Troisième lecture du projet de loi C-15, Loi concernant la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones—Amendement par le sénateur Carignan

Par: L'hon. Pierre Dalphond

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L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénatrices et sénateurs, je voudrais vous expliquer pourquoi je propose de rejeter les trois amendements qu’a proposés le sénateur Carignan, en les traitant dans l’ordre dans lequel il les a abordés.

Toutefois, avant de le faire, je voudrais rappeler que le projet de loi C-15 poursuit deux finalités très différentes. Premièrement, il s’agit d’ajouter aux règles d’interprétation du droit canadien les principes énoncés dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones; deuxièmement, il s’agit d’imposer un plan d’action au gouvernement en ce qui a trait à la revue des lois fédérales.

Le premier amendement proposé est un ajout au préambule, qui se lit comme suit :

que la mise en œuvre de la Déclaration doit se faire dans le respect du partage des compétences législatives entre le gouvernement du Canada et ceux des provinces et territoires;

Autrement dit, il porte sur le deuxième objectif du projet de loi C-15, c’est-à-dire le plan d’action.

Le projet de loi C-15 impose un plan d’action seulement au gouvernement fédéral. Bien sûr, il ne peut pas imposer légalement un tel plan d’action aux provinces. Le cas des territoires est différent parce que leur pouvoir découle d’une loi fédérale. Bien entendu, pour apporter des changements aux lois territoriales afin qu’elles s’harmonisent mieux avec la déclaration, il faudra consulter les Autochtones et, logiquement, les gouvernements territoriaux.

Pour les provinces, comme l’indique la Loi constitutionnelle de 1867, le projet de loi C-15 doit respecter la division des pouvoirs.

Permettez-moi de lire l’article 91 de cette loi, qui dit ceci :

Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces […]

Autrement dit, le Parlement ne peut pas adopter de lois portant sur des sujets qui relèvent des provinces.

De manière complémentaire, l’article 92 du même document constitutionnel prévoit que les provinces ont compétence exclusive pour faire des lois relatives à certains sujets :

Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés […]

Ensuite, il y a la fameuse liste.

En résumé, il est évident que le Parlement ne peut pas promulguer de lois au nom des provinces ou de lois qui portent sur des questions qui relèvent des provinces, et vice-versa. C’est pourquoi l’article 5 du projet de loi précise qu’il faut mettre en œuvre un plan d’action pour que les lois fédérales, et seulement ces lois, soient compatibles avec les principes de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Autrement dit, le plan d’action est conçu pour s’appliquer seulement aux lois adoptées par le Parlement qui portent sur des questions qui relèvent de cette institution.

Le deuxième amendement proposé par le sénateur Carignan consiste à remplacer « droit canadien » par « lois fédérales », à l’alinéa 4a) du projet de loi C-15. Cet amendement vise à indiquer l’objet premier du projet de loi, qui se trouve à l’alinéa 4a), et qui, comme je l’ai déjà dit, consiste à faire appliquer la jurisprudence actuelle et à confirmer que la Déclaration des Nations unies est un instrument qui peut orienter les tribunaux par rapport à l’interprétation et à l’évolution des lois canadiennes.

Dans une lettre envoyée aujourd’hui à l’ensemble des sénateurs, le ministre de la Justice dit ceci :

[L]e principe juridique bien établi voulant que les instruments internationaux en matière de droits de la personne, dont la Déclaration des Nations unies, puissent servir à faciliter l’interprétation et l’application des lois canadiennes se rapporte à l’interprétation des lois fédérales ainsi qu’à l’interprétation de la Constitution du Canada et des lois provinciales.

En remplaçant les mots « en droit canadien » par les mots « dans les lois fédérales » à l’alinéa 4a), l’amendement du sénateur Carignan rendrait la disposition inexacte et incohérente avec la pratique actuelle de recours aux instruments internationaux, dont la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, pour interpréter le droit canadien, y compris la Constitution du Canada, les lois fédérales, les lois provinciales et la common law, ce qui, soit dit en passant, inclut la common law fédérale.

Comme vous le savez, même au niveau fédéral, une portion considérable du droit canadien n’est pas écrite dans les lois. Elle est fondée, notamment dans le domaine du droit maritime, sur le droit coutumier, lequel est couramment appliqué par la Cour fédérale. L’amendement du sénateur Carignan modifierait l’énoncé qui se trouve à l’alinéa 4a), de sorte que le projet de loi ait pour objet de confirmer que la déclaration constitue un instrument international universel en matière de droits de la personne qui trouve application dans les lois fédérales seulement, alors que, dans les faits, la déclaration est déjà utilisée de façon beaucoup plus vaste pour éclairer les jugements concernant les droits issus des traités protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration):

Les valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent, toutefois, être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois […]

D’autres pays de common law ont aussi mis en relief le rôle important du droit international des droits de la personne dans l’interprétation du droit interne […] Il a également une incidence cruciale sur l’interprétation de l’étendue des droits garantis par la Charte.

Le fait de limiter l’application de ce texte aux lois fédérales reviendrait à limiter l’application de ces principes. Plus précisément, en ce qui concerne la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, dans l’affaire Nunatukavut Community Council Inc. c. Canada, la Cour fédérale a conclu que la déclaration pouvait servir à interpréter les lois internes. En voici un extrait :

[…] il est possible d’utiliser l’UNDRIP pour éclairer l’interprétation d’une loi interne. Comme l’a déclaré la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, les valeurs exprimées dans des instruments internationaux, même s’ils n’ont pas force de loi, peuvent servir à éclairer l’approche contextuelle suivie à l’égard de l’interprétation des lois et du contrôle judiciaire […]

J’aimerais maintenant aborder le troisième changement proposé par le sénateur Carignan. Il concerne l’article 6, qui est une disposition définissant le plan d’action. Ce changement nécessiterait que le gouvernement fédéral ajoute les provinces au processus de consultation avec les peuples autochtones pour concevoir le plan d’action en vue d’appliquer les principes de la déclaration dans les lois fédérales. Le sénateur Carignan a bien raison de souligner l’importance de la relation existant entre le gouvernement fédéral et les provinces, une relation essentielle au fédéralisme; mais le projet de loi C-15 concerne une autre relation non moins importante, la relation existant entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones.

Le rapport du Comité des peuples autochtones sur le projet de loi C-15 a mis en évidence :

[…] l’absence d’un processus clair, inclusif et défini pour l’élaboration en partenariat d’une loi à l’échelle nationale […]

Pour l’avenir, le comité souligne la nécessité d’établir un processus de consultation clair, substantiel et intelligible. Tous les détenteurs de droits y compris les détenteurs de droits issus de traités et les communautés autochtones intéressées doivent avoir la possibilité de participer au processus dès le début.

Le projet de loi C-15 vise à mettre en place un processus clair, inclusif et défini pour l’élaboration de lois fédérales, auquel participeront le gouvernement fédéral et les peuples autochtones.

Le sénateur Carignan réclame que le gouvernement fédéral fasse aussi participer les provinces aux consultations qu’il mènera sur le plan d’action auprès des Autochtones. En ajoutant une tierce partie, les provinces, on modifiera la relation entre le gouvernement fédéral et les Autochtones que le projet de loi C-15 cherche à rebâtir. Bien sûr, cela compliquera l’exercice de renforcement de la confiance que le projet de loi cherche à réaliser. Cela nous amène aussi à nous demander si les provinces seront tenues d’inviter le gouvernement fédéral à prendre part à leurs consultations auprès des Autochtones si elles décident d’adopter un plan d’action pour intégrer les principes de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones dans la loi provinciale.

Comme vous le savez, la Colombie-Britannique a déjà intégré les principes de cette déclaration dans ses lois, et ce sans intervention fédérale. Avec tout le respect que je dois au sénateur Carignan, je ne pense pas que le troisième amendement qu’il propose sera utile. Il ne fera que compliquer le processus que nous tentons de mettre en place. De surcroît, je crois qu’il contredit le premier amendement qu’il propose, qui vise à réaffirmer à quel point la séparation des pouvoirs est importante.

Le plan d’action envisagé dans l’article 6 du projet de loi C-15 n’empêche pas forcément les provinces de participer aux consultations futures qui précéderont la présentation de mesures législatives fédérales, surtout dans des domaines d’intérêt commun. En effet, pour ce qui est des questions législatives qui pourraient toucher les provinces, le gouvernement fédéral continuera à consulter les provinces comme il le fait actuellement, dans un esprit de bon fédéralisme coopératif. Ce processus de consultation n’est pas rejeté par le projet de loi C-15. Plutôt, le processus de consultation dont il est question à l’article 6 servira à établir un cadre plus complexe pour guider la collaboration future entre le gouvernement fédéral et les peuples autochtones afin d’atteindre les objectifs de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.

Pour résumer, je répète qu’une partie du projet de loi C-15 vise à établir un plan d’action à propos de la relation qu’entretient le gouvernement fédéral avec les peuples autochtones du Canada, ainsi que des devoirs qui lui incombent envers ces peuples. Il ne s’agit pas des devoirs des provinces envers ces mêmes peuples autochtones. Les provinces peuvent décider d’établir un plan similaire en ce qui concerne les lois, les règlements et les services provinciaux dont elles sont responsables. En passant, j’ai bon espoir que l’adoption du projet de loi C-15 par le Parlement fédéral inspirera les provinces à adopter des mesures législatives similaires prochainement afin de démontrer l’engagement de l’ensemble du pays envers la réconciliation.

En conclusion, l’amendement dont nous sommes saisis ne semble pas répondre à de réels problèmes et ne mérite pas d’être adopté. Certains pourraient se demander s’il s’agit d’une stratégie pour retourner le projet de loi à la Chambre des communes et retarder, voire empêcher, comme en 2019, l’incorporation de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones dans le droit canadien. Pour tous ces motifs, je voterai contre l’amendement et je vous invite à faire de même. Merci, meegwetch.

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