L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, j’appuierai par ce discours la motion de ma collègue la sénatrice Miville-Dechêne, qui vise à demander au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Marco Mendicino, d’attribuer la citoyenneté à l’écrivain et blogueur saoudien Raif Badawi, en vertu de son pouvoir discrétionnaire d’attribuer la citoyenneté à toute personne afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse. J’ajoute que le 27 janvier dernier, la Chambre des communes a unanimement adopté une motion similaire.
La saga de M. Badawi ne débute pas avec son arrestation par les autorités saoudiennes en 2012, mais en 2008, l’année où, à 24 ans, il a fondé le blogue et forum de discussion Free Saudi Liberals avec Souad al-Shamani, une défenseure saoudienne des droits des femmes. La même année, il a été arrêté, interrogé au sujet de son site Internet, puis relâché.
Il a ensuite été accusé d’avoir créé un site Internet injuriant l’islam. Il a alors quitté l’Arabie saoudite. Il n’y est retourné qu’après indication des procureurs saoudiens qu’ils laissaient tomber les accusations, mais c’était un leurre. En mai 2009, ses actifs et ceux de sa femme en Arabie saoudite ont été gelés. En décembre 2009, alors qu’il s’apprêtait à prendre un vol direction Beyrouth, on lui interdit, sans aucune explication, de quitter le pays.
En mars 2012, le religieux cheikh Abdul-Rahman Al-Barrak a publié une décision religieuse, une fatwa, déclarant que M. Badawi est un apostat qui doit être jugé et condamné pour avoir déclaré sur son site que les musulmans, les juifs, les chrétiens et les athées sont tous égaux.
Après cette fatwa, son épouse et ses enfants se sont enfuis en Égypte, puis se sont installés brièvement au Liban avant de demander l’asile politique au Canada — ce qu’ils ont obtenu —, et ils se sont installés ensuite dans la belle ville québécoise de Sherbrooke. Ils sont tous aujourd’hui citoyens canadiens et, ma foi, bien engagés, même que son épouse souhaite se présenter comme candidate aux prochaines élections fédérales pour le Bloc québécois.
En juin 2012, M. Badawi est officiellement arrêté et accusé d’avoir créé un site Web qui porte atteinte à la « sécurité générale », d’avoir ridiculisé l’islam et de s’être adonné à l’apostasie, un crime passible de la peine de mort en Arabie saoudite. Heureusement, ensuite, un juge a rejeté l’accusation d’apostasie, après que M. Badawi a pu convaincre le tribunal qu’il était musulman.
Cependant, en juillet 2013, M. Badawi est trouvé coupable des autres chefs d’accusation qui avaient été portés contre lui et on lui impose alors une peine de sept ans de prison et 600 coups de fouet. Dans le cadre d’une violation flagrante des normes internationales pour un procès équitable, l’avocat de M. Badawi a été empêché d’assister à l’audience — cela rappelle un peu le sort des Canadiens en Chine. Ce dernier, Waleed Abulkhair, également un défenseur des droits de la personne, sera ensuite emprisonné et condamné à 15 ans de prison.
En 2014, la peine de M. Badawi est portée en appel et, à sa grande surprise, elle est revue à la hausse : 10 ans de prison et 1 000 coups de fouet étalés sur une période de 20 semaines, une amende d’un million de riyals, c’est-à-dire 300 000 $ canadiens à l’époque, une interdiction totale d’utiliser Internet et de quitter l’Arabie saoudite pendant les 10 années suivant sa sortie de prison.
À la demande du roi d’Arabie saoudite, la Cour suprême du pays a examiné la décision, qu’elle a finalement maintenue dans un jugement datant de janvier 2015. Cet examen de la Cour suprême a été effectué sans que le nouvel avocat de M. Badawi soit autorisé à faire des représentations.
Comme vous le savez sans doute, la flagellation contrevient à l’interdiction de faire subir de la torture en vertu du droit international, et notamment à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, que l’Arabie saoudite a pourtant ratifiée en 1997. De plus, l’article 8 de la Charte arabe des droits de l’homme prévoit également ce qui suit :
a) Nul ne peut être soumis à des tortures physiques ou mentales ou à un traitement cruel, inhumain, humiliant ou dégradant .
Il s’agit d’un autre document ratifié par l’Arabie saoudite.
À cela, l’Arabie saoudite répond que l’interdiction de la torture, en vertu de la Charte arabe des droits de l’homme et du droit international, ne s’applique pas aux condamnations prononcées en vertu de la charia. Cela dit, il faut se réjouir du fait qu’en 2020, la peine de la flagellation a enfin été abolie en Arabie saoudite, ce que je considère comme étant un pas dans la bonne direction en ce qui a trait à la gouvernance de ce royaume. Je souligne que M. Badawi avait déjà reçu plusieurs dizaines de coups de fouet au moment où la peine de la flagellation a été abolie.
Toutefois, il reste que la situation de Raif Badawi est inacceptable et suscite beaucoup d’indignation et d’appels à la clémence au Québec, au Canada et partout dans le monde. Si on fait la liste des reconnaissances qu’a reçues M. Badawi, on peut mentionner une nomination au prix Nobel de la paix en 2015, le prix de la défense de la liberté d’expression, le prix du courage au Sommet de Genève sur les droits de la personne et la démocratie en 2015, et enfin, un doctorat honorifique de l’Université de Sherbrooke en 2017.
Ces reconnaissances ne sont pas passées inaperçues au Royaume d’Arabie saoudite. Au début du mois de mars 2021, le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, qui travaille sur le dossier, nous a appris que M. Badawi et son épouse, Ensaf Haidar, font tous deux l’objet d’une enquête pour avoir « influencé l’opinion publique et porté atteinte à la réputation du Royaume ».
Dans un article publié dans le défunt HuffPost, l’honorable Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice, directeur du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne et conseiller juridique de M. Badawi, expliquait ceci :
La dernière fois que le ministre Dion a parlé à des représentants saoudiens du cas de M. Badawi, ceux-ci ont rétorqué que ce dernier n’a pas la citoyenneté canadienne et que, par conséquent, le Canada ne peut intervenir en sa faveur. J’ai représenté des prisonniers politiques pendant une quarantaine d’années dans toutes sortes de pays, comme l’ancienne Union soviétique, […]
— M. Cotler représentait alors Andreï Sakharov, puis Saad Eddin Ibrahim en Égypte, et ensuite nul autre que Nelson Mandela en Afrique du Sud; maintenant, il représente Raif Badawi. —
[…] c’est la première fois qu’un pays met en doute mon droit — et celui du Canada — d’intervenir au nom d’un prisonnier politique parce qu’il n’est pas citoyen canadien.
M. Badawi a obtenu la citoyenneté d’honneur de la Ville de Sherbrooke en 2015 et de la Ville de Montréal en 2018, mais il lui manque toujours celle qui compte, soit la véritable citoyenneté canadienne. Cette absence de citoyenneté canadienne agit comme une barrière à toute intervention de notre pays dans cette affaire et elle empêche d’offrir tout service consulaire à M. Badawi.
Par conséquent, la citoyenneté canadienne n’annulerait sûrement pas la condamnation de M. Badawi ni son interdiction de quitter l’Arabie saoudite pendant 10 ans, après sa période de détention, mais elle donnerait au Canada la possibilité d’intervenir. C’est pourquoi je vous invite à appuyer cette motion, chers collègues. Merci.