L’honorable Pierre J. Dalphond : Chers collègues, le 16 février dernier, le décès à l’âge de 47 ans de l’avocat et activiste politique russe Alexeï Navalny dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique russe a provoqué une onde de choc mondiale.
Après les assassinats très publics d’Anna Politkovskaïa, journaliste et militante des droits de la personne, dans l’ascenseur de son immeuble en plein cœur de Moscou, et de Boris Nemtsov, ancien vice-premier ministre russe, en pleine rue, tout près de la place Rouge, le régime dictatorial du président Poutine a choisi cette fois-ci d’éliminer un opposant devenu trop célèbre dans le secret d’une prison très éloignée de Moscou.
Quel que soit le moyen choisi — assassinat, chute malheureuse du haut d’un édifice, écrasement d’avion, empoisonnement ou mort en prison —, le message du régime Poutine est toujours le même à ceux qui voudraient le contester : « Jouez avec nous ou mourez. »
La citation qu’on attribue à Staline semble de plus en plus convenir au président Poutine : « La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes. »
La lutte de Navalny pour la démocratie a commencé avec des manifestations à l’hiver de 2011-2012, quand il a créé la Fondation anticorruption, ce qui lui a valu ses premières peines de prison.
En juillet 2013, le système judiciaire russe le condamne à cinq ans de camp pour détournement d’argent allégué, peine pour laquelle il obtient un sursis en appel, même de la part de juges qui sont enclins à faire ce que le régime demande.
En 2018, alors qu’il tente de devenir candidat à l’élection présidentielle, la commission électorale le déclare inadmissible en raison de ses précédentes condamnations criminelles. En effet, pour le système russe, il était un criminel jugé et condamné.
En 2020, il est victime d’un empoisonnement qui l’a plongé dans le coma, l’obligeant à des mois de traitement et de rééducation en Allemagne.
Il savait, lorsqu’il est retourné en Russie le 17 janvier 2021, après sa longue convalescence, qu’il risquait de nouveau la prison. C’est ce qui s’est passé. Il a été arrêté dès sa descente de l’avion. Le 2 février 2021, le système judiciaire russe transforme une peine précédente de sursis en peine de prison ferme. Il est alors envoyé dans une colonie pénitentiaire pour deux ans et demi. Sa fondation est dissoute pour extrémisme, puis Navalny est inscrit sur la liste des terroristes et extrémistes par le régime. Le système n’y va pas de main morte avec les dissidents.
En mars 2022, il est condamné à neuf ans de prison pour escroquerie et outrage à magistrat.
Enfin, en août 2023, il est de nouveau jugé coupable pour extrémisme et écope cette fois d’une peine de 19 ans de prison. Il est ensuite transféré depuis sa prison de l’est de Moscou vers une colonie pénitentiaire de Sibérie. Autrement dit, on le met aux oubliettes. Cela ne l’empêche pas d’être vu en Russie et dans le monde comme un combattant pour la démocratie qui tient toujours tête au président Poutine.
Le 16 février 2024, à quelques semaines des élections présidentielles russes, les autorités pénitentiaires annoncent son décès. Même si deux mois ont passé depuis sa mort, les circonstances de son décès demeurent toujours floues et inconnues. Pour sa veuve, Ioulia Navalnaïa, il s’agit d’un assassinat ordonné par Poutine pour faire disparaître son plus grand opposant et critique. Elle a déclaré ce qui suit devant le Parlement européen le 28 février dernier :
Poutine a tué mon mari. Sur ses ordres, Alexeï a été torturé pendant trois ans. Il a été affamé dans une cellule de pierre minuscule, il a été coupé du monde extérieur […]
Elle a ajouté : « Puis ils l’ont tué. Même après cela, ils ont malmené sa dépouille et traité sa mère sans ménagements. »
Par le biais des médias officiels, le gouvernement russe a menacé d’emprisonner son épouse, qui est maintenant sa veuve, à son arrivée.
Les funérailles de M. Navalny ont dû être organisées par sa mère, Lioudmila Navalnaïa. Les autorités russes ont tenté de la contraindre à organiser des funérailles privées et secrètes, menaçant même de laisser le corps de Navalny se décomposer si elle refusait. Son corps a finalement été rendu à sa mère le 24 février, huit jours après sa mort. Sa mère et les personnes qui lui prêtaient main-forte ont eu de la difficulté à trouver un endroit pour tenir les funérailles. En effet, il n’y avait pas de salon funéraire ou d’église disponible, même pour des funérailles privées, car les gens craignaient des représailles de la part des autorités.
Le 27 février, Vasily Dubkov, l’avocat de Navalny, a été brièvement détenu à Moscou pour « violation de l’ordre public », dans le cadre des mesures de répression prises par les autorités russes contre l’équipe juridique de Navalny et de la Fondation anticorruption.
Finalement, la cérémonie d’adieu de M. Navalny a eu lieu le 1er mars dans le quartier de Maryino, d’où il était originaire, en banlieue de Moscou.
Des milliers de personnes y ont assisté malgré une forte présence policière et la crainte des représailles auxquelles beaucoup risquent désormais d’être exposés.
Comme nous le savons tous, les dernières élections présidentielles en Russie ont eu lieu du 15 au 17 mars. Il est important de signaler qu’il était obligatoire de voter et que le scrutin s’est déroulé en grande partie par voie électronique. Au sujet des élections russes, la ministre canadienne des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a déclaré :
L’élection présidentielle en Russie a été un processus non démocratique qui n’est pas conforme aux normes internationales. Les irrégularités comprennent une procédure de nomination partiale et excluante, l’abus de ressources publiques en faveur de la candidature de Vladimir Poutine, une couverture médiatique extrêmement déséquilibrée, l’absence de débat public sur les questions politiques et l’absence de garanties de secret dans le vote électronique. Le système a été conçu de manière à avantager le candidat choisi et à priver les électeurs d’un choix réel bien avant le début du scrutin.
Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a déclaré :
La récente élection présidentielle russe s’est déroulée dans un contexte de répression intense des opinions indépendantes et d’emprisonnement, de mort ou d’exil de la quasi-totalité de l’opposition politique réelle. Le Kremlin a systématiquement marginalisé les groupes qui défendent les processus démocratiques et l’État de droit, y compris les observateurs électoraux. En outre, les autorités russes ont refusé l’inscription à l’élection présidentielle de candidats antiguerre sous des prétextes techniques fallacieux, et elles n’ont pas invité le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, ni aucune autre organisation internationale crédible, à observer le déroulement du scrutin. Ces mesures montrent à quel point le Kremlin a privé ses citoyens d’un processus démocratique transparent et significatif. Dans un tel contexte, cette élection ne peut être qualifiée que d’antidémocratique.
Malgré tout cela, Vladimir Poutine n’a récolté de 88 % des votes. Autrement dit, en dépit de la peur que le régime a instaurée au fil des ans, de l’absence de véritables candidats adversaires et de la fiabilité douteuse du vote électronique, au moins 12 % des Russes ont osé voté contre lui.
Que devons-nous faire au Canada?
Permettez-moi de citer encore une fois la veuve de M. Navalny. Dans un discours prononcé devant le Parlement européen, elle a déclaré :
Vous n’arriverez pas à vaincre Poutine en adoptant une nouvelle résolution ou en imposant un nouveau régime de sanctions en tout point semblables aux précédents. Vous n’arriverez pas à le vaincre si vous le considérez comme un homme de principes qui a un sens moral et qui respecte les règles. Il n’est pas ce genre d’homme, et Alexeï l’avait compris depuis longtemps. Vous n’avez pas affaire à un politicien, mais à un mafieux qui a du sang sur les mains […]
Elle a ajouté :
Vous, comme nous tous, devez combattre ce gang criminel. L’innovation politique consisterait à délaisser les règles de l’arène politique pour plutôt employer des méthodes de lutte contre le crime organisé. Il faut non pas des notes diplomatiques, mais des enquêtes sur les montages financiers. Il faut non pas des exposés des faits, mais des recherches pour débusquer les collaborateurs de cette mafia qui se trouvent dans vos pays respectifs, ainsi que les avocats et les financiers qui, dans l’ombre, aident Poutine et ses amis à dissimuler de l’argent.
C’est un message similaire à celui lancé par notre collègue la sénatrice Omidvar, qui demande le renforcement de la loi de Magnitski afin de permettre la confiscation des actifs de Poutine et de ses alliés qui ont été saisis au Canada. Nous devrions agir en ce sens.
L’honorable Irwin Cotler, Bill Browder — l’homme à l’origine des lois de Magnitski partout dans le monde — et leur collègue Brandon Silver, qui travaille pour le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, à Montréal, ont affirmé ceci dans un article commun publié le 13 mars :
Le Canada devrait encourager ses alliés à confisquer les réserves gelées de la banque centrale russe et à appliquer des sanctions contre les architectes des emprisonnements politiques de Poutine. Le produit de telles sanctions devrait être versé à des organisations qui appuient les dissidents et leurs familles, comme la 30 October Foundation de Vladimir Kara-Murza, ainsi qu’aux victimes de la guerre d’agression de la Russie en Ukraine.
En terminant, je veux rendre hommage à Navalny, mais aussi à tous les autres opposants, célèbres ou anonymes, qui continuent de résister à la tyrannie en Russie.
Je songe bien sûr à Vladimir Kara-Murza, à qui notre Parlement a accordé, comme le mentionnait la sénatrice Omidvar, la citoyenneté canadienne honoraire, qui purge une peine de 25 ans de prison. Je songe aussi aux autres prisonniers politiques, qui seraient environ un millier, selon l’ONG OVD-Info, une organisation russe de surveillance des droits de la personne. À toutes ces personnes qui bravent le régime de Poutine et qui s’exposent à la mort et à la détention, je dis ceci : nous vous suivrons des yeux. Nous sommes là. Nous savons ce que vous faites. Ne lâchez pas. Nous ne vous oublierons pas. Vous n’êtes pas aux oubliettes. Vous êtes dans un combat pour la démocratie.
Chers collègues, merci de votre attention.