Quinzième rapport du Comité des affaires étrangères et du commerce international—Projet de loi C-282

Par: L'hon. Pierre Dalphond

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L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénatrices et sénateurs, cela n’aura échappé à personne dans cette Chambre : la marraine du projet de loi, la sénatrice Gerba, et le principal porte-parole, le sénateur Harder, qui a accepté à l’étape de la deuxième lecture de remplacer le sénateur Plett à ce titre, sont deux membres d’un même groupe parlementaire agissant en qualité de principaux porte-parole, mais ils ont une position opposée à l’égard d’un même projet de loi. C’est, je crois, du jamais-vu au Sénat. En effet, jusqu’en 2015, cela n’aurait pas été possible dans un Sénat marqué essentiellement depuis 1867 par le duopole entre le Parti libéral et le Parti conservateur, ces deux partis échangeant à tour de rôle les positions de soutien du gouvernement et d’opposition, au gré des résultats électoraux. Non seulement le Sénat actuel a brisé ce duopole avec la présence de quatre groupes parlementaires, mais trois de ces groupes sont non affiliés à un parti politique reconnu. Comme son modèle d’origine, la Chambre des lords, notre institution évolue.

Comme leader du Groupe progressiste du Sénat, je voudrais remercier la sénatrice Gerba et le sénateur Harder pour tous les efforts déployés afin de faire connaître les motifs de leurs positions opposées. Ils ont su mettre de l’avant leurs convictions respectives dans le respect mutuel, qui est une valeur fort importante. Ce faisant, ils nous ont tous fait bénéficier d’arguments différents qui ont enrichi le débat. Je souligne aussi que le fait que la marraine et le porte-parole soient des membres du même groupe montre le haut degré d’indépendance de chacun des sénateurs et sénatrices du Groupe progressiste du Sénat, une caractéristique dont je suis fier. J’ajoute que cela n’a jamais affecté le bon fonctionnement de notre groupe et la bonne tenue de nos échanges.

Je remercie également le sénateur Boehm d’avoir dirigé une étude approfondie au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. La libéralisation de l’accès aux marchés et la préservation d’un secteur agricole canadien fort sont des questions complexes qui méritent une sérieuse considération.

Je passe maintenant aux motifs qui m’amènent, non pas comme leader, mais comme sénateur indépendant du Québec, à voter non au rapport qui nous est proposé.

Premièrement, le fait que le Bloc québécois soit l’initiateur d’un projet de loi visant à protéger la gestion de l’offre n’est pas un motif en soi pour le rejeter ou en retarder la considération. En d’autres mots, contrairement à certains commentaires que j’ai pu entendre, les convictions souverainistes des députés du Bloc québécois ne devraient jouer aucun rôle dans l’examen attentif que nous effectuons dans cette Chambre.

D’ailleurs, les députés du Bloc québécois ne sont pas les premiers à avoir présenté des projets de loi afin de protéger la gestion de l’offre. En fait, la première tentative remonte au 4 novembre 2004, durant la 38e législature, avec le dépôt du projet de loi C-264, intitulé Loi sur la reconnaissance et la promotion de la gestion de l’offre de produits agricoles, qui a été présenté par le député libéral de Kitchener—Conestoga, Lynn Myers. Ce même projet de loi a été repris en 2006, durant la 39e législature, par l’honorable Wayne Easter, député libéral de l’Île-du-Prince-Édouard.

En somme, le projet de loi C-282, comme tous les autres projets de loi d’initiative parlementaire, doit être apprécié en fonction de sa finalité, de son contenu et de ses impacts, et non de la vision constitutionnelle de son auteur.

Par ailleurs, il est impératif que nous assumions, en tant que sénateurs, notre responsabilité constitutionnelle d’examen attentif des projets de loi, et ce, pour ceux qui, comme moi, soutiennent le rôle actuel du Sénat, indépendamment des partis politiques et des élus. Cela est particulièrement vrai pour les projets de loi rédigés par des députés qui n’ont pu bénéficier de l’expertise de la fonction publique, d’une rédaction effectuée par des légistes du ministère de la Justice et d’une analyse menée par des ministères, le Bureau du Conseil privé et le Cabinet. Sur ce point, je suis d’accord avec les commentaires du sénateur Woo. Pour ce genre de projet de loi, le Sénat ne doit pas hésiter à proposer des amendements qui visent à corriger sincèrement des erreurs matérielles, à dissiper des ambiguïtés réelles ou à vraiment améliorer l’atteinte de l’objectif du projet de loi. Les membres de l’autre endroit doivent comprendre et respecter ce rôle.

Deuxièmement, je tiens compte de l’étendue de l’appui qu’a obtenu ce projet de loi à l’autre endroit. Je rappelle que les députés du Bloc québécois ne représentent qu’une petite partie des sièges à la Chambre des communes, plus exactement 33 sur 337, soit à peine 10 %. Par conséquent, aucun projet de loi présenté par l’un d’eux ne peut arriver au Sénat sans recevoir l’appui d’au moins 136 autres députés. Le projet de loi C-282 a, de fait, reçu à l’étape de la troisième lecture l’appui de 262 des 313 députés qui ont participé au vote, y compris les leaders du Parti libéral du Canada, du Parti conservateur du Canada, du Nouveau Parti démocratique et du Parti vert.

Le fait que le projet de loi ait obtenu un si vaste appui montre qu’il est perçu comme étant dans l’intérêt de l’ensemble du pays. Je tiens compte aussi du fait que le projet de loi avait et a toujours le soutien du Cabinet.

Dans une lettre envoyée le 4 octobre dernier à tous les membres du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international et à tous les leaders des groupes au Sénat, la ministre de la Promotion des exportations, du Commerce international et du Développement économique, l’honorable Mary Ng, écrivait que ce projet de loi « a fait l’objet d’un examen rigoureux et d’un débat au Cabinet ».

Je note aussi que, le 20 novembre dernier, le premier ministre a déclaré ce qui suit à l’autre endroit :

La réalité, c’est que le Sénat est en train de faire son travail, est en train de regarder le projet de loi. Nous n’accepterons aucun projet de loi qui minimise ou qui abolit l’obligation de la Chambre de protéger la gestion de l’offre dans tout accord commercial à venir. Nous sommes sans équivoque là-dessus. Quel que soit le travail du Sénat, la volonté de la Chambre est claire.

Le premier ministre continuait ainsi :

Monsieur le Président, j’ai souvent rencontré des sénateurs et je vais continuer d’en rencontrer. Sur cet enjeu-là, je veux être absolument sans équivoque et très clair : nous allons toujours protéger la gestion de l’offre, quelle que soit l’opinion des augustes sénateurs.

Enfin, je prends acte d’une lettre datée du 26 novembre dernier qui nous a été envoyée à tous et qui était signée conjointement par des ministres et des députés de tous les partis reconnus à la Chambre des communes, sauf le Parti conservateur du Canada, qui réaffirmait la nécessité d’adopter ce projet de loi dans sa version originale.

Troisièmement, je voterai contre ce rapport parce que son adoption enverra le message que le Parlement est fortement divisé sur la nécessité de protéger notre système de gestion de l’offre.

Autrement dit, l’adoption de ce rapport signalera aux négociateurs des États-Unis et d’autres pays comme le Royaume-Uni et les pays de l’Union européenne que le Parlement canadien n’est pas résolu à protéger son système de gestion de l’offre et leur permettra de réclamer avec succès de nouvelles concessions concernant l’accès au marché canadien pour leurs produits laitiers, leurs œufs, leur poulet et leur dinde.

En réalité, si ce rapport est adopté, notre pays et nos négociateurs compétents se trouveront dans une position plus faible que si aucun projet de loi n’avait été présenté à la Chambre des communes.

Quatrièmement, je voterai contre le rapport parce que je pense qu’il est légitime pour un pays — je dirais même que c’est le devoir de chaque pays — d’adopter des mesures qui protègent autant que possible sa capacité à produire localement des aliments pour ses citoyens au lieu de devenir de plus en plus dépendant de sources étrangères.

Comme l’a déclaré l’Union nationale des fermiers, la souveraineté alimentaire est une question d’importance nationale. En refusant d’ouvrir davantage son marché aux produits laitiers, aux œufs, au poulet et à la dinde, le Canada protège sa capacité à produire des sources de protéines de haute qualité sur son territoire pour nourrir les Canadiens au lieu de dépendre des chaînes d’approvisionnement étrangères. Comme nous l’avons vu pendant la pandémie, il n’est pas souhaitable de dépendre des importations pour les produits vitaux.

Comme vous le savez, à la suite de la négociation des derniers accords commerciaux, environ 18 % des produits laitiers et 11 % des poulets sont maintenant importés. Il ne faut pas se leurrer, s’il y a de nouvelles concessions, c’est tout le système de la gestion de l’offre des produits laitiers qui risque sérieusement de s’effondrer. Nous perdrions alors un secteur important pour notre sécurité alimentaire.

Passons maintenant à la cinquième raison pour laquelle je vais voter contre le rapport. D’un point de vue juridique, je ne vois aucune différence entre l’adoption d’un projet de loi distinct prévoyant que le gouvernement du Canada ne doit pas accorder davantage l’accès aux produits laitiers, aux œufs, au poulet et à la dinde et la modification de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, comme le propose ce projet de loi. Le but est exactement le même : protéger les sources canadiennes de nourriture et, par conséquent, conserver un degré plus élevé de souveraineté alimentaire. Nous devons restreindre davantage l’accès étranger au marché canadien pour ces produits — les produits laitiers, les œufs, le poulet et la dinde. C’est ce que propose le projet de loi C-282.

Soit dit en passant, cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas améliorer le fonctionnement du système de gestion de l’offre à l’intérieur de nos frontières. J’ai été stupéfait de voir les énormes quantités de lait qu’on jette chaque année. Je suis également préoccupé par les restrictions qui empêchent l’innovation. Toutefois, ces questions doivent être traitées par des améliorations au système de gestion de l’offre à l’intérieur de nos frontières. Ce n’est pas en ouvrant davantage nos frontières aux produits étrangers qu’on résoudra ces problèmes. Par contre, nous pourrions ainsi mettre en péril notre autonomie alimentaire.

Sixièmement, je voterai contre le rapport, compte tenu du fait que mon rôle constitutionnel est d’abord de représenter ma province dans le cadre de l’étude de la législation fédérale. Je ne peux voter sans tenir compte de la perspective québécoise lorsqu’elle fait l’objet d’un large consensus respectueux de la Charte des droits et libertés et de notre Constitution.

Les productions sous gestion de l’offre représentent 35 % des recettes de l’agriculture québécoise. Le plus grand regroupement agricole au Québec, l’Union des producteurs agricoles (UPA), dont j’ai rencontré le président tout récemment, insiste pour que le projet de loi soit adopté sans amendement. Il en va de même de divers représentants d’entreprises de transformation qui achètent les produits sous gestion de l’offre et qui m’ont parlé de la sécurité de l’approvisionnement en produits de qualité que leur assure la gestion de l’offre, de même que la prévisibilité des prix.

Je note aussi que le gouvernement du Québec considère la gestion de l’offre comme un pilier de l’économie agricole québécoise et de la vitalité rurale de la province. Les gouvernements québécois successifs ont souligné la nécessité de protéger la gestion de l’offre des pressions extérieures, en particulier lors des négociations commerciales.

Je prends aussi bon acte du fait que l’Assemblée nationale a adopté pas moins de six résolutions en faveur de la protection de la gestion de l’offre dans le cadre de négociations commerciales internationales. Permettez-moi de vous citer celle du 10 mars 2021, qui a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, où il existe plusieurs partis politiques qui n’ont pas les mêmes programmes :

Que l’Assemblée nationale rappelle le rôle crucial du secteur agricole dans l’économie du Québec et dans le développement de ses régions;

Qu’elle souligne qu’elle est favorable à la protection de la gestion de l’offre pour les producteurs d’œufs, de lait et de volailles;

Qu’elle demande au gouvernement du Canada de protéger intégralement le modèle de gestion de l’offre dans le cadre des accords internationaux à venir.

Enfin, je prends note que, selon un sondage Abacus réalisé en novembre 2023, 92 % des Québécoises et Québécois sont d’avis qu’il s’agit d’une très bonne chose ou d’une bonne chose d’avoir de la production locale provenant des fermiers qui travaillent dans le cadre de la gestion de l’offre.

En fait, le seul leader politique québécois qui est opposé à la protection de la gestion de l’offre est Maxime Bernier, du Parti populaire du Canada.

Pour moi, qui suis sénateur du Québec, le choix est facile. Je voterai contre le rapport. Chers collègues, je vous invite à faire le même exercice en ce qui concerne la province ou le territoire que vous représentez. Par exemple, l’Ontario est le deuxième plus grand bénéficiaire de la gestion de l’offre. En effet, selon Statistique Canada, 22 % du revenu total de tout le secteur agricole de l’Ontario a été généré par le système de gestion de l’offre en 2023.

Dans les provinces atlantiques, selon Statistique Canada, les revenus provenant des produits soumis à la gestion de l’offre représentent 76 % des revenus totaux du secteur agricole à Terre-Neuve-et-Labrador, 52 % en Nouvelle-Écosse, 25 % au Nouveau-Brunswick et 16 % dans l’Île-du-Prince-Édouard. Dans ces provinces, la gestion de l’offre est considérée comme essentielle pour la survie des fermes familiales à petite échelle. Le système garantit que ces agriculteurs reçoivent une rémunération équitable et que les consommateurs de la province reçoivent des aliments de haute qualité lorsqu’ils achètent des produits locaux. Protéger ces agriculteurs et ces consommateurs des pressions exercées par les produits importés favorise la résilience économique locale.

En 2023, en Colombie-Britannique, toujours selon Statistique Canada, 34 % des recettes agricoles ont été tirées de la vente de produits soumis à la gestion de l’offre. La gestion de l’offre garantit qu’une grande partie des agriculteurs britanno-colombiens reçoivent une juste rémunération pour leurs produits et continuent à produire des produits laitiers, des œufs, du poulet et du dindon.

De plus, la gestion de l’offre s’harmonise parfaitement avec les impératifs écologiques de notre époque, en favorisant des chaînes d’approvisionnement plus courtes.

Soit dit en passant, le même sondage d’Abacus dont j’ai parlé plus tôt montre que 94 % des Canadiens considèrent également que c’est une bonne chose que les aliments soient produits par des agriculteurs dans le cadre du système de gestion de l’offre du Canada. C’est un pourcentage encore plus élevé qu’au Québec, où le taux d’approbation est de 92 %.

En conclusion, je terminerai comme j’ai commencé : en affirmant, comme je l’ai fait au début de mon intervention, la nécessité de maintenir le respect et l’indépendance des sénateurs. Le moment est venu de voter sur ce rapport, et reconnaissons notre liberté de voter de la manière que nous jugeons la meilleure pour notre province, notre territoire ou notre région.

Merci beaucoup. Meegwetch.

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