L’honorable Pierre J. Dalphond : Je vais peut-être commencer par répondre aux très bonnes questions du sénateur Forest et essayer de comprendre ce que nous essayons d’accomplir et ce qu’on nous demande de prendre en considération.
L’article 3 de la loi est écrit en termes juridiques et, pour les comprendre, il faut se rappeler ce que l’on a fait précédemment. Le Sénat a modifié le projet de loi, qui incluait la voie deux pour ce qui est de l’aide médicale à mourir pour les gens dont la mort n’était pas imminente, mais qui souffraient d’une condition incurable leur causant des souffrances insupportables. Le gouvernement a exclu dans cette seconde voie l’aide médicale à mourir pour ceux qui souffraient d’une seule condition : l’aide médicale à mourir serait donc refusée à ceux dont la seule condition était de souffrir d’une maladie mentale.
Par contre, si ces gens ont des problèmes d’insuffisance cardiaque ou d’insuffisance rénale, s’ils sont constamment sur dialyse, par exemple, ils ont le droit de recevoir l’aide médicale à mourir. Dans le cas où ils attendent une transplantation, qui ne semble pas possible, il est possible qu’ils demandent l’aide médicale à mourir — même s’il s’agit de quelqu’un qui est atteint d’une maladie mentale qui n’affecte pas sa capacité de reconnaître sa situation et sa souffrance et de consentir ou non à la dialyse. Il y a des nuances qu’il ne faut pas oublier de faire ici.
Ce que nous avons dit au gouvernement, c’est qu’il ne faut pas exclure l’aide médicale à mourir dans le cas où des personnes souffrent de maladie mentale sans qu’on ait prévu de mécanismes pour celles qui sont capables d’évaluer leur situation et qui souffrent irrémédiablement, afin qu’elles aient accès, avec des garanties suffisantes, à l’aide médicale à mourir.
La Chambre des communes, le gouvernement et le ministre de la Justice de l’époque ont accepté cette proposition. La Chambre des communes a voté et ses membres ont accepté cette proposition à la majorité, mais ils ont fait passer notre délai de 18 mois à 24 mois. Tout le monde voulait un délai, parce qu’il fallait être prêts si nous décidions d’aller dans cette direction.
Avant la fin du délai de 24 mois, le comité spécial a été reconstitué, et sa mission était d’évaluer si nous étions prêts. La conclusion a été que nous avions besoin d’un an de plus et d’un comité expert qui déposerait un rapport pour nous indiquer les grandes lignes, la formation des gens et ainsi de suite. Après tout cela, nous verrions si nous étions prêts.
Le comité a été reconstitué en octobre 2023 pour étudier exactement cette question, c’est-à-dire l’échéance de deux ans, deux ans et demi plus tard, parce que l’on approchait du 17 mars 2024 — le 17 mars étant une date très importante. Sommes-nous prêts cette fois-ci? C’était le mandat du comité mixte. Le Sénat était représenté à ce comité et les sénateurs devaient répondre à cette question, comme les députés de la Chambre des communes. Pourquoi la date du 17 mars 2024 est-elle importante? Parce qu’il s’agit d’une clause crépusculaire, comme l’a très bien expliqué la sénatrice Saint-Germain.
En anglais, on dit « sunset clause », ou disposition de caducité. Cela signifie que les exemptions prendront fin le 17 mars si on ne fait rien, si aucun projet de loi n’est adopté. Par conséquent, ce jour-là, le lendemain et la semaine suivante, une personne qui croit être admissible, mais pour qui la seule condition médicale invoquée est une maladie mentale, pourra demander une évaluation. Le processus est long. L’aide médicale à mourir ne sera pas administrée le lendemain. Selon la loi, il doit s’écouler 90 jours entre l’évaluation, le moment où on est admissible et le jour où l’aide médicale à mourir est administrée, et là encore, il faut y consentir à nouveau.
Une personne dépressive ne peut pas se pointer dans une clinique un vendredi soir parce qu’elle s’est séparée la veille et qu’elle souhaite obtenir l’aide médicale à mourir le lendemain matin. Oubliez ce qu’on a pu lire dans certains journaux. Le problème, toutefois, en l’occurrence, c’est que si nous ne faisons rien le 17 mars, l’accès sera total.
Selon l’article 3, il existe deux scénarios. Soit le projet de loi C-62 est adopté avant cette date et, par conséquent, la date du 17 mars 2024 devient le 17 mars 2027, mais on ne sait jamais ce qui peut se produire au Parlement. Parfois, on ne sait même pas ce qui va se passer au Sénat, ce qui est peut-être une bonne chose. Lorsque les choses sont trop prévisibles, cela peut indiquer autre chose.
Si ce projet de loi n’est pas adopté, une seconde disposition stipule qu’après l’adoption du projet de loi, si cette adoption a lieu après le 17 mars, avec la sanction royale accordée peut-être le jour même, on ne pourra plus recevoir l’aide médicale à mourir. S’il faut trois semaines pour y parvenir, si nous votons sur le projet de loi après une étude approfondie en mars et en avril et que le projet de loi est en fin de compte adopté, il ne sera plus possible d’accéder à l’aide médicale à mourir. On aura un système très particulier. Jusqu’au 17 mars, personne ne peut y avoir accès. S’il y a un vide juridique, certaines personnes pourront y avoir accès, puis le vide sera comblé.
Chers collègues, je vous invite à ne pas permettre que cela se produise. C’est le pire scénario possible. Le vide juridique deviendrait un chaos juridique, ce qui placerait la profession médicale dans une situation très délicate. Les gens vont se demander: « Si je le fais, mais que cela devient illégal la semaine ou le mois prochain, vais-je être poursuivi en justice? » Non. Ce sera terrible pour les médecins, pour les évaluateurs de l’aide médicale à mourir et pour tous ceux qui voudront se prévaloir du système, mais qui verront par la suite la porte se refermer. Ce sera pire qu’aujourd’hui parce qu’ils auront un mince espoir d’obtenir l’aide médicale à mourir, puis la porte se refermera.
Je suis certain que si ce projet de loi entre en vigueur, ce sera dans les 90 jours suivant le 17 mars. Peut-être une semaine ou un mois après cette date. Je peux parier que nous siégerons pendant la semaine de relâche et, si nécessaire, en avril, et que le projet de loi sera adopté, de sorte que la période de 90 jours ne s’appliquera pas. Tous ceux qui présenteront une demande et entameront le processus à l’intérieur de cette période risqueront de voir leur espoir déçu. Je ne veux pas que cette situation se produise parce que créer de faux espoirs ajouterait à la souffrance des personnes. Nous devons empêcher cette situation de se produire.
La solution est que nous adoptions ce projet de loi ou le rejetions d’ici le 17 mars. Si nous le rejetons, ce sera la fin du débat, et l’aide médicale à mourir sera accessible pour toujours, ou peut-être jusqu’à ce qu’un changement de gouvernement rétablisse les exclusions, mais ce ne sera peut-être pas avant un an et demi, peut-être plus. En attendant, il se passera beaucoup de choses. De nombreuses personnes recevront l’aide médicale à mourir, et peut-être que l’humeur changera, nous n’en savons rien.
La question qui était étudiée par le comité… La sénatrice Wallin a fait référence à mon opinion en disant que ce qui est proposé est clairement inconstitutionnel. Désolé, mais ce n’est pas ce que j’ai écrit. J’ai écrit que ce que le comité proposait risquait d’être déclaré inconstitutionnel. Pourquoi? Parce que le comité proposait que l’exclusion de l’accès, ou le refus d’accès, soit maintenue jusqu’à ce que les ministres de la Santé et de la Justice conviennent, après avoir consulté des fonctionnaires du ministère et tous leurs homologues provinciaux et territoriaux, que nous sommes prêts. Eh bien, je suppose que, s’il y a un changement de gouvernement d’ici un an ou un an et demi, les deux ministres ne seront jamais d’accord pour dire que nous sommes prêts.
Si l’on parvenait à cette conclusion, il faudrait alors créer un comité, qui devrait travailler sur le projet de loi pendant au moins un an avant qu’il puisse entrer en vigueur. Comme je l’indique dans mon rapport, le délai était censé être indéterminé, mais clairement long. C’est ainsi que l’on pouvait le lire : il s’agit d’une exclusion permanente parce qu’elle dépend de la volonté de deux ministres, et nous savons qu’en politique, les ministres peuvent changer d’avis.
Le gouvernement y a répondu, et qu’a-t-il dit? Qu’il s’agit d’une période de trois ans parce qu’il a compris ma dissidence, je crois — ou peut-être l’ai-je entendu —, et qu’il a estimé qu’une période indéterminée pourrait être plus facile à contester qu’une période précise, et il a donc mis trois ans. Nous savons que nous prolongeons les choses de trois ans. Que se passera-t-il l’année prochaine? Il y aura des élections. Ne pensez donc pas qu’on traitera de cette question au Parlement en 2025. Soit vous optez pour un an, soit vous optez pour trois ans, car 2025 est une année de transition.
Voilà ce dont il est question. Voilà ce sur quoi nous devons nous pencher. Voilà ce qui nous a été proposé. Ne l’oublions pas.
Le deuxième point que je tiens à souligner, c’est que, le 8 février, le ministère de la Justice a publié un énoncé concernant la Charte qui reconnaît que la mesure législative touche les articles 7 et 15, c’est-à-dire le droit à la vie et à la liberté, et le droit à l’égalité. Le débat se poursuit cependant au sujet de l’article 1. La question sur laquelle les tribunaux devront éventuellement se pencher, si contestation judiciaire il y a, c’est de savoir si des mesures raisonnables dans une société démocratique s’appliquent de manière généralisée advenant que toutes les provinces estiment ne pas être prêtes, advenant que le Collège des médecins du Québec considère qu’il n’est pas prêt, advenant que les législateurs québécois affirment que, même si c’était légal selon le Code criminel, ce ne serait pas accessible au Québec. Ce sont là autant de pièces du casse-tête que nous devons prendre en considération.
Il s’agit d’une question à laquelle le Comité des affaires juridiques ne pourra malheureusement pas répondre. Le Comité des affaires juridiques ne sera pas en mesure de produire un meilleur rapport que l’énoncé concernant la Charte que j’ai lu. Je vous invite à le lire. Il est sur le site Web du ministère de la Justice. C’est un énoncé concernant la Charte publié le 8 février.
Que donnera cette proposition de renvoyer la question au Comité des affaires juridiques? Je peux vous dire qu’à mon avis, nous obtiendrons moins qu’un énoncé concernant la Charte, et cela ne se fera pas en un jour ni une semaine. Le Comité des affaires juridiques peut entendre quelques témoins et préparer un rapport, mais il ne sera pas aussi bon qu’il pourrait l’être. Le deuxième problème, c’est que ce ne sera pas à nous de décider de ce qui est acceptable et raisonnable selon l’article premier. Ce sont les tribunaux qui devront trancher. Ce sont eux qui devront répondre à cette question.
Est-ce que la constitutionnalité de la proposition va de soi? À mon avis, la réponse est non. C’est discutable, alors ce n’est pas à nous de décider, mais aux tribunaux. Je pense que c’est ce que tout le monde doit comprendre, et je suis un peu las qu’on dise que je juge cette proposition inconstitutionnelle. Je n’ai pas dit cela. Mon opinion dissidente est très nuancée dans le contexte, et ce contexte a évolué. Le nouveau contexte s’inscrit dans une période de trois ans et non dans une période indéfinie. Voilà pour le deuxième point.
Le Comité des affaires sociales pourrait peut-être entendre des témoins, mais je me demande dans quel but on les convoquerait, exactement. J’entends maintenant qu’on souhaiterait mettre à l’épreuve… Certes, j’appuyais l’idée d’avoir recours au Comité des affaires sociales pour obtenir plus de renseignements, mais ce que j’entends ce soir diffère vraiment de ce que j’avais imaginé. Ce que j’entends ce soir, c’est que nous allons remettre en question la façon dont les provinces évaluent la situation. Je suis désolé, chers collègues, mais cette tâche ne nous revient pas.
Si les quatre partis de la Chambre des communes arrivent à la conclusion qu’il faut repousser la date prévue parce que trois ans ne nous suffisent pas ou parce que toutes les provinces disent ne pas être prêtes, les élus de ces provinces auront une légitimité parce qu’ils ont été élus. Les élus provinciaux prennent parfois de mauvaises décisions — cela leur appartient — mais ce sont eux qui voient à fournir des soins de santé dans la province, qui évaluent ses capacités et qui connaissent les ressources. Nous savons aussi que les mesures de soutien en santé mentale offertes actuellement ne sont vraiment pas suffisantes pour répondre à la demande de toutes les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale au pays. C’est une situation regrettable, mais aussi un appel à redoubler de prudence, peut-être. On peut faire un parallèle avec l’accès aux soins palliatifs. Je suis en faveur de l’aide médicale à mourir parce que je sais que les Canadiens ont accès à des soins palliatifs et qu’ils peuvent choisir l’option qu’ils préfèrent. Je ne suis pas certain que ce même choix existe quand il est question de santé mentale et de l’accès à des soins et à du soutien dans ce domaine. Ce sont des points dont il faut tenir compte.
Enfin, nous ne donnons pas notre approbation les yeux fermés, et ce n’est pas ce que nous faisons depuis cinq ans. Nous avons amendé 30 % des projets de loi dont le Sénat a été saisi, et, parmi ceux que nous n’avons pas modifiés, la moitié étaient des projets de loi budgétaires que nous ne pouvions pas amender. Nous avons une bonne moyenne jusqu’à maintenant. Même récemment, le projet de loi que la sénatrice Moodie a présenté a été amendé par le sénateur Cormier, malgré les réticences qu’elle a exprimées. Nous faisons notre travail.
Or, dans le cas présent, il y a urgence d’agir. Le processus doit être terminé d’ici le 17 mars. Bien franchement, plus j’entends parler de la proposition, moins je suis enclin à l’appuyer. Faisons notre travail de façon appropriée. Étudions le projet de loi. Les deux ministres viendront au Sénat. Un choix politique a été fait par les représentants élus du pays. Les ministres viendront l’expliquer. À la réunion des leaders, je représentais mon groupe parce que la leader avait de la neige par-dessus la tête ce soir-là. Nous nous sommes entendus sur le fait que les ministres devraient venir cette semaine, et non dans deux semaines, parce que nous voulions que les sénateurs aient le temps de poser des questions et de réfléchir aux réponses reçues.
Chers collègues, le temps est venu d’entendre ces ministres. Une décision politique a été prise. Écoutons les ministres et posons-leur des questions sur certaines conclusions qui sont peut-être erronées. Écoutons ce qu’ils auront à dire cette semaine.
Des voix : Bravo!