre dernières années.
Dans son préambule, le projet de loi C-3 affirme que les victimes de violence sexuelle doivent avoir confiance au système de justice pénale et à la responsabilité du Parlement de faire en sorte que les institutions démocratiques du Canada reflètent les valeurs et les principes des Canadiens, et qu’elles répondent à leurs besoins et à leurs préoccupations. Le préambule souligne aussi l’importance d’une magistrature indépendante.
Les Canadiens ont la chance inouïe d’avoir une magistrature solide et indépendante. Véritable pilier constitutionnel qui sous-tend toute démocratie moderne, l’indépendance judiciaire implique que les juges doivent avoir la liberté de prendre des décisions en fonction du bien-fondé de chaque affaire et que les tribunaux sont libres de mener leurs travaux sans ingérence extérieure. Les juges doivent être affranchis de toute ingérence ou influence. Autre point pertinent dans la discussion d’aujourd’hui, l’indépendance judiciaire implique que la magistrature ait le plein contrôle quant à la gestion de ses affaires, ce qui comprend la formation des juges et l’imposition de mesures disciplinaires à leur endroit. Cela garantit que les juges ne sont, ni concrètement, ni en apparence, soumis à une influence indue dans leur processus de décision.
Ces considérations ont guidé l’analyse et le remaniement du projet de loi par le Sénat, la Chambre des communes et le gouvernement.
La première version du projet de loi émanant du Comité permanent de la justice et des droits de la personne prévoyait que tout candidat à une nomination, par le fédéral, à un poste au sein d’une cour supérieure provinciale devait, avant sa nomination, avoir suivi une formation à jour et complète sur le droit et le contexte social relatifs aux agressions sexuelles.
Elle prévoyait aussi de nouvelles obligations pour le Conseil canadien de la magistrature, une entité créée en vertu de la Loi sur les juges et constituée des juges en chef et des juges en chef adjoints de chacune des Cours supérieures du Canada.
Parmi ces obligations se trouve celle de présenter un rapport annuel sur le nombre de dossiers d’agression sexuelle soumis à des juges qui n’avaient pas suivi de formation sur les agressions sexuelles. Un tel rapport constitue une ingérence claire dans la gestion des tribunaux.
Finalement, la loi juste dictait au Conseil canadien de la magistrature le contenu de la formation des juges, y compris les personnes devant participer à la conception des séminaires et des conférences.
Chacun de ces éléments compromettait l’indépendance judiciaire et, pour y remédier, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a présenté des amendements en juin 2019. Ces amendements ont été intégrés au projet de loi ministériel subséquent, que nous avons devant nous aujourd’hui. Quand M. Niemi a témoigné devant le comité sénatorial, il a dit ceci à propos du projet de loi, tel qu’il est présenté :
Nous ne le voyons pas comme une question de chevauchement ou de menace de l’indépendance de la magistrature; nous voyons la formation des juges sur les questions de violence sexuelle, de discrimination systémique et de racisme comme une façon d’élever la connaissance des juges et de rendre la magistrature plus proche de la société et surtout des personnes qui ont le plus besoin de justice.
À l’automne 2020, au Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, à l’initiative du Bloc québécois, le projet de loi a été davantage amendé pour éviter toute interprétation selon laquelle il constitue une interférence dans les affaires judiciaires. Ainsi, on a remplacé le terme « doit » par « devrait » en ce qui a trait aux rapports à fournir au Parlement et aux personnes à consulter dans la conception des cours. L’obligation est ainsi devenue une invitation, et ce, je le rappelle, à l’égard des activités financées par le Parlement, qui a le droit de faire des suggestions et d’obtenir une certaine forme de reddition de comptes de l’usage des fonds publics.
Cela dit, tout comme le projet de loi Ambrose, le projet de loi C-3 vise fondamentalement à s’assurer que les victimes d’agression sexuelle aient confiance dans le système de justice pénale et que les décisions en matière d’agression sexuelle soient rendues conformément à la loi et aux faits, sans recourir, consciemment ou non, aux stéréotypes, aux mythes et aux préjugés, et ce, par tous les juges — pas seulement ceux qui sont nommés par le gouvernement fédéral.
À cette fin, le projet de loi modifie le Code criminel pour obliger les juges à motiver leurs décisions dans toutes les affaires d’agression sexuelle. Ces motifs doivent être consignés au procès-verbal des débats ou faire partie d’un jugement. Cela assure une plus grande transparence du processus judiciaire, tout en permettant à la personne plaignante, à l’accusé, aux parties au litige, aux médias et aux cours d’appel de comprendre pleinement le raisonnement du juge de première instance et de s’assurer que les motifs sont non seulement fondés en droit, mais aussi exempts de préjugés, de stéréotypes et de mythes.
Le devoir de transparence est crucial pour maintenir la confiance du public. J’ajouterais que l’obligation de motivation réduit le risque d’erreur et fait parfois ressortir, pour celui qui écrit, les préjugés qui le guidaient sans qu’il s’en rende compte. Tout cela peut alors réduire la probabilité d’appels et de nouveaux procès, qui obligent la personne plaignante à témoigner à nouveau et à revivre, souvent publiquement, des événements traumatisants.
Je tiens également à préciser que l’exigence de fournir des motifs, telle qu’elle est envisagée par le projet de loi C-3, constitue une forme de codification de l’arrêt R. c. Sheppard, rendue en 2002 par la Cour suprême, dans lequel celle-ci a souligné l’importance de fournir des motifs, notamment pour faciliter l’examen en appel des condamnations ou des acquittements.
Certes, le processus d’appel permet de corriger les erreurs malencontreuses, comme celles qui sont souvent rapportées par les médias. Nous l’avons vu avec la Cour suprême, qui est intervenue à plusieurs reprises au cours des dernières années pour rappeler les effets néfastes que peut avoir le recours aux mythes, aux préjugés et aux stéréotypes en matière d’agressions sexuelles. Il reste du travail à faire.
Ainsi, la Cour suprême, dans l’affaire R. c. Slatter, qui impliquait une jeune femme qui souffrait d’une déficience développementale et qui avait été agressée par son voisin pendant plusieurs années, a tenu à souligner encore une fois en ces termes l’importance de se méfier des mythes :
Nous tenons simplement à souligner que, lorsque les tribunaux sont appelés à apprécier la crédibilité et la fiabilité du témoignage d’une personne ayant une déficience intellectuelle ou développementale, ils doivent hésiter à privilégier un témoignage d’expert attribuant des caractéristiques générales à cette personne, plutôt qu’à s’attacher à sa véracité et à ses capacités réelles démontrées par son aptitude à percevoir les événements en litige, à s’en rappeler et à les relater, à la lumière de l’ensemble de la preuve. Le fait d’accorder une trop grande importance à des généralisations risque de perpétuer des mythes et stéréotypes préjudiciables au sujet des personnes ayant des déficiences, situation qui est peu propice au processus de recherche de la vérité et qui crée des obstacles additionnels pour les gens qui demandent accès à la justice.
Bien que le processus d’appel puisse permettre de déceler et de corriger de telles situations, cela n’est pas la meilleure réponse. La meilleure réponse est celle du jugement qui prouve être exempt de préjugés et de mythes. Nous devons donc nous assurer que tous les juges comprennent bien le droit relatif aux agressions sexuelles, les conséquences des infractions sexuelles sur les victimes et le contexte social dans lequel évoluent les parties à une cause, et qu’ils soient mis en garde contre les préjugés et les mythes qu’ils peuvent eux aussi, comme membres de la société, connaître — et parfois même partager — sans s’en rendre compte.
C’est pourquoi le projet de loi C-3 propose de modifier la Loi sur les juges afin qu’il soit nécessaire, pour être nommé à une cour supérieure provinciale, d’accepter de suivre, si on est nommé, une formation portant sur le droit et le contexte social relatifs aux agressions sexuelles. On s’assure ainsi que tout nouveau juge d’une cour supérieure provinciale a cette formation essentielle, et idéalement cette mentalité, dès le début de sa carrière de magistrat.
Le projet de loi demande que le Conseil canadien de la magistrature conçoive des colloques sur le droit relatif aux agressions sexuelles en consultation avec des particuliers, des groupes ou des organisations qu’il considère appropriés, par exemple des personnes qui ont survécu à une agression sexuelle ainsi que des particuliers, des groupes et des organisations qui les soutiennent. C’est important.
Le projet de loi C-3 se concentre sur deux aspects de la formation des magistrats, soit les questions liées au droit relatif aux agressions sexuelles et le contexte social, qui comprend le racisme et la discrimination systémiques.
Depuis 1983, le Code criminel a été modifié à multiples reprises dans le but de mieux protéger les droits et la dignité des plaignants. Résultat : certaines dispositions sont maintenant plus longues et plus complexes, et le risque que les avocats et les juges commettent des erreurs s’en trouve augmenté. Pour réduire le risque d’une erreur de droit, le projet de loi invite le Conseil canadien de la magistrature à fournir plus de formation sur le droit relatif aux agressions sexuelles; il invite aussi les nouveaux juges et ceux qui sont déjà en place à se prévaloir de ces formations.
Pour ce qui est de la formation sur le contexte social, l’exigence a été ajoutée pour la première fois au projet de loi en mai 2017 par le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes afin que les juges reçoivent une formation sur les facteurs intersectionnels pouvant contribuer à la victimisation ou à la judiciarisation des personnes. Il s’agit de facteurs tels que le genre, la race, l’appartenance autochtone, l’ethnicité, la religion, la culture, l’orientation sexuelle, les capacités mentales ou physiques différentes, l’âge et le contexte socioéconomique.
La formation sur le contexte social vise à faire prendre conscience des réalités des personnes qui comparaissent devant les tribunaux et de la manière dont ces réalités peuvent façonner les préjugés, les mythes et les stéréotypes personnels ou sociétaux. Il est nécessaire de tenir pleinement compte du contexte social pour comprendre que les crimes, en particulier les agressions sexuelles, ont une incidence différente sur les individus, en fonction de leur contexte social. Il est également important de mieux comprendre les réalités de toutes les personnes qui comparaissent devant un tribunal, que ce soit dans une affaire de violence familiale, de divorce ou de congédiement injuste.
À l’automne 2020, le projet de loi C-3 a été de nouveau modifié par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes afin de préciser que le contexte social comprend le racisme et la discrimination systémiques.
J’aimerais traiter brièvement de la distinction entre le « racisme systémique » et la « discrimination systémique ». Si l’intention de l’amendement présenté à la Chambre des communes était de mettre l’accent sur la question du racisme, le « racisme systémique » et la « discrimination systémique » sont deux concepts distincts, mais étroitement liés. Comme l’a expliqué M. Fo Niemi, du Centre de recherche-action sur les relations raciales, lors d’un témoignage devant un comité sénatorial :
La discrimination systémique est bien sûr une forme de discrimination qui s’applique à tous les motifs. […]
La discrimination systémique est à la base une forme de discrimination institutionnalisée subtile. Quand on parle de racisme systémique, on ajoute la dimension de la race au concept de la discrimination; c’est la discrimination raciale systémique ou le racisme systémique. […]
La notion de discrimination systémique est très reconnue; la Loi sur l’équité salariale au Québec, dans son premier article, parle de la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans le traitement salarial, c’est écrit explicitement « la discrimination systémique ».
En me penchant sur la question de la discrimination fondée sur la race, j’ai constaté que la Cour suprême a reconnu à maintes reprises la pertinence de ce critère au moment de rendre des décisions. Plus récemment, dans la décision qu’elle a rendue en 2019 à propos de l’affaire R. c. Le, la Cour suprême a affirmé ceci :
À l’étape de l’examen de la détention, il faut déterminer comment une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire liée à la race percevrait l’interaction avec les policiers.
La Cour suprême a ajouté ceci :
Nous n’hésitons pas à conclure que, même en l’absence de ces rapports très récents, nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu […] C’est d’ailleurs dans ce contexte social plus large qu’il convient d’examiner l’entrée des policiers dans la cour arrière et l’interrogatoire de M. Le et de ses amis. Il s’agit là d’un autre exemple de l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières. L’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur les perceptions d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Lorsque trois policiers sont entrés dans une petite cour arrière privée, tard en soirée, sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer, pour interroger cinq jeunes hommes de groupes racialisés dans une coopérative d’habitation de Toronto, les jeunes en question se seraient sentis obligés de rester sur place, de répondre aux questions et d’obtempérer.
Malgré ce que la Cour suprême a établi quant à la pertinence du contexte racialisé dans certains cas, nous avons entendu au comité que les avocats et les parties hésitent parfois à soulever la question devant le tribunal en raison de l’inconfort, perçu ou bien réel, que suscite cette question au sein du système judiciaire. En effet, lors de son témoignage au comité, Fo Niemi a dit ceci :
Je crois que la question de la sensibilité soulève de temps en temps aussi ce qu’on appelle le malaise judiciaire face aux enjeux du racisme. Quand on parle de racisme systémique et de profilage racial, parfois, nous remarquons une certaine réaction assez inconfortable et parfois hostile de la part de certains membres de la magistrature, à un point tel qu’on se dit parfois entre avocats qu’il serait mieux de ne pas soulever ces dimensions raciales, par exemple dans les procédures criminelles en ce qui concerne la défense.
En précisant dans le projet de loi C-3 que le « contexte social » comprend le racisme systémique et la discrimination systémique, on renforcera la confiance de la population dans la capacité du système judiciaire d’aborder ces sujets délicats avec respect et ouverture d’esprit lorsqu’ils se présentent devant la justice, surtout parmi les peuples autochtones et les communautés racialisées.
Par ailleurs, le contexte social au sens large n’est pas un concept étranger au Conseil canadien de la magistrature ou aux tribunaux. En 1994, le conseil a adopté à l’unanimité une résolution approuvant l’idée de programmes « crédible[s], approfondi[s] et complet[s] » sur le contexte social, notamment la race et le genre. Depuis, les juges peuvent suivre une formation sur le contexte social. Le projet de loi incite à poursuivre cette formation et à la bonifier.
Dans ses Politiques et lignes directrices sur le perfectionnement professionnel, mises à jour en septembre 2018, le Conseil canadien de la magistrature précise que :
Le perfectionnement professionnel comprend également la sensibilisation au contexte social. Les juges doivent veiller à ce que les préjugés personnels ou sociétaux, les mythes et les stéréotypes n’influencent pas la prise de décisions judiciaires. Pour cela, il est nécessaire de connaître les réalités des personnes qui comparaissent devant le tribunal et d’y être sensibilisé, notamment de comprendre les circonstances liées au genre, à la race, à l’origine ethnique, à la religion, à la culture, à l’orientation sexuelle, aux capacités mentales ou physiques différentes, à l’âge, aux antécédents socioéconomiques, aux enfants et à la violence familiale […]
Le perfectionnement professionnel de chaque juge devrait adopter l’approche tridimensionnelle reconnue par le Conseil et mentionnée précédemment, qui englobe le contenu de fond, le perfectionnement des compétences et la sensibilisation au contexte social.
Bref, étant donné que les juges sont déjà invités à se renseigner sur le contexte social, la formation préconisée par le projet de loi n’a rien de nouveau. Nous n’imposons pas de changement de mentalité aux tribunaux, qui n’auront pas non plus à adapter ou à modifier la formation des juges. Nous les appuyons et nous les encourageons à continuer et à aller plus loin.
Ce point est particulièrement important dans les cas mettant la Charte en cause. Comme l’a dit la Cour suprême en 2019, dans l’arrêt Le que j’ai cité tout à l’heure :
Il ressort des litiges relatifs à la Charte que la preuve relative au contexte social revêt souvent une importance fondamentale, mais qu’elle peut être difficile à établir au moyen de témoignages ou de pièces. La preuve du contexte social constitue certes un type de preuve relative à un « fait social », qui a été définie comme « la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige » […]
La Cour suprême répond donc à ceux qui se demandent ce que l’on veut dire par contexte social.
La formation sur le contexte social aide à faire en sorte que toutes les parties au litige, qu’elles aient eu gain de cause ou non, quittent la salle d’audience avec le sentiment d’avoir reçu le traitement respectueux et équitable qu’elles méritent. En ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité des témoins, la formation peut sensibiliser à la possibilité de faire des suppositions erronées au sujet des comportements.
Par exemple, il y a de nombreuses années, en tant que jeune juge, j’ai participé à une formation sur le contexte social où nous avons appris que les Canadiens de diverses origines font preuve de respect envers les personnes en position d’autorité, y compris les juges, d’une manière qui peut facilement être interprétée comme de la malhonnêteté. Les Canadiens d’origine asiatique, par exemple, ont souvent le regard dirigé vers le bas ou au loin lorsqu’ils s’adressent à un juge. Cela peut sembler assez simple et évident maintenant, mais, en raison de mon éducation et de mon expérience jusqu’alors, j’aurais très bien pu interpréter comme fuyant ou malhonnête ce qui est un signe de respect dans une certaine culture. Simplement en m’informant davantage sur les perspectives, les croyances et les expériences d’autres personnes dans la société canadienne, je suis, comme d’autres juges, en mesure d’éviter cette idée fausse.
Ce serait une erreur de présumer que les juges sont totalement conscients des croyances et des expériences d’autrui étant donné leur formation de juristes ou que le simple fait qu’ils ont été nommés à la magistrature les ont transformés. Il n’en est rien. On demeure la même personne, et les juges sont souvent issus du même groupe, ils ont les mêmes antécédents et les mêmes stéréotypes et mentalités qui sont liés aux caractéristiques de ces antécédents. Voilà pourquoi la formation est importante.
La formation sur le contexte social vise à faire en sorte que les juges sont et demeurent conscients des expériences ordinaires de leurs concitoyens, et, ainsi, que chaque personne qui se présente à la salle d’audience soit traitée respectueusement et de manière équitable.
Le Parlement, tout comme le Conseil canadien de la magistrature, a intérêt à encourager la formation continue des juges afin de maintenir, voire d’augmenter la confiance des justiciables envers les tribunaux, sans lesquels une véritable démocratie ne peut exister. Ainsi, année par année, le gouvernement consacre des ressources importantes au soutien du perfectionnement professionnel des juges. Dans le budget de 2019, le Parlement a ajouté 2,7 millions de dollars sur cinq ans aux 6 millions de dollars versés annuellement à cette fin au Conseil de la magistrature afin d’assurer la formation des juges.
Espérons que les provinces, qui sont responsables de la nomination des juges des cours provinciales, où la majorité des affaires d’agressions sexuelles et beaucoup d’autres affaires civiles et criminelles sont entendues, emboîteront le pas en adoptant des mesures législatives semblables à celles que contient le projet de loi C-3. Pour les encourager à cet effet, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, dans ses observations, a fortement invité le gouvernement fédéral à offrir aux provinces le financement approprié.
Pour conclure, honorables sénateurs, il est grand temps d’adopter cet important projet de loi, qui vise à augmenter la confiance du public, et particulièrement des survivants d’agression sexuelle, à l’endroit de l’administration de la justice. Le projet de loi C-3 vise à assurer à toute personne qui interagit avec le système de justice qu’elle sera traitée avec la dignité, le respect et la compassion qu’elle mérite et que le processus décisionnel en matière civile, criminelle ou autre sera libre de mythes, de stéréotypes ou de préjugés. Merci, meegwetch.