L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, d’entrée de jeu, je déclare que je partage l’opposition à ce projet de loi qu’a très éloquemment exprimée le sénateur Woo jeudi dernier. Je ne vais pas répéter ce qu’il a dit et je vais plutôt me concentrer sur quelques points qui, à mon avis, n’ont pas encore été abordés dans le cadre du présent débat.
Premièrement, le projet de loi C-208 ne s’appliquera pas à tous les transferts de petites entreprises, notamment des secteurs agricole et de la pêche. Cette mesure législative vise à créer une exception à une règle contre l’évitement fiscal qui s’applique uniquement au cas très précis que voici : l’entreprise familiale est constituée en société, mais n’appartient pas directement aux parents qui l’exploitent. Le vendeur vend les actions de cette entreprise, mais non les actifs. L’acheteur est une société et non un particulier et la société acquéreuse est dirigée par un enfant ou un petit-enfant du vendeur. Voilà le seul cas qui est envisagé dans le projet de loi.
Si la ferme familiale ou l’entreprise de pêche familiale qui fait l’objet de la vente n’est pas constituée en société, le traitement fiscal sera toujours le même que l’acheteur soit un enfant, un petit-enfant ou une tierce partie. Si l’entreprise est constituée en société et que les actions en sont vendues directement à une entité non constituée en société que ce soit un enfant, un petit-enfant ou une tierce partie sans lien de parenté, le traitement fiscal sera encore une fois exactement le même.
Selon le Recensement de l’agriculture de 2016 de Statistique Canada, à peine 25 % des fermes familiales étaient constituées en société. Et, 20 ans auparavant, cette proportion était de 12 %. En 2016, ce 25 % correspondait à environ 48 600 exploitations agricoles constituées en société d’un bout à l’autre du Canada. Le sénateur Woo a expliqué ce que cela représente pour l’ensemble des petites entreprises. Ce n’est que la pointe de l’iceberg puisque moins de 3 % des petites entreprises sont visées par cette mesure.
Deuxièmement, environ un tiers des propriétaires d’exploitations agricoles non constituées en société souhaitent vendre à leurs enfants ou petits-enfants.
La question du transfert des entreprises familiales a fait l’objet d’un rapport complet et fort intéressant publié en 2020 par l’Institut de recherche sur les PME de l’Université du Québec à Trois-Rivières, rapport que mon collègue, le sénateur Mercer, a mentionné brièvement.
Ces professeurs n’ont pas été appelés comme témoins devant le Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts, malgré la grande pertinence de leurs travaux.
Dans ce rapport, les professeurs ont indiqué, après avoir mené des études, des analyses et des entrevues, que 70 % des propriétaires d’entreprise familiale souhaitaient vendre à des tiers et non à leurs enfants ou petits-enfants pour toutes sortes de raisons qui ne sont pas nécessairement liées à la fiscalité.
Loin de moi l’idée de prétendre que l’aspect fiscal ne peut pas être important dans leur décision, mais là encore, il faut faire attention. En effet, ces professeurs ont établi que la grande majorité des entreprises familiales vendues donnent lieu à un gain en capital d’environ 100 000 $ — pas des millions de dollars, 100 000 $. L’impact fiscal du scénario que j’ai décrit plus haut se situe donc entre 0 $ et 53 000 $, tout dépendant du taux d’imposition du vendeur.
Aucun de ces chiffres n’a été mentionné au Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts. En d’autres mots, dans la majorité des entreprises familiales, même celles qui sont incorporées, la décision de vendre à un tiers plutôt qu’à la famille représente une perte pour le vendeur, variant de 0 $ à un maximum de 53 000 $. Le rapport de ces professeurs — qui ont consulté les statistiques de l’Agence du revenu du Canada, les données du recensement et conduit des entrevues — rapporte qu’en moyenne, on parle ici d’une perte fiscale de 29 000 $. Peut-on alors parler de compromettre le fonds de retraite de ces vendeurs avec un montant de 29 000 $? Je concède que j’aimerais mieux avoir le montant que de ne pas l’avoir, mais de dire que pour cette raison, la relève n’est pas possible et que le régime de retraite n’est plus possible, j’en doute.
Troisièmement, comme l’a mentionné le sénateur Woo jeudi dernier, les sociétés agricoles ou de pêche ne représenteraient que 3 % des petites entreprises qui pourraient bénéficier de ce projet de loi. Autrement dit, le projet de loi ne cible pas le transfert des sociétés agricoles ou de pêches familiales situées à la campagne ou dans les collectivités éloignées, mais plutôt celui d’entreprises familiales situées n’importe où au Canada, et principalement en milieu urbain. Par exemple, dans le mémoire qu’elle a soumis à l’appui de ce projet de loi, l’Association des courtiers d’assurances du Canada déclare que, au Québec et en Ontario, 25 % de ses sociétés de courtage membres sont des entreprises familiales. Ces types d’entreprises, qui feront l’objet principal des manchettes concernant l’élimination proposée des règles visant à prévenir l’évitement fiscal, sont celles qui tireront avantage de ce relâchement proposé dans le projet de loi C-208.
Quatrièmement, pour justifier l’adoption rapide de ce projet de loi, nous avons entendu à maintes occasions qu’il s’agit de la quatrième version de ce projet de loi à être déposée au Parlement et que tous les partis de la Chambre des communes l’appuient. Cette affirmation m’oblige à exprimer plusieurs réserves importantes.
Chers collègues, la première version de ce projet de loi a été présentée le 26 mars 2015 par la députée néo-démocrate Francine Raynault. Son étude n’a jamais franchi l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes et, surtout, la mesure ciblait uniquement les sociétés agricoles ou de pêche familiales, et non l’ensemble des petites entreprises.
Le deuxième projet de loi a été présenté par le député libéral Emmanuel Dubourg le 11 juin 2015. Le projet de loi a seulement été présenté et lu une fois à la Chambre des communes. Fait intéressant, il comportait un long préambule concernant ses objectifs et exigeait de l’acheteur qu’il garde le contrôle de l’entreprise achetée pendant seulement 24 mois.
Le troisième projet de loi a été présenté le 19 mai 2016 par le député du NPD Guy Caron. Ce projet de loi ne comprenait pas de préambule indiquant aux autorités fiscales et à la cour de l’impôt la façon d’interpréter l’intention réelle du Parlement. Il a été défait à l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes lorsque l’ensemble du caucus libéral et 1 député indépendant ont voté contre son adoption.
Ce qui nous amène au projet de loi C-208, qui est identique à celui qui avait été présenté et rejeté en 2016. Il a été adopté à l’étape de la deuxième lecture à la Chambre des communes par 178 voies contre 146, dont 145 députés libéraux et 1 député indépendant.
À l’étape de la troisième lecture, le 12 mai 2021, il y a à peine un mois, le projet de loi a été adopté par 199 voies contre 128, dont 127 députés libéraux, y compris l’ensemble du Cabinet, et 1 députée indépendante.
Les membres du Cabinet ont voté non même si les lettres de mandat du premier ministre adressées à la ministre des Finances et à la ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire leur demandaient de trouver une solution pour corriger l’iniquité fiscale dont vient de parler le sénateur Loffreda, surtout pour ceux qui ont des actifs substantiels de plus de 1 ou 2 millions de dollars selon le scénario que j’ai évoqué tout à l’heure.
Comme l’a expliqué la ministre de l’Agriculture au Congrès annuel de la Fédération de la relève agricole du Québec, qui s’est tenu le 5 mars 2021, le gouvernement est déterminé à corriger l’iniquité conformément à ce que j’ai indiqué au début de mon discours, mais il s’oppose au projet de loi C-208 parce qu’il n’est pas bien conçu.
Quelles sont les lacunes dans sa conception?
Chers collègues, quand on exploite soi-même une entreprise agricole ou de pêche, on produit une déclaration de revenus chaque année, qui comprend toutes les recettes provenant de l’entreprise, recettes dont sont déduites les dépenses afin d’obtenir le revenu net imposable cette année-là, selon notre niveau d’imposition, qui pourrait varier de 0 à 53 %.
Cependant, si vous créez une société pour exploiter l’entreprise, le revenu appartiendra à la société. Cette dernière utilisera le revenu net pour vous verser un salaire ou un salaire et des dividendes. Soit dit en passant, les dividendes sont imposés à un taux inférieur à celui du salaire. Les sociétés ont également la possibilité de garder les surplus d’exploitation dans un compte bancaire — d’où l’expression « surplus d’exploitation ». À la retraite, si le propriétaire veut vendre des actions à un tiers, le prix de vente ne sera pas calculé selon le montant des liquidités dans le compte bancaire. Le tiers acceptera de payer un prix qui correspond aux actifs de la société. En effet, un acheteur rationnel n’empruntera pas de l’argent à la banque pour acheter de l’argent au vendeur; cela n’aurait aucun sens. Ainsi, avant la transaction, le vendeur s’assurera que la société rachète certaines de ses actions ou qu’elle lui verse des dividendes pour qu’il puisse retirer les surplus d’exploitation accumulés à la banque. L’argent retiré sera imposé comme cela aurait été le cas s’il avait été retiré auparavant. Le propriétaire qui vend aura donc reporté l’impôt, mais il finira par devoir le payer.
Par contre, si le propriétaire possède une société et qu’il la vend à un acheteur amical, il lui est possible de s’organiser pour encaisser l’argent libre d’impôt en le transformant en avoir réalisé. Les transactions papillon sont des opérations complexes que j’avais l’habitude de faire lorsque j’étais un avocat de société avant d’être juge.
Voilà ce qu’il est possible de faire, mais on transfère alors des gains non imposés qui deviendront imposables. Cette règle contre l’évitement fiscal a été adoptée afin d’empêcher ce genre de choses, car on sait que la tierce partie ne paiera pas comptant normalement, mais qu’un acheteur amical — un fils ou un petit-fils, par exemple — pourrait être disposé à le faire. Il vous remettra un billet à ordre, puis utilisera l’argent de la société pour vous rembourser le billet à ordre et vous remettre le million de dollars — ou peu importe le montant — qui était à la banque et sur lequel aucun impôt n’avait été payé. Voilà ce que prévient la règle que nous souhaitons éliminer aujourd’hui. Ce sont les raisons pour lesquelles elle a été adoptée.
Nous devrions faire preuve de prudence avant de procéder au changement prévu dans le projet de loi. Bien franchement, il s’agit d’une mesure budgétaire qui devrait être du ressort du gouvernement.
Finalement, j’aimerais parler d’une autre lacune du projet de loi, soit son manque d’harmonisation avec le régime québécois. Comme l’ont dit les spécialistes et les experts qui ont témoigné au comité, le seul autre gouvernement au Canada qui a légiféré pour corriger l’iniquité fiscale est le Québec. Au Québec, cette mesure a été présentée dans le budget de 2015 et est entrée en vigueur le 17 mars 2016. Personne n’a été pris par surprise. Revenu Québec a pu rédiger des bulletins d’interprétation, créer des formulaires et mettre en place un système adapté.
Au moment de l’annonce, en 2015, la mesure visait uniquement les actions du capital-actions d’une société agricole familiale, d’une société de pêche familiale et des petites entreprises des secteurs primaire et manufacturier.
Dans le budget de 2016, en réponse aux critiques, on a annoncé que l’admissibilité à la mesure serait élargie à tous les secteurs d’activité. Le régime actuellement en place au Québec comprend sept exigences précises qui ne figurent pas dans le projet de loi C-208. En adoptant le projet de loi, nous aurons donc un régime non harmonisé et plus susceptible de subir des abus que le régime qui prévaut au Québec. Pourtant, comme l’ont indiqué les professeurs dans le rapport de l’Institut de recherche sur les PME auquel j’ai fait plus tôt référence, ainsi que certains fiscalistes du Québec, en cette matière, l’uniformité est des plus souhaitables.
Ce manque d’harmonie va créer des difficultés pour les contribuables québécois et pour Revenu Québec, qui devra expliquer que la transaction ne satisfait pas aux exigences québécoises et qu’elle est refusée, même si elle satisfait aux exigences fédérales.
En réalité, au lieu de viser l’harmonisation, ce projet de loi mettra de la pression sur le gouvernement du Québec pour qu’il change son approche fiscale. Voilà qui est tout à fait contraire aux principes du fédéralisme coopératif.
Contrairement au cadre québécois, l’absence de mesures de protection appropriées rend encore plus préoccupante l’entrée en vigueur du projet de loi C-208 dès la sanction royale. Autrement dit, il n’y aura aucune période de transition pour permettre à l’Agence du revenu du Canada de s’adapter à la nouvelle réalité et d’émettre les formulaires nécessaires ou de former ses employés en conséquence.
En conclusion, même si je crois que le Sénat dispose d’un système juste et transparent pour traiter les projets de loi d’initiative parlementaire, je suis aussi d’avis qu’il devrait conserver les mêmes normes de qualité élevées que lorsqu’il examine les projets de loi gouvernementaux, surtout lorsqu’il s’agit, comme dans le cas présent, d’une mesure budgétaire. À mon avis, ces normes élevées que les Canadiens ont le droit d’attendre de la part du Sénat n’ont pas été respectées dans le cas du projet de loi C-208. Nous devrions à tout le moins amender ce projet de loi pour cette raison. En l’absence d’un amendement raisonnable, je propose que nous rejetions ce projet de loi.
Merci. Meegwetch.
Des voix : Bravo!