L’honorable Brian Francis : Honorables sénateurs, je me joins au débat d’aujourd’hui depuis Epekwitk, le territoire ancestral non cédé de mon peuple, les Mi’kmaqs, afin d’appuyer sans réserve le projet de loi C-15.
La Déclaration des Nations unies est le résultat des efforts déployés par des dirigeants autochtones pendant des décennies. Elle ne crée pas de nouveaux droits. Elle établit plutôt des normes internationales en matière de droits de la personne adaptées aux réalités des peuples autochtones. C’est aussi un outil précieux pour amener les États participants à respecter leurs obligations.
Avant l’adoption de la déclaration, lors de l’Assemblée générale des Nations unies de 2007, de nombreux États ne reconnaissaient pas les peuples autochtones comme des détenteurs de droits au titre du droit international. Bien que 144 États l’aient appuyée par la suite, le Canada est l’un des quatre pays qui l’a rejetée. Même s’il a changé de position en 2010 en adoptant la déclaration, il l’a fait avec certaines réserves, en faisant valoir que c’était une mesure symbolique et non juridiquement contraignante. En 2016, le Canada a décidé de l’adopter sans réserve et s’est engagé à en concrétiser la mise en œuvre complète.
Ce que certains ne savent peut-être pas, c’est que ce n’est qu’en réponse à des pressions croissantes que le gouvernement fédéral a décidé d’appuyer le projet de loi C-262 à la Chambre des communes, en novembre 2017. Ce projet de loi a été adopté à l’autre endroit en mai 2018, à 206 voix contre 79, mais après des mois de retard et d’obstruction injustifiés, il est mort au Feuilleton du Sénat en 2019, pendant la Journée nationale des peuples autochtones. Ce résultat a causé beaucoup de déception et de consternation dans l’ensemble du pays. En réponse aux peuples autochtones qui demandaient au Canada de mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies immédiatement, le gouvernement fédéral a présenté le projet de loi C-15 en décembre dernier.
Les progrès réalisés dans les dernières décennies ne sont pas attribuables à une réelle volonté de la part des gouvernements fédéraux conservateurs et libéraux d’assainir la relation avec les Premières Nations, les Métis et les Inuits, mais plutôt aux efforts considérables qui ont été déployés pendant longtemps, tant à l’échelle nationale que sur la scène internationale, pour assurer la reconnaissance, la protection et le respect de nos droits inhérents.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-15 établit un cadre législatif pour faire progresser la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones au Canada. Son adoption est essentielle pour faire avancer la réconciliation à l’échelle nationale. Le projet de loi affirme explicitement que la déclaration, en tant qu’instrument international universel en matière de droits de la personne, s’applique en droit canadien. Même si les cours provinciales et fédérales l’utilisent déjà comme source d’interprétation, la professeure Naiomi Metallic et d’autres intervenants ont parlé de l’importance de cette affirmation étant donné que la majorité des avocats, des juges et du public en général continuent d’être bien mal informés et de résister à son application et à son interprétation.
Une fois qu’elle sera ratifiée par l’entremise du projet de loi C-15, la déclaration ne sera plus simplement une volonté politique, mais plutôt un instrument international juridiquement contraignant pour l’État. À ce sujet, le projet de loi pourrait contribuer à l’avancement des droits des peuples autochtones, y compris au moyen de l’évolution de la jurisprudence sur les droits visés à l’article 35.
Le projet de loi exige aussi que le gouvernement fédéral actuel et ses successeurs, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, prennent les mesures nécessaires pour que les lois et les politiques fédérales soient compatibles avec la déclaration et qu’ils élaborent un plan d’action afin d’atteindre ses objectifs. En utilisant une approche fondée sur les distinctions, le plan d’action doit être présenté aux deux Chambres du Parlement et être rendu public dans un délai de deux ans. Si, par exemple, les échéanciers ne sont pas respectés ou que des problèmes insolubles surviennent, des comités des deux endroits pourront tenir des audiences et faire des recommandations. Les peuples autochtones pourront à ce moment exprimer leurs points de vue et leurs préoccupations. Ces exigences juridiques ajoutent une couche importante de transparence, de surveillance et de reddition de comptes. Je suis bien conscient que le changement transformateur que certains d’entre nous attendent à la suite de l’adoption du projet de loi n’aura pas lieu du jour au lendemain. Nous savons qu’il faudra beaucoup de temps et de travail, et nous ferons des erreurs. Cependant, ce processus ne peut pas être retardé davantage.
Honorables sénateurs, le projet de loi C-15 a suscité des inquiétudes, et même de la peur, en raison de malentendus. Pour vous aider dans vos délibérations, je vais essayer, du mieux que je peux, de vous apporter quelques éclaircissements dès maintenant. Malgré des commentaires laissant entendre le contraire, le projet de loi C-15 n’impose pas de nouvelles obligations aux gouvernements provinciaux, territoriaux ou municipaux. Le projet de loi n’impose d’obligations qu’au gouvernement fédéral. Le préambule reconnaît expressément qu’il appartient à chacune de ces administrations d’établir ses propres approches. C’est exactement ce que la Colombie-Britannique a fait en 2019 et ce à quoi les Territoires du Nord-Ouest travaillent. Nous ne pouvons pas oublier que la déclaration est un instrument international des droits de l’homme contraignant pour le Canada en vertu de la présomption de conformité et de droit coutumier. Par conséquent, tous les ordres de gouvernement — fédéral, provincial, territorial et municipal — doivent respecter les normes minimales en matière de droits des peuples autochtones. En d’autres termes, nos différentes administrations ne peuvent pas simplement choisir les droits qu’il leur convient de faire respecter.
Si l’on s’en tient aux nombreux propos alarmistes qu’on a pu entendre, le droit à un consentement préalable donné librement et en connaissance de cause, que l’adoption du projet de loi C-15 matérialiserait, donnerait aux peuples autochtones un droit de veto sur l’exploitation des ressources et compromettrait certaines possibilités économiques. C’est faux. Le droit à un consentement préalable donné librement et en connaissance de cause n’a pas valeur de veto. En fait, ce mot n’est pas utilisé dans la déclaration ni dans le projet de loi. Ce droit, ce n’est ni dire oui ni dire non. Il a à voir avec la participation effective et significative des peuples autochtones aux processus décisionnels qui les concernent, avant que des mesures ne soient prises. Bien que les gouvernements aient l’obligation de consulter les peuples autochtones et de coopérer de bonne foi avec eux sur des propositions de projet concernant leurs terres, leurs territoires et leurs ressources, ainsi que dans toute une série d’autres contextes, l’industrie et les autres acteurs sont également tenus de respecter des normes minimales en matière de droits de la personne.
M. Wilton Littlechild, par exemple, a mentionné que le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause était essentiel pour assurer notre droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, pour protéger nos terres, nos territoires et nos ressources, pour réduire ou éliminer les retards causés par les conflits et les poursuites, ainsi que pour faciliter l’établissement de partenariats équitables. Le grand chef Abel Bosum a parlé des progrès graduels, mais significatifs, obtenus par la nation crie dans le Nord du Québec au cours des quatre dernières décennies en ce qui concerne sa participation aux projets de développement économique. Nous avons également entendu les témoignages du Conseil national de développement économique des Autochtones, de l’Association nationale des sociétés autochtones de financement, du Conseil canadien pour le commerce autochtone et de l’Initiative de la réconciliation et de l’investissement responsable, entre autres, au sujet de l’importance de la reconnaissance des droits autochtones au moyen de l’adoption du projet de loi C-15 afin d’assurer un avenir plus prospère et plus équitable aux peuples autochtones et au Canada.
Avant de terminer, je veux parler de l’argument voulant que le projet de loi C-15 ait été adopté à la hâte par le Parlement sans la tenue de consultations adéquates. Effectivement, certains détenteurs de droits ont affirmé ne pas avoir été adéquatement consultés. Certains opposants au projet de loi ont affirmé que cela justifierait d’en empêcher son adoption. Cependant, un fait demeure : le projet de loi C-15 jouit d’un immense appui au sein des peuples autochtones partout au Canada. Oui, certains s’y opposent, mais il fallait s’y attendre, compte tenu de la méfiance envers tous les ordres de gouvernement engendrée par les actions du passé et du présent. Le Comité des peuples autochtones a appris que le gouvernement fédéral avait tenu 33 séances bilatérales avec l’Assemblée des Premières Nations, avec l’Inuit Tapiriit Kanatami et avec le Ralliement national des Métis. En outre, le gouvernement a tenu 70 séances par Internet. Certaines des recommandations issues de ce processus ont fait leur chemin jusque dans le projet de loi C-15.
Nous ne pouvons faire fi du fait que la Commission de vérité et réconciliation et l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ont demandé au Canada de mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Dans son témoignage au comité, M. Littlechild a affirmé ceci :
En tant que Commission de vérité et réconciliation, nous avons tenu les consultations les plus longues et les plus exhaustives auprès des peuples autochtones. Plus de 7 000 témoins se sont présentés devant nous et nous ont parlé de la déclaration des Nations unies.
Pour ce qui est du délai, de combien de temps avons-nous besoin?
La professeure Metallic nous a également rappelé que le Canada discute du contenu de ce projet de loi depuis des années. Romeo Saganash, un Cri du Nord du Québec et un ancien député néo-démocrate, a présenté des projets de loi d’initiative parlementaire en vue de mettre en œuvre la déclaration en 2014 et en 2016 et tous deux ont été rejetés. De plus, il a mené de vastes consultations partout au pays.
Les comités pertinents de la Chambre des communes et du Sénat ont examiné le projet de loi C-262 pendant 15 jours en 2018. Le projet de loi C-15, qui s’appuie sur le C-262, a fait l’objet d’un examen parlementaire encore plus approfondi. Le comité de la Chambre des communes a entendu plus de 40 témoins et reçu 48 mémoires. En tout, le comité sénatorial a entendu 89 témoins et reçu 52 mémoires. Dans ce contexte, la professeure Metallic a dit ceci :
Il n’y a pas de changement de fond dans la loi, il s’agit simplement d’une clarification de l’état actuel du droit et d’un engagement envers un processus visant à apporter des changements de fond à l’avenir, ce qui nécessite explicitement la participation des Autochtones. La loi n’a donc aucun effet négatif; ses effets sont au mieux positifs, au pire neutres. Étant donné que toute modification future de la loi nécessitera une consultation auprès des peuples autochtones, et compte tenu des quelque cinq années de discussions sur le contenu du projet de loi, je pense qu’il est temps pour nous de passer aux choses sérieuses et de mettre en œuvre la déclaration.
Je suis tout à fait d’accord avec ces deux éminents experts autochtones. Nous ne pouvons pas laisser passer à nouveau cette occasion historique. Chers collègues, les détracteurs du projet de loi ont fait valoir que les consultations menées dans le cadre de l’étude du projet de loi C-262 et du projet de loi C-15 sont différentes. Je ne partage absolument pas cet avis.
L’ébauche initiale du projet de loi C-15 qui a été fournie aux peuples autochtones lors des premières consultations correspondait au projet de loi C-262. Nous devons examiner les deux projets de loi ensemble pour bien comprendre les consultations approfondies qui ont eu lieu au cours des cinq dernières années et les contributions importantes que les Autochtones ont apportées depuis. Les critiques ont également fait valoir que le gouvernement fédéral n’a pas rempli son obligation de consulter les peuples autochtones dans le cadre de l’élaboration du projet de loi C-15. Cependant, conformément à la décision rendue dans l’affaire Mikisew Cree First Nation c. Canada de 2018, cette affirmation est contraire à la loi en vigueur. Si on examine la consultation qui a été menée sur le projet de loi C-15, certains pourraient soutenir que le gouvernement fédéral en a probablement fait plus que ce qu’il était légalement tenu de faire.
Des critiques ont également soulevé la question de savoir si le projet de loi C-15 devait faire l’objet d’un consensus de la part des peuples autochtones. Pourtant, il est déraisonnable de s’attendre à ce que les 654 Premières Nations du Canada, sans compter les Métis et les Inuits, parviennent à un tel consensus. Pourquoi devraient-elles être assujetties à une telle exigence lorsque nous ne l’exigeons pas de la population non autochtone? Nous ne pouvons même pas nous entendre entre nous au Sénat sur le sujet.
Chers collègues, depuis sa création en 1867, le Sénat a joué un rôle important dans le génocide des Autochtones en imposant des lois et des politiques, comme les pensionnats, qui visaient à nous exploiter, à nous soumettre et à nous éliminer et qui ont contribué aux taux renversants de violence, de décès et de suicide qu’affichent nos communautés aujourd’hui.
C’est la dure vérité que doit expier cette Chambre de second examen objectif. Non seulement les Autochtones méritent mieux, mais ils exigent mieux de chacun de nous. Les paroles et les promesses n’ont rien à voir avec la vraie réconciliation. Ce qui compte, ce sont les mesures concrètes et les résultats. Par conséquent, je vous implore de voter en faveur du projet de loi C-15 sans délai. Wela’lioq. Merci.