L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le rapport du Comité de l’agriculture sur le projet de loi C-275. Vous ne serez pas surpris d’entendre que je n’aurai pas les mêmes propos que le sénateur Plett, qui a vertement critiqué ce rapport.
En résumé, le projet de loi C-275 a été présenté comme une mesure législative sur la biosécurité proposant une infraction fédérale pour dissuader les intrus dans les fermes sous prétexte qu’ils exposent le bétail à des maladies. Il propose également de punir les organisations de défense des animaux qui encouragent ou soutiennent ces intrus.
Comme je vais l’expliquer, le projet de loi tel qu’il a été rédigé à l’origine est en fait un « bâillon sur le secteur agricole ». Il vise les personnes qui souhaitent attirer l’attention du public, et parfois des forces de l’ordre, sur divers types de mauvais traitements infligés aux animaux et les révéler.
D’emblée, je tiens à souligner que, quand des étrangers pénètrent sur la propriété de quelqu’un d’autre, ils devraient être passibles de sanctions au titre des lois provinciales sur l’intrusion ou des dispositions du Code criminel, y compris celles relatives aux méfaits auxquelles certains sénateurs ont déjà fait référence dans leur discours. De même, il est crucial de reconnaître l’intérêt du public à savoir comment les animaux sont traités.
À cet égard, une décision récente de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, publiée le 2 avril dernier — après l’arrivée du projet de loi C-275 au Sénat — s’avère pertinente. Ce jugement a annulé une partie des règlements adoptés aux termes de la Loi de 2020 sur la protection contre l’entrée sans autorisation et sur la protection de la salubrité des aliments de l’Ontario visant à empêcher les opérations d’infiltration sur la cruauté envers les animaux dans les exploitations agricoles, en raison de violations de la Charte en ce qui concerne la liberté d’expression. Le juge a écrit ce qui suit :
Faire connaître la façon dont les animaux sont traités est une question qui intéresse au moins une partie de la population. La population a le droit d’être informée à ce sujet si elle le souhaite. Il lui appartiendra ensuite de déterminer si elle trouve les conditions acceptables en tenant compte des conséquences, le cas échéant, de leur modification.
Autrement dit, les dispositions du régime ontarien empêchant les opérations d’infiltration ont été jugées contraires à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés et déraisonnables et ne pouvaient pas être sauvées au titre de l’article 1.
Malheureusement, le projet de loi à l’étude, le projet de loi C-275, vise également à empêcher les défenseurs des droits des animaux de recueillir de l’information sur les pratiques agricoles et à empêcher les opérations d’infiltration dans les exploitations agricoles.
Mon discours se déroulera en quatre parties : la première concerne les témoignages en comité sur l’objet et les effets du projet de loi, la deuxième, les préoccupations juridiques soulevées en comité, la troisième, l’incidence de l’amendement, qui est fondé sur les données probantes et qui réduit le risque de contestation judiciaire; et la quatrième, les observations, également fondées sur les données probantes.
Premièrement, comme l’indique son titre, le projet de loi C-275 prétend être lié à la biosécurité dans les exploitations agricoles. Comme le sénateur Plett l’a mentionné, la perte de milliers de poulets par mon père à cause d’une maladie très contagieuse, lorsque j’étais beaucoup plus jeune, m’a convaincu il y a longtemps que la biosécurité est extrêmement importante. Par conséquent, je suis très favorable aux mesures qui pourraient l’améliorer de façon significative.
Malheureusement, le projet de loi que notre comité a reçu, qui n’a fait l’objet d’aucun débat à l’étape de la deuxième lecture au Sénat, ne porte pas sur la biosécurité. Il s’agit plutôt d’une tentative d’empêcher la publication de rapports sur certaines pratiques adoptées par des défenseurs des droits des animaux et des enquêteurs secrets dans les exploitations agricoles.
J’en parle en raison des preuves qui ont été présentées au Comité de l’agriculture et des forêts et à la Chambre des communes. Dans son témoignage devant notre comité, la Dre Mary Jane Ireland, vétérinaire en chef du Canada, a déclaré ce qui suit au sujet de l’Agence canadienne d’inspection des aliments : « L’ACIA n’a connaissance d’aucun cas confirmé de maladie animale au Canada qui aurait été provoqué par des intrus. »
Des experts nous ont également indiqué que les intrus ne présentent qu’un risque très faible de propagation de maladies par rapport aux visiteurs et aux employés légitimes. Par exemple, des cas de maladie ont été associés au non-respect par des employés de protocoles volontaires de biosécurité, comme la présence de la grippe aviaire sur leurs chaussures. Autrement dit, on nous a indiqué que, dans sa forme actuelle, le projet de loi ne s’attaquera pas aux véritables sources de risques liés à la biosécurité dans les exploitations agricoles.
Il est à noter que le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario dont je viens de parler brosse un tableau semblable. Le juge a noté que les témoignages d’experts qu’il avait entendus indiquaient que le plus grand risque pour la biosécurité provenait d’un animal infecté amené dans une installation ou déplacé d’une zone confinée d’une installation à une autre zone de la même installation.
Les experts ont également reconnu que certains des abus montrés dans les vidéos en caméra cachée constituaient des risques pour la biosécurité, comme des cadavres d’animaux gisant à côté d’animaux vivants, l’utilisation d’aliments moisis pour nourrir les animaux, ou le fait que des employés quittent une installation pendant une pause pour ensuite y revenir sans s’être désinfectés.
Une lettre envoyée au comité par 20 experts en maladies infectieuses a aussi révélé que, comparativement à un intrus, l’introduction d’une maladie infectieuse dans une ferme est :
[…] tout simplement beaucoup plus probable […] à cause des travailleurs qui ont des interactions quotidiennes étroites avec les animaux.
Sur ce point, le comité a entendu Jan Hajek, professeur adjoint de clinique et spécialiste des maladies infectieuses à l’Université de la Colombie-Britannique. Il a témoigné au sujet d’un incident survenu en 2019 dans un élevage de porcs au Québec. Des intrus, qui voulaient attirer l’attention sur les conditions de l’exploitation, ont été arrêtés, poursuivis et condamnés pour diverses infractions, notamment en vertu du Code criminel.
Contrairement à l’allégation de la Couronne, le juge a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les intrus avaient apporté une maladie ou une infection aux porcs, comme le propriétaire le prétendait. Il a plutôt attribué cela aux mauvaises conditions de l’exploitation.
Incidemment, le juge a écrit ceci dans sa décision : « Sur place, avant d’entrer dans la porcherie, les contrevenants ont revêtu des vêtements de protection : combinaisons, couvre-chaussures, gants et couvre-cheveux. »
Ils se préoccupaient des animaux.
Chers collègues, de telles mesures de protection ne semblent pas être des cas isolés. Par exemple, la décision de l’Ontario que j’ai mentionnée plus tôt fait état de preuves dans le dossier suggérant que les défenseurs des droits des animaux sont plus susceptibles d’être attentifs à la santé du bétail en raison de leur préoccupation pour les animaux. En fait, dans l’affaire de la porcherie québécoise, une enquête ultérieure du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec a consigné de multiples manquements à la biosécurité et au bien-être qui n’avaient rien à voir avec les intrus. Ils ont trouvé un animal malade nécessitant des soins, des problèmes d’accumulation de fumier, de surpeuplement, une infestation de mouches et une ventilation inadéquate.
Le Dr Hajek a également déclaré que des études évaluées par des pairs montrent que le respect des mesures de biosécurité est variable et souvent incomplet dans les exploitations agricoles. Il a donné l’exemple de l’élevage d’animaux à fourrure, où les visons sont parfois nourris de poumons de porc ou d’entrailles de poulet broyés crus, même si cela a entraîné la transmission de la grippe aux visons et que ce n’était pas recommandé par l’agence d’inspection fédérale. Il a observé des cas où la COVID-19 s’est propagée des travailleurs aux visons, a connu des mutations et s’est à nouveau propagée aux travailleurs. La sénatrice Simons y a d’ailleurs fait référence dans son excellent discours.
En d’autres termes, le projet de loi C-275 semble être une tentative colorée non pas d’assurer la biosécurité dans les exploitations agricoles, mais plutôt de punir plus sévèrement les rares actes d’intrusion commis par des personnes que le sénateur Plett a appelées des « activistes des droits des animaux ». Il aime le mot « activistes »; il m’a qualifié d’activiste au comité.
En réalité, le parrain du projet de loi et les différents groupes de pression qui l’appuient considèrent que les lois provinciales sur les intrusions ne suffisent pas à dissuader les activistes pour la défense des animaux de s’introduire par effraction dans des fermes pour documenter d’éventuels mauvais traitements subis par les animaux.
C’est pour cela que la nouvelle infraction définie par ce projet de loi prévoit que le contrevenant encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de 25 000 $ ou un emprisonnement maximal de trois mois, ou les deux. En cas de déclaration de culpabilité par mise en accusation — une autre possibilité qui s’offre à la Couronne —, le contrevenant encourt une amende maximale de 100 000 $ ou un emprisonnement maximal d’un an, ou les deux. De plus, toute organisation jugée complice des activistes encourt une amende maximale de 500 000 $.
Dans leurs témoignages, le parrain et d’autres témoins favorables au projet de loi ont dit que ces groupes d’activistes recevaient des millions de dollars et pouvaient très bien payer des amendes de 500 000 $. Lorsqu’on leur a dit que ce qu’ils disaient s’appliquait aux organisations américaines et non aux organisations canadiennes, ils n’avaient soudainement plus grand-chose à dire.
Je passe maintenant à mon deuxième point : les préoccupations juridiques liées au projet de loi C-275 dans sa forme actuelle.
La Dre Mary Jane Ireland, vétérinaire en chef du Canada, a déclaré au comité que le libellé du projet de loi posait des risques sur le plan juridique. Voici ce qu’elle a dit :
Il y a un risque que l’interdiction ne constitue pas un exercice valide du pouvoir fédéral en matière d’agriculture, qui se limite aux exploitations agricoles qui sont « à la ferme ».
Devant le Comité sénatorial de l’agriculture, j’ai demandé à la Dre Ireland si elle avait reçu un avis juridique du ministère de la Justice du Canada avant de faire cette déclaration. Sa réponse a été « oui ». Elle a ajouté qu’elle s’en tenait à ce qu’elle avait dit à l’autre endroit.
En fait, le pouvoir fédéral en matière d’agriculture se trouve à l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans son discours, le sénateur Cotter en a parlé comme d’une assise potentielle pour justifier la validité du projet de loi. L’article 95 prévoit ce qui suit :
Dans chaque province, la législature pourra faire des lois relatives à l’agriculture et à l’immigration dans cette province; et il est par la présente déclaré que le parlement du Canada pourra de temps à autre faire des lois relatives à l’agriculture et à l’immigration dans toutes les provinces ou aucune d’elles en particulier […]
D’après les recherches effectuées par mon bureau, il semble qu’on ait rarement recours à l’article 95 aujourd’hui. Néanmoins, nous disposons de quelques indications sur ce qui peut et ne peut pas être accompli au titre de l’article 95. Par exemple, un récent article du professeur Andrew Leach paru dans la UBC Law Review indique ce qui suit :
L’agriculture est une compétence partagée entre les provinces et le gouvernement fédéral, conformément à l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. La compétence partagée concerne strictement la production et non les transactions effectuées en dehors de la ferme […]
Dans la deuxième édition de l’ouvrage Agriculture Law in Canada, publié en 2019, on indique ceci au sujet de l’article 95 : « Selon la sagesse judiciaire qui prévaut, l’article devrait être interprété de façon très stricte. »
Toutefois, il est évident que le champ d’application du projet de loi C-275 ne se limitera pas aux activités menées à l’intérieur des exploitations agricoles. Le projet de loi s’appliquera à tout « bâtiment ou […] enclos où se trouvent des animaux », ce qui pourrait inclure les abattoirs, les sites de rétention temporaire, les foires agricoles, les camions et autres moyens de transport, les usines à chiots, les animaleries, les refuges pour animaux, les zoos, les résidences privées, etc.
Chers collègues, dans ce contexte, les arguments pour appuyer certaines dispositions du projet de loi C-275 au titre de l’article 95 de la Loi constitutionnelle semblent douteux ou, à tout le moins, très discutables, et ils ouvrent la porte à un examen approfondi, ce qui n’a pas été fait au comité.
Notamment, je tiens également à mentionner que le 24 octobre dernier, le gouvernement de l’Alberta a déclaré que l’article 95 « […] prévoit que l’agriculture relève exclusivement des provinces ». Il a fait cette déclaration dans un document intitulé « Standing up for Alberta’s livestock industry », qui critique le projet de loi C-293, Loi concernant la prévention et la préparation en matière de pandémie, dont nous sommes actuellement saisis à l’étape de la deuxième lecture.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la déclaration de l’Alberta. Comme le sénateur Cotter, je crois que l’article 95 accorde au Parlement certains pouvoirs pour adopter des lois relatives à l’agriculture, notamment en lien avec la biosécurité à l’intérieur des exploitations agricoles. Par conséquent, la déclaration du gouvernement de l’Alberta semble inexacte, du moins à mes yeux.
Néanmoins, je tire deux conclusions de la position du gouvernement de l’Alberta. Premièrement, la mesure dans laquelle le Parlement peut agir en vertu de l’article 95 peut faire l’objet d’arguments et de contestations judiciaires. Après tout, je suppose que l’Alberta a consulté son procureur général avant d’affirmer que l’article 95 place l’agriculture dans les compétences exclusives de la province. Deuxièmement, je déduis de la position de l’Alberta que l’industrie agricole de cette province n’est pas très enthousiaste à l’idée d’être réglementée par le Parlement agissant en vertu de l’article 95.
Quoi qu’il en soit, d’après les commentaires du parrain du projet de loi à l’autre endroit ainsi que d’autres partisans du projet de loi, ce dernier semble s’appuyer davantage sur le pouvoir du Parlement en matière de lois pénales, qui figure au paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Cependant, la Cour suprême du Canada nous rappelle que l’exercice d’un tel pouvoir nécessite un objectif de droit pénal. La décision la plus récente de la Cour suprême concernant l’exercice du pouvoir fédéral en matière de droit pénal concerne l’adoption, en 2017, par le Sénat, et plus tard par l’autre endroit, de la Loi sur la non-discrimination génétique, dont la constitutionnalité a ensuite été contestée par le gouvernement du Québec, une contestation qui a été appuyée par le procureur général du Canada. Les deux ont perdu devant la Cour suprême.
La Cour suprême a rendu sa décision en 2020. Bien que les neuf juges de la Cour suprême aient convenu que la loi semblait viser un objectif de droit pénal, à savoir la santé publique, ils étaient divisés à cinq contre quatre sur la constitutionnalité de la loi.
Au sujet de cette décision, Peter Hogg, un des plus grands constitutionnalistes du pays, a écrit ceci :
La Cour s’est à nouveau divisée sur le rôle que le préjudice devrait jouer dans la détermination de l’étendue du pouvoir du droit pénal. La juge Karakatsanis (au nom de trois juges) a approuvé une approche de l’objet du droit pénal qui exige une « appréhension raisonnée de préjudice » à un intérêt public […] Elle a déclaré que « le degré de gravité du préjudice n’a pas à être établi pour [que le Parlement] puisse légiférer en matière criminelle ». L’appréhension du préjudice par le Parlement doit simplement être « raisonnée » et « son intervention législative [doit constituer] une réponse à ce préjudice appréhendé ».
En revanche, le juge Kasirer (au nom de quatre juges) a approuvé […] une approche selon laquelle le préjudice joue un rôle important dans la limitation de la portée du pouvoir de légiférer en matière pénale. Il a défini un test en trois étapes à utiliser pour déterminer si une loi fédérale satisfait à l’exigence de finalité du droit pénal [en vertu de la Constitution]. Selon ce test en trois étapes, une cour doit déterminer si : (1) la loi fédérale se rattache « à un objectif public, par exemple la paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé ou la moralité »; (2) la loi fédérale cherche à supprimer ou à prévenir une « menace bien définie » à l’objectif public concerné; (3) la menace à l’objectif public concerné est « “réelle”, en ce sens que le Parlement avait un fondement concret et une crainte raisonnée de préjudice lorsqu’il a adopté » la loi fédérale.
Si le projet de loi C-275, dans sa version initiale, devait être adopté, j’ose dire que les contestataires soutiendraient, à la lumière des témoignages entendus au comité, que le Parlement n’avait aucun motif concret pour soutenir une crainte raisonnée de préjudice en adoptant un projet de loi qui visait certains risques vagues et non prouvés de biosécurité attribuables à des intrus occasionnels, mais pas les sources de risques plus graves, comme les employés et les visiteurs qui ne se conforment pas quotidiennement aux protocoles suggérés.
En somme, dans sa forme originale, le projet de loi C-275 propose la création d’une infraction en lien avec des risques de biosécurité infinitésimaux tout en excluant, du même souffle, les risques graves prouvés. Je pense que c’est une bonne façon de contester un projet de loi.
C’est pourquoi, en parlant de l’exclusion visant les travailleurs agricoles des interdictions concernant le risque de propagation de maladies, les professeures de droit Angela Fernandez, de l’Université de Toronto, et Jodi Lazare, de l’Université Dalhousie, ont indiqué que ce décalage entre l’objectif déclaré du projet de loi et ses effets peut, dans son libellé actuel, soulever des questions de conformité constitutionnelle en ce qui concerne la compétence fédérale en matière de droit criminel.
La professeure Jodi Lazare a déclaré :
D’un point de vue constitutionnel, il s’agit donc, à mon avis et comme on l’a répété ici, d’un projet de loi sur l’intrusion, intrusion qui peut ou non, sur la base des données probantes, avoir des effets accessoires ou secondaires sur la biosécurité. Il est indubitable que le projet de loi vise à mettre un terme à l’activisme et à l’intrusion, ainsi qu’à protéger la production animale. De fait, il a été affirmé explicitement à quelques occasions déjà que le projet de loi concernait la protection de la propriété privée.
Malgré ces préoccupations, pourquoi les partisans du projet de loi tiennent-ils autant à le limiter aux intrus? La réponse est devenue évidente à la lumière de différents témoignages. Il s’agit de protéger les producteurs de viande contre les signalements négatifs des défenseurs des droits des animaux concernant leurs pratiques agricoles, rapports qui sont néfastes pour leurs affaires. En effet, la loi ontarienne sur la biodiversité et ses équivalents dans d’autres provinces ont le même objectif. Elles stipulent que le fait pour une personne d’être employée sous de faux motifs fait d’elle un intrus non autorisé légalement à se trouver sur l’exploitation agricole. En d’autres mots, selon ces lois provinciales, si quelqu’un décroche un emploi en cachant qu’il est un défenseur des droits des animaux ou un journaliste, ou encore qu’il veut rédiger un rapport en secret, il sera considéré comme un intrus.
La loi ontarienne et certains règlements adoptés en vertu de cette loi ont été contestés devant la Cour supérieure de l’Ontario qui, comme je l’ai dit, a déclaré qu’il s’agissait d’une violation des libertés garanties par la Charte et que cette violation était injustifiée en vertu de l’article 1. Malgré cette décision et les préoccupations qu’elle a soulevées à l’égard du projet de loi C-275, aucune analyse de conformité à la Charte n’a été fournie au comité et aucun énoncé concernant la Charte n’a été déposé à la Chambre. D’ailleurs, le sénateur Gold a laissé entendre la semaine dernière qu’on n’aurait peut-être pas droit à un tel énoncé.
On ne peut nier les effets dissuasifs prévus par le projet de loi C-275 dans sa forme initiale. Comme nous le savons, les opérations d’infiltration ont parfois permis de signaler des cas de cruauté envers les animaux dans des exploitations agricoles au Canada. Des images vidéo d’un dénonciateur de Paragon Farms, en Ontario, ont amené leurs sociétés à plaider coupables à des accusations de cruauté envers les animaux et à payer une amende de 20 000 $ en 2023. Les plaidoyers de culpabilité se rapportaient à une césarienne pratiquée de façon illégale sur une truie vivante et à des porcelets qu’on avait castrés et dont on avait coupé la queue sans soulager leur douleur.
En 2021, un éleveur de visons de l’Ontario a été déclaré coupable et condamné à une amende pour avoir enfreint les dispositions législatives de l’Ontario en matière de protection des animaux à la suite d’un reportage d’infiltration. Les images montraient des conditions insalubres, des visons enfermés dans de minuscules cages et des visons souffrant de plaies non traitées et suppurantes. Des animaux avaient souvent des comportements répétitifs associés à une mauvaise santé psychologique, comme faire les cent pas et tourner en rond rapidement dans leur cage.
De plus, il n’existe aucune justification en matière de biosécurité pour punir les employés infiltrés. Pour en revenir au jugement de l’Ontario dont j’ai parlé plus tôt, le juge a dit :
Il pourrait s’agir d’un employé modèle qui a respecté tous les protocoles de biosécurité, qui a traité les animaux avec le plus grand soin et qui a assuré la sécurité de ses collègues.
En fait, il est inacceptable d’étiqueter des employés infiltrés comme des intrus. Comme l’a écrit le juge de l’Ontario:
[…] même si les gens ne sont pas « autrement libres de se livrer » à l’intrusion, ils sont par ailleurs libres d’accéder à d’autres lieux en utilisant des prétextes sans être punis par l’État. L’État ne pénalise pas ou ne qualifie pas d’intrus les gens qui exagèrent leur passion pour une industrie donnée lors d’une entrevue d’emploi ou qui entrent dans un bar en prétendant avoir 19 ans alors qu’ils ne les ont pas.
Chers collègues, en ce qui concerne les employés infiltrés, c’est bien de la liberté d’expression qu’il est question. Bien sûr, en ce qui concerne la loi de l’Ontario, la province a soutenu le contraire. Elle a fait valoir que l’objectif politique de certains intervenants n’est pas d’améliorer le bien-être des animaux, mais plutôt d’éliminer l’utilisation d’animaux au service des humains autrement que pour la production de viande. L’Ontario a cherché à faire valoir qu’il est illégal d’obtenir un emploi dans le but d’espionner l’employeur pour le compte d’une autre personne ou d’un autre groupe. Elle a soutenu que la loi en question interdisait l’intrusion illicite et ne visait pas la liberté d’expression. Toutefois, comme l’a fait remarquer le juge, il s’agit là d’un raisonnement quelque peu circulaire. Il est facile de comprendre pourquoi. Il y a très peu de différence entre un employé infiltré et un employé réel.
Pour citer à nouveau la décision :
Dans le scénario en question, l’employé se trouve sur les lieux avec le consentement du propriétaire. L’employeur souhaite que l’employé soit présent tous les jours pour s’acquitter de ses tâches. Exception faite des enregistrements clandestins ou d’autres communications sur ce que l’employé voit, tout ce que l’employé fait, y compris l’interaction avec les animaux, se fait avec le consentement de l’employeur. En effet, l’employé suit les instructions de l’employeur. L’employé devient un intrus seulement lorsqu’il nie être affilié à un groupe de défense des droits des animaux. C’est cela qui fait de lui un intrus.
Il convient de signaler que la négation est compatible avec les valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression.
Comme l’a observé le juge :
Bien que l’on puisse être d’accord ou non avec les [défenseurs des droits des animaux], l’objectif qu’ils poursuivent en menant des enquêtes secrètes est conforme aux principes qui sous-tendent la liberté d’expression. Ils cherchent à informer le public des conditions dans lesquelles les animaux sont élevés et abattus. Ils le font pour provoquer des changements sociaux et politiques. Ils le font dans le but de s’épanouir.
Le juge a ajouté ceci :
Le fait qu’un employé potentiel nie toute association avec des groupes de défense des droits des animaux lors d’un entretien d’embauche ne menace pas la biosécurité, la chaîne d’approvisionnement alimentaire ou la sécurité des animaux. Pas plus que l’acte de suivi d’un tel activiste communiquant ce qu’il voit dans une installation agricole.
Je regrette que nous n’ayons pas eu l’occasion d’examiner correctement ces questions et développements juridiques, y compris les interactions potentielles du projet de loi C‑275 avec les lois provinciales, comme la loi ontarienne interdisant les opérations d’infiltration. Il est certain que nous ne les avons pas examinées au comité. En fait, ces aspects auraient davantage convenu au Comité des affaires juridiques. Il aurait également été utile d’avoir un débat à l’étape de la deuxième lecture sur ce projet de loi afin d’examiner ces questions avant l’étape du comité.
En conclusion, tout comme la loi ontarienne, le projet de loi C‑275 mérite d’être qualifié de bâillon pour le secteur agricole, car il vise les défenseurs des droits des animaux et les journalistes afin de prévenir toute publicité négative. Je pense que notre société devrait adopter une approche différente.
Comme le juge de l’Ontario l’a dit :
Plutôt que de punir l’expression, la réponse la plus proportionnée est un contre-discours qui explique les pratiques en question et pourquoi elles sont nécessaires. Il appartiendra alors au consensus social de déterminer si la pratique peut être maintenue ou si elle doit être modifiée.
J’en viens maintenant à mon troisième point : l’amendement ajouté au comité, aujourd’hui contesté par le leader conservateur au Sénat et ses partisans.
Au comité, le sénateur Plett a lui-même proposé des amendements après avoir entendu les témoignages de Mme Lazare et de Mme Fernandez qui mettaient en doute la constitutionnalité du projet de loi. Le sénateur Plett avait alors dit ceci : « Ne dites pas qu’il est inconstitutionnel et ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain. Améliorons-le. »
Or, le sénateur Plett vous dit aujourd’hui dans cette enceinte qu’il s’oppose à tout amendement au projet de loi. Je suis d’accord avec ce qu’avait d’abord affirmé le sénateur Plett : un amendement est la meilleure solution, et nous devrions adopter un véritable projet de loi sur la biosécurité au lieu de tenter de faire taire les gens de manière déguisée.
À cet égard, je souligne que Mme Lazare a suggéré que les mesures de biosécurité prévues par le projet de loi s’appliquent à tous les membres de l’exploitation agricole, de sorte que l’objectif et les effets correspondent au titre du projet de loi. En réponse à une question du sénateur Plett, Mme Lazare a déclaré ceci :
Si vous me permettez de répondre à une question précédente sur la façon dont nous pourrions amender le projet de loi plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, si le projet s’appliquait à toute personne qui pénètre dans une exploitation agricole, si toute personne risquant d’introduire un contaminant ou une maladie dans une ferme pouvait être tenue responsable, ce serait un projet de loi sur la biodiversité. Ce serait quelque chose que le gouvernement fédéral pourrait faire dans le cadre de sa compétence en matière de droit pénal, ce qui couvre la santé publique et la sécurité. Dans sa forme actuelle, c’est un projet de loi sur l’intrusion; il ne cible pas la biodiversité.
Il convient également de noter que dans le récent jugement de l’Ontario auquel j’ai fait référence précédemment, le déposant du gouvernement de l’Ontario a reconnu lors du contre-interrogatoire que toute préoccupation relative à la biosécurité :
[…] serait au moins aussi bien prise en compte qu’elle l’est en vertu de la loi si toutes les personnes se trouvant dans les zones de protection des animaux étaient tenues de respecter les protocoles de biosécurité.
Chers collègues, c’est ce que fait l’amendement adopté par le comité en supprimant simplement « sans autorisation ou excuse légitime », cinq mots qui ont suscité beaucoup d’interrogations, comme je l’ai démontré jusqu’à présent. Cela atténue les préoccupations constitutionnelles en s’attaquant à toutes les situations qui représentent une menace réelle ou potentielle pour la biosécurité. Cela nous donne également quelque chose qui ressemble davantage à un projet de loi sur la biosécurité.
Soyons clairs, avec l’amendement, les intrus demeurent visés par l’interdiction, même s’ils n’ont jamais causé de cas confirmé de maladie animale. L’amendement ajoute à l’intention du projet de loi une approche rationnelle et fondée sur les données probantes et fait de la mesure une véritable mesure de biosécurité plutôt qu’une loi qui vise à imposer un bâillon au secteur agricole.
On a laissé entendre que la suppression de ces termes priverait les travailleurs et les visiteurs de toute protection et les exposerait à des accusations au titre de l’infraction nouvellement créée en cas de plainte déposée à la police par le propriétaire de l’exploitation agricole. Cependant, à mon humble avis, la protection des travailleurs agricoles, des visiteurs, des livreurs et autres personnes ne se trouve pas dans ces termes, mais dans l’un des éléments essentiels de l’infraction, à savoir que la conduite interdite — pénétrer dans un bâtiment ou un enclos où se trouvent des animaux — risque :
… vraisemblablement d’exposer les animaux à une maladie ou à une substance toxique susceptible de les contaminer.
Premièrement, il faut entrer et, deuxièmement, il faut être un risque.
Autrement dit, seules les personnes qui ignorent intentionnellement, par négligence ou par insouciance, les risques en matière de biosécurité pourraient être tenues responsables. Tant que les travailleurs agricoles, les visiteurs, les livreurs et les intrus respectent les protocoles ou les pratiques pertinents, ils ne peuvent pas être condamnés au titre de la mesure législative proposée.
D’ailleurs, au comité, la sénatrice Marshall a soulevé bien des questions et des commentaires sur cet élément essentiel de l’infraction proposée. Permettez-moi de citer l’une de ses interventions :
Je tiens à préciser que l’amendement en soi ne porte pas du tout sur l’intrusion. Quand je lis l’amendement[…]
— elle parle du fait que le projet de loi modifie la Loi sur la santé des animaux —
[…] il y a intrusion si « […] ce fait risquerait vraisemblablement d’exposer les animaux à une maladie ou à une substance toxique […] ».
En lisant l’amendement, je n’ai pas l’impression que vous mettez l’accent sur l’intrusion; c’est un type précis d’intrusion. C’est une portée plus étroite.
Je dirais que la sénatrice Marshall n’est peut-être pas avocate de formation, mais elle a un bon raisonnement juridique.
Chers collègues, pourquoi un employé qui ignore délibérément ou imprudemment les protocoles de biosécurité devrait-il être protégé par le fait qu’il se trouve légalement sur les lieux? Pourquoi un employé qui propage délibérément une maladie ne serait-il pas couvert par une véritable loi sur la biosécurité?
Je passe maintenant à mon dernier point : l’observation. Cette observation invite simplement le gouvernement à adopter des règlements pour protéger la biosécurité dans les fermes en vertu de l’article 64 de la Loi sur la santé des animaux, que ce projet de loi propose de modifier. Cela ferait en sorte que les protocoles qui sont actuellement facultatifs sur les fermes deviennent obligatoires, car prescrits par le règlement.
Je comprends que le sénateur Plett ne soutienne pas cette invitation au gouvernement, parce que, selon lui, la biosécurité devrait être laissée à la discrétion de chaque agriculteur, même si le non-respect des protocoles suggérés pourrait se solder par une épidémie qui aurait des effets dévastateurs, non seulement sur sa ferme, mais sur la ferme de ses voisins.
En somme, l’observation adoptée par la majorité des membres du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts découle de la preuve qui a été faite devant le comité du caractère insuffisant des protocoles volontaires mis en vigueur, qui sont souvent non respectés.
Honorables sénateurs, l’amendement du Comité de l’agriculture et des forêts permet maintenant au projet de loi C‑275 d’améliorer de façon considérable la biosécurité dans les fermes et ne constitue pas un projet de loi sans imposer un bâillon dans le secteur agricole qui mènerait à une contestation du projet de loi devant les tribunaux. Je vous invite à adopter le rapport et, si nécessaire, à renvoyer ce projet de loi à la Chambre des communes pour une réflexion plus approfondie.
Merci. Meegwetch.