L’honorable Pierre J. Dalphond : Je vais me prononcer en faveur de cette motion présentée par le sénateur Housakos, que j’ai appuyée et que je continue d’appuyer. Ce n’est pas pour moi une question politique. Ce n’est pas le moment de décider ici ce qui se passe au Moyen-Orient. Ce sont des questions sérieuses. Ce dont il faut parler, c’est d’antisémitisme au Canada, et cette question n’a aucune couleur politique.
Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer la motion du sénateur Housakos visant à condamner l’antisémitisme au Canada et dans le monde entier.
La haine et les perceptions haineuses du peuple juif remontent à plusieurs siècles. L’auteur Robert Wistrich appelait l’antisémitisme « la haine la plus longue ». Pourtant, nous n’avons pas encore pleinement saisi la leçon que l’histoire nous a enseignée à maintes reprises : les manifestations de haine les plus radicales ne surviennent pas du jour au lendemain. Elles sont le point culminant d’une série d’événements dont la société est témoin et qu’elle ne parvient pas à affronter.
Chers collègues, l’antisémitisme est une sorte de cancer qui doit être éradiqué dès les premiers signes. Un silence prolongé peut entraîner les pires conséquences.
C’est ce qui s’est passé lors de l’Holocauste, une persécution et un génocide délibérés, organisés et soutenus par l’État, de 6 millions de Juifs vivant en Europe. La sonnette d’alarme a été tirée bien avant que le régime nazi ne mette en œuvre la solution finale, une campagne d’anéantissement qui allait coûter la vie à deux Juifs européens sur trois.
Dès son arrivée au pouvoir, Hitler a dépouillé les Juifs de leurs biens et de leurs postes dans les universités, la magistrature, l’armée et la fonction publique. Puis vinrent les lois de Nuremberg, qui légalisaient la discrimination à l’encontre du peuple juif.
Lors de la Nuit de Cristal, en novembre 1938, plus de 250 synagogues ont été détruites, d’innombrables entreprises et maisons juives ont été vandalisées et détruites, 91 personnes ont été assassinées et quelque 30 000 hommes juifs ont été envoyés dans des camps de concentration nazis. Pourtant, le monde n’a pas agi rapidement et de manière décisive. Ce génocide et l’incapacité collective à intervenir rapidement entacheront à jamais l’histoire de l’humanité. Dans la foulée de l’Holocauste, le monde a juré que cela ne se reproduirait « jamais plus ». Malheureusement, l’antisémitisme continue d’empoisonner l’esprit de nombreuses personnes dans le monde aujourd’hui.
Malheureusement, le Canada n’a pas été épargné par la résurgence de l’antisémitisme. L’année dernière, à Montréal, une synagogue et un centre communautaire juif ont été la cible d’attaques à la bombe incendiaire. La plus ancienne synagogue de Montréal a été barbouillée de graffitis nazis. En mai dernier, à Toronto et à Montréal, des écoles juives ont été la cible de coups de feu. Par conséquent, des parents ont eu peur d’envoyer leurs enfants à l’école.
J’ai rencontré des représentants des communautés juives de Montréal et de Toronto, qui m’ont parlé de leurs craintes et de l’insécurité que leurs enfants et eux ressentent. Ce mois-ci, à Toronto, lors de la fête juive du Yom Kippour, la même école primaire juive pour filles a de nouveau été la cible de coups de feu. Le fait que quelqu’un veuille terrifier des élèves, des enfants, et leur famille parce qu’ils sont juifs me brise le cœur. Ces incidents ne sont que la pointe de l’iceberg.
Selon Statistique Canada, en 2023, 900 crimes haineux contre des Juifs ont été signalés à la police, ce qui représente une augmentation de 71 % par rapport à l’année précédente. En octobre 2024, les données de Statistique Canada pour les deux premiers trimestres ont indiqué que, à 17,6 % du total des crimes haineux signalés, nos voisins juifs formaient le groupe le plus ciblé.
Chers collègues, nous ne savons que trop bien que les incidents haineux ont augmenté depuis les atrocités commises lors des attaques terroristes du 7 octobre dernier. Même si de nouveaux actes de haine semblent se produire constamment, nous devons tous demeurer unis pour dire que cette haine et cette violence n’ont pas leur place au Canada ni nulle part ailleurs. Notre pays est une société de valeurs fondées sur la Charte, où la liberté d’expression est protégée afin de soutenir un dialogue respectueux. Cependant, les discours haineux, l’intimidation et les menaces n’y ont pas leur place.
En cette période difficile, nous devons écouter Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme. Comme je l’ai mentionné dans une déclaration en mai lors d’une entrevue conjointe avec Amira Elghawaby, représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, Mme Lyons a déclaré :
Amira et moi travaillons en étroite collaboration, et je pense qu’il est important de montrer aux Canadiens que, même à une époque de fracture et de souffrance, nous unissons nos efforts en tant que Canadiens — en nous appuyant sur les valeurs canadiennes — pour collaborer avec compassion et respect afin de bâtir le Canada que nous voulons avoir, même si nous ne sommes pas toujours d’accord.
Malgré cet appel, il faut bien reconnaître que de nombreuses personnes de confession juive au Canada vivent toujours dans une peur constante, que ce soit dans la rue, sur les campus et ailleurs.
Comme je l’ai dit, l’antisémitisme est un cancer qui doit être éradiqué de notre société. Que pouvons-nous faire pour lutter contre l’antisémitisme et soutenir nos concitoyens et concitoyennes juifs?
En y réfléchissant, j’ai été ému par une interview diffusée sur Radio-Canada en mai dernier. L’auteur, Lawrence Hill, a déclaré, et je cite :
On est dans une période très, très grave, et je trouve que, parfois, il est plus facile pour certaines personnes d’haïr que d’aimer. Mais aimer, c’est ce qu’il faut faire.
Chers collègues, je suis d’accord avec M. Hill pour dire que l’amour peut vaincre la haine. Les vecteurs de l’amour doivent être l’éducation, le dialogue et l’empathie. Il est de notre responsabilité à tous de construire des ponts, en tant que parlementaires, voisins, enseignants, entraîneurs, amis et concitoyens. Tel doit être notre Canada, et nous ne devons jamais laisser le racisme et la haine ériger des murs entre nous.
Comme le dit la Torah, dans le Lévitique 19:18, et je cite : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
Je tiens à dire aux juifs qui sont au Canada, en Israël et dans le monde entier, que je ne suis pas le seul à penser qu’il ne devrait y avoir aucun endroit où l’antisémitisme peut se dissimuler et insuffler la haine. Les meilleurs d’entre nous souhaitent que vous soyez en sécurité, en paix et tranquilles.
Je n’insisterai pas sur les événements qui se déroulent au Moyen-Orient, mais je dois ajouter que toute description positive de l’attaque terroriste du 7 octobre est méprisable et contraire aux valeurs canadiennes. La société ne doit jamais tolérer la célébration du meurtre, du viol, de la torture, de la prise d’otages et de toute autre atrocité.
Malheureusement, depuis le 7 octobre 2023, nous avons parfois été témoins de cette situation honteuse au Canada. Les Canadiens ont le droit d’examiner la gestion des hostilités par Israël et les politiques de son gouvernement, tout comme les Israéliens le font, comme dans toute démocratie robuste. Cependant, les gestes de glorification du Hamas et de soutien à cette organisation que l’on observe depuis le 7 octobre sont un enjeu tout à fait différent et troublant.
Nous avons tous la responsabilité de sonner l’alarme et d’agir quand des débats ou des critiques légitimes à l’égard de la politique ou de la conduite du gouvernement israélien se muent en antisémitisme ou marginalisent nos voisins juifs. Dans certains cas, des poursuites criminelles peuvent être justifiées, mais l’intervention la plus efficace se doit d’être un dialogue respectueux entre ceux qui ont des points de vue différents sur ces événements et sur les moyens de rétablir la paix.
Nous devrions aussi réclamer d’une seule voix la libération immédiate de tous les otages. Ces pères, ces mères et ces enfants doivent pouvoir retrouver leur famille. C’est la seule option pour quiconque croit à l’amour.
Comme vous le savez, chers collègues, le Canada arrive au troisième rang pour le nombre de Juifs qui vivent hors d’Israël. La contribution inestimable des Canadiens de confession juive a façonné notre démocratie et notre société multiculturelle.
Je pense à Bora Laskin, une sommité du droit du travail et le premier Juif à être nommé à la Cour suprême du Canada. C’est lui qui était le juge en chef du Canada à l’époque où j’ai eu l’honneur d’être greffier à la Cour suprême.
Je pense aussi à notre ancien ministre de la Justice, l’honorable Irwin Cotler, qui est aussi un symbole des droits de la personne et avec qui j’ai eu l’honneur de collaborer de temps à autre dans divers dossiers internationaux traitant de droits de la personne.
Je pense en outre à la grande défenseure des droits des femmes et de l’égalité pour tous, Rosalie Abella, qui est la première Juive à être nommée à la Cour suprême du Canada et la première réfugiée à accéder à la magistrature canadienne.
Je pense également au très honorable Herb Gray, qui a été vice‑premier ministre du Canada, mais qui a aussi été le premier Juif à accéder au Cabinet fédéral.
Je pense aussi au deuxième représentant du gouvernement au Sénat, l’honorable Marc Gold, et à son père, le regretté Alan Gold, qui a été juge en chef de la Cour supérieure du Québec de 1983 à 1992.
Je pense à la ministre Ya’ara Saks, la première personne à avoir la double citoyenneté canadienne et israélienne au sein du Cabinet fédéral. Je pense à Barbara, Linda et David Frum. L’ancienne sénatrice Linda Frum était une membre distinguée de cette assemblée avec laquelle il était toujours agréable de travailler. Je pense à Bobbie Rosenfeld, Leonard Cohen, Mordecai Richler, Neve Campbell, Eugene et Dan Levy, William Shatner et Seth Rogen.
La société canadienne a beaucoup évolué depuis 1807. Cette année-là, le Québécois Ezekiel Hart est élu à l’Assemblée législative du Bas-Canada, faisant de lui la deuxième personne juive élue à une charge publique dans l’Empire britannique. Cependant, on lui refuse le droit de siéger à cause de sa religion. Ce n’est que des décennies plus tard, en 1832, que l’Assemblée législative du Bas-Canada accorde des droits politiques aux Juifs.
En 1926, l’Université McGill interdit officieusement l’admission des étudiants hébreux venant de l’extérieur du Québec. En 1934, les résidents de l’Hôpital Notre-Dame de Montréal déclenchent une grève, la première grève dans le secteur médical au Canada, pour réclamer la démission du Dr Sam Rabinovitch parce qu’il était Juif. Pensez aussi au refus de laisser les passagers du Saint Louis, dont plus de 900 Juifs allemands, débarquer du navire et entrer au Canada, ce qui les a contraints à retourner en Europe en 1939. Durant l’Holocauste, les nazis ont assassiné 254 d’entre eux. C’est quelque chose qui hantera le Canada à jamais.
Cependant, il n’y a aucune société qui ne puisse pas se racheter. Le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, à Montréal, nous rappelle nos idéaux et les progrès qui ont été réalisés pour assurer l’égalité et la justice pour tous, ainsi que la nécessité de dénoncer toutes les formes de violations des droits fondamentaux de la personne.
Malheureusement, les tensions et les conflits observés ces dernières années dans nos villes ne montrent pas le Canada sous son meilleur jour. En tant que sénateurs, nous devrions apporter notre contribution pour rétablir des relations et un dialogue respectueux entre toutes les communautés de notre pays.
Je suis heureux d’apprendre que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne lancera bientôt une étude sur l’antisémitisme au Canada.
À cet égard, je suis d’accord avec notre envoyée spéciale pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme et ancienne ambassadrice en Israël, Mme Lyons, qui a dit : « Il n’y a pas de meilleur remède à la menace antisémite que de faire tous les efforts pour sensibiliser les gens de tous âges. »
Pour cela, il faut notamment enseigner aux Canadiens, en particulier aux jeunes, les horreurs de l’Holocauste. En effet, le scepticisme des jeunes à l’égard de l’Holocauste au Canada nous montre à quel point il y a du travail à faire.
Yad Vashem, du World Holocaust Remembrance Center, a dit ceci :
De nos jours, bien des jeunes ne voient pas l’histoire comme quelque chose qui leur montre d’où ils viennent, mais plutôt comme une série d’événements du passé qui font partie de « l’avant », tandis qu’eux vivent dans « l’après ». Ce point de vue est dangereux dans la mesure où il crée une séparation plutôt que d’unir.
En plus de se renseigner sur l’Holocauste, il est impératif d’apprendre à connaître les formes contemporaines de l’antisémitisme. Là-dessus, j’ai eu l’immense plaisir d’apprendre que, pas plus tard qu’aujourd’hui et grâce au leadership de l’envoyée spéciale, le Canada a publié un nouveau guide pour combattre l’antisémitisme, que l’on peut se procurer en ligne. Je sais que je ne peux pas m’en servir, parce qu’il… quoi qu’il en soit, le Guide canadien sur l’antisémitisme selon la définition opérationnelle de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH) se trouve déjà sur le Web.
Pour la rédaction de ce guide, plus de 100 personnes ont été consultées, dont des personnalités influentes de la communauté juive, les délégués canadiens auprès de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, des rabbins, des universitaires, des enseignants, des avocats, des fonctionnaires, des attachés politiques et des membres des forces de l’ordre. Bon nombre de spécialistes de l’antisémitisme ont aussi pris part aux consultations.
La montée de l’antisémitisme au Canada est un cancer qui doit faire l’objet d’une réponse immédiate et par différents moyens.
Il y a bien sûr l’éducation dans nos écoles, qui doit faire ressortir les dangers de l’antisémitisme, l’horreur de l’Holocauste, la formation de nos policiers et de nos procureurs en matière de propos haineux, mais aussi l’adoption de comportements responsables par tous les leaders, qu’ils soient religieux, politiques ou communautaires.
Nous devons aussi nous doter d’outils pour identifier l’antisémitisme sous toutes ses formes et le combattre, comme nous l’avons fait pour le manuel publié aujourd’hui. Le bureau de l’envoyée spéciale, Mme Lyons effectue aussi, en collaboration avec des agences gouvernementales, la collecte d’informations et de la recherche. Elle entretient aussi des liens avec des chercheurs et différentes organisations à travers le pays.
En adoptant cette motion, nous l’invitons aussi à organiser en temps opportun un deuxième sommet national sur l’antisémitisme, qui pourra bien s’intégrer aux efforts qu’elle déploie actuellement sur d’autres aspects de la stratégie de combat contre l’antisémitisme.
Cependant, ce travail ne lui revient pas à elle seule.
Nous devons tous — et au premier rang nous, les sénateurs et les sénatrices, vu le rôle particulier de protection des minorités que nous jouons dans notre société — en appeler à nos valeurs canadiennes et inciter au dialogue respectueux et non à la haine. Bâtir des ponts entre les différentes communautés et non ériger des murs, cela devrait être notre préoccupation principale.
La lutte contre l’antisémitisme doit s’articuler autour de plusieurs plans : éducation, recherches, publications, conférences, campagnes publiques de sensibilisation, y compris dans les médias sociaux et, dans certains cas, poursuites criminelles et civiles. Aucun outil ne doit être négligé pour lutter contre ce cancer qui s’attaque non seulement à nos valeurs canadiennes, mais qui menace aussi nos concitoyens et concitoyennes de confession juive.
C’est dans cet esprit que, avec mon collègue le sénateur Housakos, que je remercie encore une fois, nous avons rédigé la motion que nous étudions aujourd’hui. Je vous invite à la considérer comme un moyen d’attirer l’attention des Canadiens sur la montée de l’antisémitisme au Canada et sur la nécessité urgente de s’y attaquer.
Merci. Shalom.