Troisième lecture du projet de loi C-21, Loi modifiant certaines lois et d’autres textes en conséquence (armes à feu)

Par: L'hon. Dawn Anderson

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L’honorable Dawn Anderson : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-21, Loi modifiant certaines lois et d’autres textes en conséquence (armes à feu). Je tiens à souligner qu’aujourd’hui, je m’adresse à vous depuis le territoire non cédé de la nation algonquine anishinaabe.

Chers collègues, je crois que nous partageons la même conception de l’urgence de s’attaquer au problème croissant des armes à feu illégales qui sont en circulation au Canada, notamment pour les cas de violence entre partenaires intimes qui impliquent ces armes dangereuses. Mes observations d’aujourd’hui concernent les ramifications particulières de certains articles du projet de loi C-21. Ce n’est pas une critique de l’objectif général du projet de loi.

En tant qu’Inuite, je comprends parfaitement l’impact de la loi fédérale sur les communautés. Qu’elle vise à affaiblir l’identité autochtone ou qu’elle soit pleine de bonnes intentions, lorsqu’elle est élaborée sans tenir compte de notre situation particulière, la loi présente souvent des risques pour le Nord et les peuples autochtones. Ce n’est pas surprenant que ces préoccupations soient évidentes dans la structure du projet de loi C-21.

Ce projet de loi suscite trois grandes préoccupations : premièrement, le rôle central du contrôleur des armes à feu et son principal lieu de résidence qui est situé à l’extérieur du territoire qu’il représente. Deuxièmement, l’absence de consultation sérieuse. Troisièmement, les dispositions relatives aux signalements.

En 1972, le chef Dan George a déclaré ceci :

Que personne ne l’oublie. Nous sommes un peuple qui dispose de droits spéciaux qui nous sont garantis par des promesses et des traités. Nous ne quémandons pas ces droits et nous ne vous en remercions pas. Nous ne vous remercions pas pour ces droits parce que nous les avons payés, et le prix que nous avons payé était exorbitant. Nous avons payé pour eux avec notre culture, notre dignité et notre amour-propre. Nous avons payé jusqu’à ce que nous devenions une race battue, pauvre et conquise.

Il est paradoxal que mon plaidoyer initial ne vise pas à obtenir un traitement spécial, mais plutôt l’égalité dans le but d’accorder au Yukon, aux Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut les mêmes droits que les 10 provinces canadiennes. Le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada souligne à juste titre l’écart de longue date qui existe entre l’accès des habitants de l’Arctique et du Nord, en particulier les communautés autochtones, aux services, aux possibilités et au niveau de vie, et celui des autres Canadiens.

Le projet de loi C-21 est un exemple frappant de cet écart. Par exemple, les contrôleurs des armes à feu, ou CAF, pour le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut sont situés respectivement à Surrey, en Colombie-Britannique, à Edmonton, en Alberta, et à Winnipeg, au Manitoba. Cet arrangement contraste fortement avec la structure provinciale, où chaque CAF mène ses activités dans sa province respective. Cet écart fait ressortir le fait que les trois CAF territoriaux sont situés dans le Sud, ce qui amplifie le manque continu d’accès et de représentation équitables pour les communautés de l’Arctique et du Nord, en particulier les Autochtones.

Le 6 novembre 2023, Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami, a déclaré ceci devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants :

Les dispositions de l’article 70.3, qui prévoient la délivrance de permis assortis de conditions n’offrent aucune garantie, car elles relèvent plutôt du pouvoir discrétionnaire du contrôleur des armes à feu. Ce n’est pas une mesure équitable, en particulier si l’on considère les obstacles géographiques et logistiques auxquels les Inuits sont confrontés pour avoir accès aux contrôleurs des armes à feu. Le contrôleur responsable du Nunavut, par exemple, est à Winnipeg. Cette distance est plus que géographique, elle est aussi culturelle et pratique. Nous devons nous demander si ces fonctionnaires sont en mesure d’évaluer et de comprendre correctement les circonstances et les besoins particuliers des chasseurs inuits […]

Ma tentative de proposer un amendement en comité, qui obligerait les contrôleurs des armes à feu à résider dans leur territoire désigné et à y exercer leurs activités, s’est malheureusement soldée par un échec. En tant que législateurs responsables d’un second examen objectif, il semble essentiel que nous nous attaquions aux inégalités et aux disparités qui persistent au Canada.

Comment se fait-il que le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut soient assujettis à la même législation que le reste du Canada, mais qu’ils n’aient pas un accès comparable aux services et au soutien offerts aux 10 provinces? Je souligne que, par la suite, le ministre de la Sécurité publique, des Institutions démocratiques et des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, a écrit une lettre aux trois premiers ministres territoriaux concernant la nomination éventuelle de contrôleurs des armes à feu qui résident dans chaque territoire. Bien que cela soit prometteur, je pense que nous avons l’obligation morale et légale de nommer immédiatement des contrôleurs des armes à feu dans les trois territoires. Toute autre mesure corrective est inacceptable et représente un manquement aux devoirs du Canada.

Deuxièmement, je souligne une fois de plus l’absence continue de consultations sérieuses auprès des peuples autochtones, ce qui fait écho à une tendance alarmante et récurrente évidente observée dans le cadre de projets de loi antérieurs. Cette répétition persiste malgré l’existence de l’article 35 de la Constitution, de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, des appels à l’action énoncés dans la Commission de vérité et réconciliation et de l’engagement constant du Canada envers la réconciliation, y compris l’affirmation d’une véritable consultation.

Je remarque que les Autochtones constituent 49,6 % de la population des Territoires du Nord-Ouest, 85,9 % de celle du Nunavut et 22,3 % de celle du Yukon. Le manque de consultation est particulièrement préoccupant, car le droit des peuples autochtones de chasser est affirmé à l’article 35 de la Constitution ainsi que dans les traités historiques et modernes et les accords de revendications territoriales. Voici ce qu’on peut lire dans un article de périodique publié en 1974, intitulé « Inuit Hunting Rights in the Northwest Territories »:

La culture et l’identité inuites sont fondées sur une relation intime avec les terres et les cours d’eau que les Inuits ont traditionnellement occupés et utilisés. La chasse pour se nourrir et se vêtir fait partie de leur culture traditionnelle, qui continue d’exister. Leurs terres et leurs cours d’eau font partie intégrante de leur être. Peu de Canadiens se rendent compte qu’en une seule vie, de nombreux Inuits subissent une énorme transformation culturelle, passant d’une communauté tribale pratiquant la cueillette de nourriture à une société industrielle […]

Par conséquent, la préservation des droits de chasse des Inuits a pour effet de renforcer leur identité culturelle dans une société en mutation rapide. Les avantages économiques actuels de la chasse seront de plus en plus accessoires par rapport aux aspects culturels, enracinés depuis des milliers d’années en tant que peuple de chasseurs. La protection des droits de chasse des Inuits peut être considérée comme un mécanisme de préservation de la culture inuite, sans coût pour le reste de la société canadienne.

Cette affirmation est tout aussi vraie 49 ans plus tard, alors que la chasse de subsistance est au cœur non seulement de notre identité, mais aussi de notre survie. La chasse, et donc les armes à feu, restent essentielles pour nous permettre de faire face à l’insécurité alimentaire et au coût élevé de la vie. Les armes à feu sont également une nécessité pour assurer notre sécurité face aux animaux prédateurs à l’intérieur et à l’extérieur de nos communautés.

Voici ce qu’a déclaré M. Paul Irngaut, vice-président de Nunavut Tunngavik Inc., le 8 novembre 2023 :

Le projet de loi n’a pas fait l’objet d’une consultation suffisante. Nous croyons savoir que l’Inuit Tapiriit Kanatami, l’organisation nationale inuite communément appelée ITK, s’est fait expliquer la plus récente version du projet de loi peu avant sa déposition en mai dernier. Cependant, ni ITK ni NTI n’ont été pleinement consultés sur le libellé dudit projet de loi ou sur les répercussions qu’il pourrait avoir.

En outre, je réitère le point de vue exprimé par mon collègue, le sénateur Don Plett, dans cette enceinte. Voici ce qu’a déclaré M. David, conseiller juridique de l’Inuit Tapariit Kanatami, lors de son témoignage du 6 novembre 2023 concernant la consultation sur le projet de loi C-21 :

Pour dire les choses simplement, il n’y a pas eu de consultations. Le ministre avait communiqué avec nous et nous avions fait une demande, mais cette consultation n’a jamais eu lieu. Nous attendons toujours.

Je partage ce sentiment, car je suis toujours en attente moi aussi — j’attends que le Canada honore et respecte ses engagements envers les peuples autochtones. Malgré mon rôle de sénatrice, et malgré toutes les possibilités et tous les privilèges dont je jouis en tant que parlementaire, je dois constamment composer avec le fait que je suis une femme inuk dans un lieu dont l’histoire a profondément influencé et façonné d’une manière incommensurable, néfaste et profondément marquante non seulement ma propre personne, mais aussi les membres de ma famille, ma collectivité et des générations d’Inuits.

Les parlementaires devraient être très inquiets quand le Canada adopte une après l’autre des mesures législatives sans mener des consultations sérieuses, malgré que des cadres cruciaux sont prévus à cet effet, comme la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, l’article 35 de la Constitution et les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, en plus de l’engagement explicite du gouvernement fédéral envers la réconciliation. Ce mépris persistant de la tenue de consultations en bonne et due forme mine l’intégrité du processus législatif. De plus, cela va à l’encontre des promesses du Canada de respecter les droits et la souveraineté des Autochtones et de participer à un véritable processus de réconciliation. Un tel comportement perpétue les inégalités systémiques, mine la confiance et fait fi de la voix et des droits des peuples autochtones, entravant les progrès de la nation vers une véritable réconciliation et la gouvernance équitable.

Cela m’amène aux nouvelles dispositions relatives aux situations d’urgence qui permettraient à toute personne de faire une demande ex parte à un juge de la Cour provinciale de rendre une ordonnance pour la perquisition et la saisie des armes à feu, avec ou sans mandat.

Selon M. Thurley, chercheur en matière d’armes à feu et spécialiste des politiques :

Les [dispositions de signalement d’urgence proposées], irréfléchies, posent aussi problème. En vertu du régime actuel de délivrance de permis au Canada, les forces policières et les juges ont déjà le pouvoir de retirer les armes à feu et de révoquer les permis de ceux qui représentent une menace. Les nouvelles dispositions ne prévoient aucune exigence pour tenir compte des droits des Autochtones de chasser; pour qu’un lien existe entre le plaignant et l’accusé; ou pour que l’accusé témoigne devant un tribunal. Les Autochtones sont touchés de façon disproportionnelle par le système de justice pénale et sont ceux qui dépendent le plus des armes à feu pour leur subsistance. Les garde-fous intégrés de la loi actuelle […] seront minés. Les conséquences seront réelles dans les régions où les gens chassent pour nourrir leurs familles.

M. Thurley a également soulevé une préoccupation cruciale : l’anonymat des plaintes et la mise sous scellés des dossiers judiciaires pourraient rendre le système vulnérable à des plaintes fausses, insignifiantes ou vexatoires à l’encontre de personnalités importantes, y compris des agents des forces de l’ordre et des militaires. Pour les Canadiens autochtones, déjà surreprésentés dans le système judiciaire, il pourrait s’avérer exceptionnellement difficile de s’y retrouver dans la procédure de récupération des armes à feu injustement confisquées.

Selon Natan Obed, président d’ITK :

La façon de signaler un problème est un autre exemple d’une mesure équilibrée qui crée un mécanisme qui pourrait perturber de façon disproportionnée les ménages inuits. Les Inuits vivent souvent dans des logements multigénérationnels. Ainsi, la saisie d’armes à feu pourrait avoir des répercussions imprévues sur des familles entières, et non seulement sur les personnes visées par les dispositions du projet de loi. La nature confidentielle du processus de demande et la possibilité que la personne visée par la demande ou sa famille ne soit même pas au courant de la demande pourraient également se traduire par la prise de mesures sans préavis suffisant ou sans compréhension de la situation familiale. D’un autre côté, l’accès limité à la justice auquel sont confrontés les Inuits signifie aussi que les demandes elles-mêmes seraient probablement freinées par le simple fait que les Inuits pourraient ne pas être en mesure de présenter une demande.

Dans les Territoires du Nord-Ouest, 21 des 33 collectivités sont accessibles uniquement par avion, et au Nunavut, les 25 collectivités sont seulement accessibles par avion. En raison de l’éloignement et du manque d’infrastructures dans ces régions, sur une grande partie du territoire, il faut faire venir par avion des juges, des avocats, des procureurs de la Couronne, des gens de l’aide juridique et du personnel des tribunaux pour la tenue des procès. Ces séances ont lieu tous les deux ou trois mois, mais elles peuvent être reportées ou annulées en raison de conditions météorologiques défavorables ou de circonstances imprévues.

Pour les peuples autochtones de ces territoires, l’accessibilité demeure restreinte, non seulement à cause de la nécessité de faire venir les tribunaux par avion, mais aussi parce que, dans la majorité des cas, on fait appel à des avocats des services d’aide juridique.

Au sujet des dispositions de signalement des comportements alarmants, M. Will David a déclaré :

Je suppose que le régime lui-même présume qu’il y a une force de police pour l’appliquer. Il présume également qu’il y a des tribunaux provinciaux efficaces dans toutes les communautés à tout moment. La question de savoir si une personne qui demande une ordonnance dispose des moyens nécessaires pour le faire pose un vrai problème. Du point de vue de la prévention de la violence, le régime d’avertissement proprement dit peut ne pas être entièrement utile dans toutes les communautés de l’Inuit Nunangat. En outre, il permet de demander une ordonnance ex parte, de sorte que la police pourrait, là où le régime d’avertissement existe, se présenter à l’improviste pour saisir les armes à feu de personnes qui ne savent pas que la police se présente pour saisir ces armes à feu.

L’ensemble du système semble conçu pour fonctionner correctement dans les régions où il existe de multiples infrastructures juridiques et de mise en œuvre. Le problème ici est que nous n’avons pas l’impression qu’il existe d’infrastructures suffisantes pour rendre les dispositions efficaces, que ce soit pour la sécurité de la communauté ou pour l’équilibre délicat que la législation cherche à établir entre, essentiellement, les détenteurs et les titulaires de droits au sens de l’article 35 et les victimes ou les victimes potentielles de violence conjugale.

Pour ces raisons, les dispositions sur le pouvoir d’intervention en cas de comportement problématique amènent des enjeux de logistique concrets dans les trois territoires, notamment en raison du manque de consultations significatives et du fait qu’aucun amendement n’a été adopté en dépit des témoignages entendus au Comité permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants.

Son Honneur la Présidente : Je suis désolée, sénatrice. Le temps pour le débat est terminé. Demandez-vous cinq minutes de plus?

La sénatrice Anderson : Oui.

Son Honneur la Présidente : Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Des voix : D’accord.

La sénatrice Anderson : Malgré les efforts récents du ministre LeBlanc pour corriger les lacunes du projet de loi C-21 concernant les peuples autochtones et le Nord canadien, mes attentes demeurent basses face à l’incertitude relative à la volonté de mettre en place des mesures utiles pour combler l’écart en matière de soutien aux Autochtones et de soutien dans les trois territoires, ainsi que l’écart d’une province ou d’un territoire à l’autre. Il est essentiel que le Canada reconnaisse que les peuples autochtones doivent être des acteurs du processus législatif, pas de simples sujets.

Selon Natan Obed, président de l’Inuit Tapiriit Kanatami :

Les droits affirmés dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ne peuvent être mis en œuvre que si on leur donne le caractère de droits légaux et que leur respect est appliqué en conséquence. Les droits de la personne des Autochtones ne sont pas des droits de deuxième ordre et ils méritent d’être protégés au même titre que les droits des autres Canadiens.

QuyanainniMahsi’choKoana. Merci.

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