L’honorable Andrew Cardozo : Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour répondre au discours du Trône, dans l’esprit de la longue tradition du discours inaugural. Je parlerai de l’immigration au Canada et je donnerai mon point de vue personnel.
J’ai choisi ce moment parce que, hier, le 15 avril, a marqué le 50e anniversaire de notre arrivée, à ma famille et à moi, au Canada. Je prends la parole à titre de sénateur dans cette auguste Chambre qu’est le Sénat du Canada. Il y a là matière à réflexion.
Je tiens à parler brièvement de l’histoire de notre famille, mais, surtout, à la lier au parcours d’immigration que beaucoup d’entre vous et des millions de Canadiens connaissent bien.
Quelques années avant notre arrivée ici, mes parents, Len et Melba Cardozo, se sont rendus aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada pour visiter des membres de leur famille et des amis avant de décider de présenter une demande d’immigration au Canada. Toute la famille a toujours convenu que c’était la meilleure décision à prendre.
Nous sommes arrivés au Canada, à Toronto, le 15 avril 1974, et nous sommes restés avec de la famille pendant les premières semaines. Les premiers jours au Canada ont été à la fois merveilleux et effrayants. C’était la société dont je rêvais quand mes parents nous ont annoncé que nous allions déménager.
Comme j’étais adolescent, mes souvenirs sont vifs, même s’ils concernent des choses banales : l’aspect incroyablement propre et brillant d’une pharmacie, les jeans à pattes d’éléphant décolorés, les coupes glacées chez Howard Johnson’s, Bennie and the Jets et, oui, (You’re) Having My Baby, de Paul Anka, qui fut mon initiation au contenu canadien, que j’allais réglementer bien des années plus tard en tant que commissaire au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.
C’était très effrayant parce que c’était une nouvelle société. Même si l’anglais était ma langue maternelle, il arrivait souvent que mon accent ne soit pas compris et, oui, on me traitait de tous les noms, ce qui était démoralisant. Toutefois, le message de ma nouvelle société, de mes enseignants, de mes voisins et de beaucoup de membres de ma famille élargie était toujours de travailler fort et de m’engager.
Quand j’ai eu 18 ans, on m’a dit que la vie serait difficile, mais qu’elle pourrait être bonne. Mon premier conseiller en orientation m’a suggéré de ne pas aller à l’université, mais au collège. Le groupement par aptitudes était la chose à faire pour tous les nouveaux immigrants. Il s’agit presque d’une métaphore de ce que la plupart des immigrants vivent au cours de leur vie : on fait des suppositions sur nos capacités.
Comme la plupart d’entre vous, ma famille a une longue histoire dans une autre partie du monde qui a connu toutes sortes de rebondissements. Originaires de Goa, en Inde, une ancienne colonie portugaise, mes ancêtres ont probablement été convertis de l’hindouisme au catholicisme au début des années 1500.
Dans les années 1800 et 1900, la famille de ma mère et celle de mon père se sont établies à Karachi, la principale ville commerciale du Pakistan après la domination et la partition britanniques.
Malheureusement, au début des années 1970, mes parents en sont venus à la conclusion qu’avec la montée de l’intégrisme, la vie devenait difficile pour les chrétiens. Ils cherchaient à déménager dans un pays plus accueillant.
Comme dans bien des familles d’immigrants, mon père, qui avait déjà été cadre supérieur, a travaillé extrêmement fort dans le cadre de l’emploi qu’il a réussi à obtenir, et il nous a ainsi inculqué la fierté du travail bien fait.
Ma mère est retournée au travail après de nombreuses années. Elle nous a essentiellement aidés à faire des études universitaires, allant même jusqu’à dactylographier nos travaux jusqu’à tard le soir, à l’époque de la machine à écrire et du liquide correcteur. Je suis fier de dire que, dans les dernières années de sa vie, elle a mené une vie exemplaire dans sa résidence pour retraités, où elle s’est démarquée par son leadership. En tant que pianiste, elle a su divertir bon nombre d’autres résidants plusieurs fois par semaine, que ce soit à l’heure du thé de l’après-midi ou lors des offices religieux de la fin de semaine. Elle prenait ces responsabilités très au sérieux et nous disait souvent de ne pas venir parce qu’elle était occupée.
Dans les premières années, notre famille n’avait pas beaucoup d’argent. Nous avons rarement vu l’intérieur d’un restaurant ou séjourné à l’hôtel, mais mes parents ont trouvé le moyen de recevoir de nombreux parents et amis dans notre maison avec de la nourriture, des gâteries merveilleuses et de la musique, selon les occasions. Ce chapitre de mon histoire est tout à fait typique des familles immigrées. Je suis convaincu que certaines scènes du film My Big Fat Greek Wedding ont été tournées dans notre maison.
J’ai obtenu la citoyenneté canadienne en 1978. Je me souviens qu’il y avait dans l’examen une question au sujet du rôle du gouverneur général. L’étudiant prétentieux, et pas vraiment monarchiste, de troisième année en sciences politiques que j’étais à ce moment-là avait écrit une réponse un peu crue. J’ai probablement été bien près d’échouer à l’examen, mais j’ai dû très bien répondre aux autres questions, car le 17 janvier 1978, je suis devenu citoyen canadien. J’étais ravi et rempli de fierté.
Chers collègues, j’ai souvent l’impression que la cérémonie de citoyenneté est quelque chose qui manque aux gens qui sont nés au Canada. Les mots ne peuvent pas décrire la joie et la fierté immenses qu’on ressent lorsqu’on devient citoyen canadien au cours de cette cérémonie. Peut-être que tous les étudiants devraient vivre cette expérience à l’âge de 18 ans. Je ne suis pas d’accord pour qu’on remplace la cérémonie par un clic de souris, comme on le propose.
Après mes études à l’université, j’ai obtenu mon premier emploi à Ottawa. Il a fallu peu de temps pour que je m’y sente chez moi. Je me suis marié, je suis retourné à l’université, puis nous avons accueilli nos enfants. Bien que j’aie eu la chance inouïe d’avoir une carrière enrichissante, mon occupation préférée a sans aucun doute été celle de papa à temps plein pendant quatre ans, quand Alice et Anthony étaient très jeunes. J’étais l’un des rares pères qui restaient à la maison à l’époque. Malheureusement, 30 ans plus tard, les choses ont bien peu changé.
Sans que je l’aie vraiment décidé ainsi, ma carrière s’est déroulée en grande partie au sein et autour du gouvernement, toujours axée sur certains domaines clés de la politique publique, notamment la Constitution canadienne, la diversité, le développement des compétences et, plus généralement, la manière dont la politique publique est élaborée. J’ai également aimé enseigner la communication et les sciences politiques à l’Université Carleton, une expérience qui m’a aussi beaucoup appris.
Chers collègues, j’ai le plaisir de vous annoncer que je suis l’un des principaux spécialistes canadiens de l’élection générale de 1908, la dernière que Wilfred Laurier a remportée. Le fait qu’il s’agisse de l’une des élections les moins importantes de l’histoire canadienne explique peut-être pourquoi seulement une autre personne a étudié cette élection et a choisi, comme moi, d’y consacrer une thèse. Mais je m’éloigne du sujet.
Permettez-moi de dire quelques mots sur l’appartenance. C’est un enjeu intéressant dans toutes les sociétés, mais, dans un pays comptant un grand nombre d’immigrants, c’est un enjeu en constante évolution.
On me demande parfois comment je m’identifie. J’ai découvert que le but de cette question dépend du contexte. Voici quelques exemples.
Je me souviens que je ne voulais absolument pas être considéré comme un nouvel arrivant quand mes professeurs m’ont présenté à la classe lors de mon arrivée au printemps 1974. En tant que nouvel immigrant, je voulais simplement m’intégrer et devenir un élève ordinaire. Il y avait, bien sûr, un élève qui me traitait de tous les noms dans le couloir, pour bien montrer que je n’étais pas ordinaire.
Il y a de nombreuses années, mon physiothérapeute, un homme peu loquace que je visitais de temps à autre, s’est soudain intéressé à mes origines. J’ai d’abord trouvé cela un peu bizarre, puis il m’a dit qu’il lisait le roman L’équilibre du monde, de Rohinton Mistry, qui l’avait époustouflé, et qu’il voulait discuter avec quelqu’un de tout ce qui touchait à l’Inde.
Je me souviens qu’une fois, à La Havane, à Cuba, une femme m’a demandé d’où je venais, et j’ai répondu que je venais du Canada. Elle a réagi avec joie : « Oh, vous êtes Canadien, a-t-elle dit. J’ai appris l’anglais pour pouvoir chanter des chansons de Céline Dion. » À partir de ce moment précis, je suis devenu un admirateur de Céline Dion. Bien sûr, aujourd’hui, quand on me demande d’où je viens, les gens s’attendent à ce que je réponde que je suis un sénateur de l’Ontario.
L’identité et l’appartenance dépendent donc du contexte.
Je dirai quelques mots sur la société et les valeurs canadiennes. Nous sommes l’un des pays les plus modernes en matière de politiques publiques rationnelles et progressistes, grâce à notre processus électoral démocratique, à la mobilisation des citoyens, à la liberté de la presse et à la qualité de l’élaboration des politiques. Bien que cela relève de l’idéal, je pense que nos réussites l’emportent largement sur nos échecs.
Parmi nos réussites, on peut citer une économie mixte forte et prospère, qui compte parmi les rangs du G7; la Charte canadienne des droits et libertés; des politiques qui font la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme; le rôle de premier plan que nous jouons sur la scène internationale, y compris nos relations avec notre voisin du Sud, les États-Unis.
L’échec le plus flagrant de notre histoire est la discrimination à l’égard des premiers habitants du territoire, c’est-à-dire les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Un vaste processus de réconciliation s’avère essentiel et, malheureusement, il n’est pas près d’être achevé.
En guise de conclusion, permettez-moi de dire que nos défis d’aujourd’hui et de demain consistent à traverser l’une des périodes les plus difficiles et les plus compliquées de l’histoire de l’humanité. Il y a quelques années, le mot « polycrise » a été inventé pour définir les nombreuses crises auxquelles nous étions confrontés simultanément. De nos jours, ce mot ne suffit plus, car nous vivons plutôt une sorte d’« hyperpolycrise ».
Ma crainte, c’est qu’à l’heure où le monde devient complexe au point d’en être incompréhensible, trop de gens cherchent des réponses simples, voire simplistes. Malheureusement, certains politiciens sont prêts à offrir de telles réponses, tout en sachant parfaitement que les problèmes complexes et à multiples facettes nécessitent des solutions qui sont, elles aussi, complexes et à multiples facettes.
Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin du siècle dernier, le monde est devenu un endroit plus pacifique où on favorisait les droits de la personne, la démocratie, la justice et l’équité. Quelque chose a changé autour du passage à l’an 2000 et, depuis lors, nous assistons à une polarisation croissante, à un recul de l’équité et des droits de la personne ainsi qu’à un penchant pour les dirigeants autoritaires.
La polarisation croissante et la menace qui pèse sur les nouveaux médias sont des dossiers que je surveille de près et, en tant que sénateur, je fais appel aux Canadiens de diverses manières afin que nous puissions trouver des solutions.
Alors que nous nous apprêtons à vivre une année intéressante sur la scène politique canadienne, en ces temps incertains et compliqués, c’est avec beaucoup d’humilité que je vous dis que je suis profondément fier de siéger au Sénat du Canada.
Siéger au Sénat du Canada avec vous, mes collègues, est une grande fierté pour moi. Cela dépasse de loin tout ce dont j’aurais pu rêver à mon arrivée au Canada il y a 50 ans. Merci.