L’honorable Diane Bellemare : Honorables sénateurs, pour commencer, j’aimerais reconnaître que nous sommes réunis sur le territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe.
Chers collègues, le discours du Trône est ambitieux : faire croître une économie qui profite à tous, lutter contre les changements climatiques, poursuivre la réconciliation et s’assurer que nos communautés sont sécuritaires, saines et inclusives. En effet, tous les Canadiens veulent vivre dans un pays qui est à la fois sûr, prospère, juste et équitable. Il faut donc se poser la question : le gouvernement fédéral peut-il tenir ces promesses? C’est le sujet de mon discours.
Je soutiens que, dans le contexte actuel, le gouvernement fédéral n’a pas les moyens de ses ambitions. Toutefois, il pourrait en être autrement.
Comme vous le savez, le gouvernement fédéral est limité dans ce qu’il peut faire dans plusieurs domaines. Certes, il gère une armée, la politique monétaire, le Code criminel, les relations extérieures, mais son pouvoir d’action est limité dans plusieurs domaines, comme la santé, l’éducation, la formation, la sécurité du revenu, l’emploi, le travail, le développement industriel, ainsi que les domaines des changements climatiques, de la sécurité et même de la violence dans les rues. Pour réussir à résoudre des problèmes complexes qui ont des ramifications sociales, culturelles, technologiques et environnementales, il doit mieux comprendre les situations, écouter les acteurs et compter sur la contribution des parties prenantes.
Or, même si le gouvernement reconnaît timidement cette réalité dans le discours du Trône, il ne prévoit pas de stratégie pour orchestrer une action collective cohérente et convergente, même si cela est incontournable.
Le gouvernement fédéral possède un vaste pouvoir d’achat ou de dépenser et il l’utilise à profusion. Cependant, la production de nombreux services dépend des provinces et de la société civile, et aussi des travailleurs et travailleuses et des entreprises qui créent la richesse.
La voie qui permettrait de réaliser le programme du discours du Trône n’est ni le laisser-faire ni le recours accru à des firmes de consultants.
La voie la plus prometteuse est la collaboration et la coopération entre les gouvernements et les partenaires socioéconomiques. Comme vous le savez, la collaboration entre acteurs publics et privés ne vient pas spontanément. Pour agir ensemble, il faut s’entendre sur une vision et sur des objectifs de résultats; il faut dialoguer.
Dans les sociétés libres et démocratiques, c’est le dialogue social qui permet d’orchestrer l’action collective. Le dialogue social est à l’action collective ce que le marché est aux transactions commerciales. C’est un lieu d’échange, l’un d’idées, l’autre d’argent, et c’est une institution dans les deux cas.
Le dialogue social vise la formulation de consensus entre les principaux acteurs du monde du travail ainsi que leur participation démocratique. Le consensus permet ensuite de résoudre des questions économiques et sociales importantes, favorise l’adhésion sociale et la paix et permet de stimuler l’économie. Bref, le dialogue social permet d’établir une stratégie collective mutuellement avantageuse où les perdants peuvent être compensés.
Le dialogue social représente bien plus que des mots; c’est une pratique qui s’inscrit dans un lieu et des institutions. C’est un mode de gouvernance en matière de politique publique qui contraste avec la joute politique parlementaire.
Néanmoins, honorables sénateurs, en tant que législateurs, il nous importe de reconnaître que le dialogue social est une bonne pratique et un outil de gouvernance qui donne des résultats. Plusieurs études scientifiques ont montré que les pays démocratiques qui reposent sur le dialogue social s’adaptent plus rapidement que les autres. Ils réforment et adaptent leurs programmes sociaux aux nouvelles réalités. Les pays scandinaves sont de bons exemples, mais il y en a d’autres. L’Allemagne, par exemple, qui est une fédération comme le Canada et qui privilégie le dialogue social en matière d’emploi, a réussi à soutenir beaucoup plus efficacement que nous les revenus de sa population pendant la pandémie.
Pour être efficace, le dialogue social doit respecter certaines conditions. La première, comme le soutiennent de nombreuses études, est d’abord et avant tout la volonté politique du gouvernement de s’y engager. En deuxième lieu, il importe de favoriser la création d’un lieu de dialogue et des institutions pour le soutenir. La participation doit être équilibrée, régulière, respectueuse, et les mandats attendus doivent être bien définis.
Les Nations unies, la Banque mondiale, l’OCDE et l’Organisation internationale du travail plaident vigoureusement en faveur du dialogue social, et ce, de plus en plus.
C’est le gouvernement fédéral qui a la responsabilité de créer les conditions requises pour établir le dialogue social à l’échelle du pays. Même si, à première vue, cet exercice peut sembler coûteux en temps et en énergie, les pays qui le pratiquent gagnent en matière d’adhésion, de mise en œuvre, d’efficacité et de justice sociale.
Des experts en politique publique ont relevé que le dialogue social constitue un outil incontournable pour atteindre une vaste gamme d’objectifs sociaux. Comme vous le savez, l’initiative Global Deal, un partenariat multipartite pour la promotion du dialogue social et de la croissance inclusive, a été créée et soutenue par l’Organisation de coopération et de développement économiques et l’Organisation internationale du travail conformément à l’objectif de développement durable no 17 du Programme 2030 des Nations unies.
Le comité « aviseur » de cette initiative est composé de conseillers et d’économistes chevronnés qui sont bien connus, comme Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international. Un rapport publié par l’initiative Global Deal démontre qu’un dialogue social plus efficace pourrait contribuer à réduire les inégalités, rendre plus inclusifs et plus performants les marchés du travail et aider les pays à respecter leurs engagements dans le cadre du Programme 2030 en général. Le dialogue social est considéré comme un pilier essentiel à l’atteinte des objectifs du programme de développement durable, et le gouvernement canadien soutient officiellement l’initiative Global Deal.
Tout récemment, le 25 janvier 2023, la Commission européenne a formulé des recommandations importantes en vue de renforcer le dialogue social au sein des États membres et de l’Union européenne.
L’initiative de la Commission européenne lancée le 25 janvier 2023 — tout récemment — vise à promouvoir le dialogue social et le rôle des partenaires sociaux à l’échelle de l’Union européenne et des États membres en fournissant un soutien technique et financier ainsi qu’un soutien en matière de communication.
À l’échelle des nations, le dialogue social est pratiqué dans 72 pays réunis au sein de l’Association internationale des conseils économiques et sociaux et institutions similaires, créée en 1999.
Même nos voisins du Sud pratiquent le dialogue social. En effet, dans chacun des États et des territoires américains, les États-Unis ont mis en place des institutions de dialogue social en matière de main-d’œuvre qui poursuivent des objectifs de nature économique, comme la croissance des entreprises, ainsi que des objectifs d’inclusion des groupes marginalisés. Ces institutions sont financées par le gouvernement fédéral américain et elles ont été mises en place grâce à la Workforce Investment Act, qui a été adoptée en 1988, puis remplacée par la Workforce Innovation and Opportunity Act en 2014. Il existe des Workforce Investment Boards dans 53 États et territoires et il y en a 593 à l’échelle locale.
Chers collègues, il est difficile de comprendre pourquoi on parle si peu de dialogue social au Canada, et surtout pourquoi le gouvernement fédéral a abandonné cette pratique au fil des décennies.
Pourtant, le Canada a conçu certaines initiatives remarquables de dialogue social à l’échelle sectorielle et provinciale. Le Québec se distingue par un dialogue social très structuré aux échelles locale, régionale et sectorielle en matière de santé et sécurité au travail, dans les domaines du travail, de l’emploi et du développement de la main-d’œuvre.
L’OCDE salue le mérite d’une initiative sectorielle canadienne réussie à l’égard de l’engagement d’éliminer progressivement les centrales au charbon et d’assurer une transition réussie d’ici 2030. Notre collègue, le sénateur Yussuff, a joué un rôle important dans la promotion de cet engagement.
Dans cette enceinte, certains sénateurs ont reconnu l’importance du dialogue social. En 2021, un groupe de sénateurs a produit un rapport intitulé Relever le défi des nouvelles réalités mondiales. Ce groupe, présidé par le sénateur Harder, comprenait des sénateurs de tous les groupes et de tous les caucus. J’en faisais partie, ainsi que les sénateurs Boehm, Cotter, Deacon de la Nouvelle-Écosse, Dean, Downe, Harder, Klyne, Marshall, Marwah, Massicotte et Ringuette. Ce rapport recommande la création d’un conseil de la prospérité, dont le gouvernement fédéral serait le catalyseur. Le mandat du conseil serait de favoriser la coopération entre les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, d’entreprendre des consultations avec la société civile pour favoriser le dialogue social et de partager avec les Canadiens des propositions d’action en matière de politique publique et les résultats de recherches pertinentes, afin d’établir un consensus à l’échelle du pays.
Qu’est-ce qui retient le gouvernement fédéral de promouvoir financièrement et techniquement le dialogue social sur le plan national? Le gouvernement fédéral pourrait réactiver son financement auprès des comités sectoriels. La récente initiative de la Commission européenne est inspirante pour le Canada.
En terminant, le Sénat a l’occasion de faire avancer concrètement le dialogue social dans le secteur de l’emploi et dans l’assurance-emploi. Comme vous le savez, les associations syndicales et d’employeurs ont travaillé ensemble pour concrétiser une formule sans incidence financière de participation à la Commission de l’assurance-emploi à titre de conseil « aviseur ». Ils proposent de transformer le rôle plutôt consultatif de la Commission de l’assurance-emploi en un rôle d’« aviseur ».
J’ai présenté les détails de cette proposition dans cette Chambre le 17 mai 2022. Nul doute que ce nouvel outil de dialogue social accélérerait l’adoption et l’implantation d’une réforme de l’assurance-emploi, qui est réclamée par plusieurs.
La réforme de l’assurance-emploi tarde à se matérialiser. Le gouvernement a terminé ses consultations sur la réforme à l’été 2022 et nous n’avons pas encore vu l’ombre d’un rapport sur la table. Pourtant, les consultations ont clairement montré qu’il fallait simplifier le régime, améliorer l’éligibilité et augmenter les prestations, sans parler d’améliorer la livraison des prestations.
Pendant la pandémie, le gouvernement a été incapable de livrer les prestations d’assurance-emploi autrement que par l’entremise de Revenu Canada — qui a fait un bon travail, soit dit en passant. Cependant, encore aujourd’hui, le gouvernement — et les ministères, dont Service Canada — est incapable de livrer les prestations d’assurance-emploi dans un délai raisonnable. Avec une gestion paritaire, je crois que cela n’aurait jamais été toléré.
Plusieurs organismes ont présenté des propositions de réforme. Par exemple, le 7 décembre dernier, l’Institut de recherche en politiques publiques a présenté une série de propositions de réforme échelonnées dans le temps. Un comité « aviseur » sur l’assurance‑emploi serait un lieu idéal pour débattre de ces recommandations afin de présenter un avis commun au gouvernement. Il pourrait peut-être trouver des solutions mutuellement avantageuses à l’épineux problème du chômage saisonnier, qui constitue un obstacle qui paralyse le gouvernement, quel qu’il soit, peu importe sa couleur.
Chers collègues, rappelez-vous l’épisode concernant les tribunaux administratifs de l’assurance-emploi. L’an dernier, le gouvernement a proposé, dans la partie 4 du projet de loi d’exécution du budget, un projet de réforme de ces tribunaux. Les travailleurs et les entreprises le réclamaient unanimement. Ils ont dénoncé ce projet de réforme tout aussi unanimement. Pourquoi? Cela aurait pu se passer autrement si le projet avait été revu par un comité « aviseur » associé à la Commission de l’assurance‑emploi — en d’autres mots, si le dialogue social avait été utilisé.
Honorables sénateurs, il est important et urgent d’enclencher une réforme du régime endossée par les cotisants au régime. L’assurance-emploi a un rôle important à jouer dans la transition juste et équitable vers une économie verte. Selon plusieurs économistes, une récession se pointe à l’horizon. Il faut agir dès maintenant. Je crois qu’il est de notre devoir de reconnaître la demande et le besoin des partenaires fédéraux du marché du travail, qui veulent travailler ensemble à l’intérieur d’un cadre institutionnel reconnu, et d’agir en conséquence.
Le discours du Trône dit ceci : « Le gouvernement travaillera avec les provinces et les territoires pour obtenir des résultats qui répondent aux besoins des Canadiens. »
Le gouvernement devrait joindre le geste à la parole en intégrant à ses institutions des mécanismes qui favorisent le dialogue social, y compris en incluant un comité « aviseur » élargi au sein de la Commission de l’assurance-emploi du Canada. Le Sénat devrait aussi faire un travail complémentaire à cet égard. Merci beaucoup. Meegwetch.