L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs et sénatrices, c’est un plaisir pour moi d’intervenir au sujet de l’interpellation du sénateur Klyne, qui vise à reconnaître la contribution des entreprises autochtones à l’économie canadienne et plus particulièrement à celle du Québec. Malgré l’heure tardive, j’espère que le plaisir sera partagé.
J’aborderai trois points : premièrement, le contexte de la réconciliation économique; deuxièmement, les Sociétés de développement économique autochtones; troisièmement, les exemples d’entreprises établies au Québec qui sont des modèles à suivre.
D’abord, je dirai quelques mots sur le contexte global. Dans les limites définies par les gouvernements coloniaux de ce qui constitue notre pays, où des peuples autochtones étaient bien établis bien avant l’arrivée de Jacques Cartier, il existait des rapports économiques entre les peuples autochtones. Cependant, les régimes coloniaux, avec leurs concepts et leurs lois, ont imposé à ces peuples des visions différentes et les ont ainsi privés d’une pleine participation économique.
Qui plus est, les colonisateurs ont mis en place un système d’appropriation des terres et des richesses qui s’est construit à vils prix et dans des conditions non respectueuses des droits des peuples autochtones. En 1867, la mise en place de notre système de gouvernance s’est accompagnée de politiques et de lois racistes reposant sur le principe de la suprématie de l’homme blanc et de ses croyances religieuses, culturelles et économiques, qui ont mené notamment au système des pensionnats, à l’interdiction de l’utilisation des langues et des pratiques autochtones et à d’autres formes d’assimilation.
Le temps est venu de parler de réconciliation, notamment de réconciliation économique, comme l’a suggéré l’appel à l’action no 92 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
Ces dernières années, le Canada a reçu des orientations stratégiques et a progressé dans l’atteinte des objectifs. En 2021, le sénateur Klyne et d’autres ont abordé la question de la réconciliation économique dans le cadre du débat sur le projet de loi C-15 concernant la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Le sénateur Klyne a parlé de l’importance de faire participer les entreprises autochtones dans le plan d’action de la déclaration. Nous attendons avec impatience le plan du gouvernement qui, nous l’espérons, respectera cet engagement.
Nous avons aussi entendu le sénateur Klyne parler aujourd’hui de l’importance du projet de loi C-45.
Sénateurs, les entrepreneurs autochtones et les propriétaires d’entreprises autochtones sont essentiels à l’autodétermination et à l’accroissement de la participation des Autochtones à l’économie canadienne. Cette participation doit être une priorité pour le Canada. Dans son rapport de 2019, intitulé Guide de la réconciliation des entreprises au Canada, le Conseil canadien pour l’entreprise autochtone indique que l’économie autochtone nationale connaît une croissance exponentielle, contribuant pour plus de 30 milliards de dollars au PIB du Canada en 2019. Comme le souligne le Groupe d’action sénatorial pour la prospérité dans son rapport de 2021, les chefs d’entreprise autochtones se sont fixé un objectif de rendement de 100 milliards de dollars.
Cela m’amène à mon deuxième point, soit les Sociétés de développement économique autochtones, ou SDEA. Ces sociétés sont détenues et exploitées par des communautés autochtones. Elles investissent l’argent de la communauté dans des projets appartenant à la communauté, comme des sociétés de portefeuille ou des sociétés mères à vocation sociale. Le Conseil canadien pour l’entreprise autochtone estime qu’il y avait près de 500 SDEA au Canada en 2020, dont 79 % avaient généré des profits l’année précédente; de plus, 70 % avaient des partenaires commerciaux embauchant des travailleurs issus de communautés autochtones et plus de 85 % offraient des services de soutien aux membres des communautés.
Maintenant que j’ai fourni ces statistiques, je vais passer à mon troisième sujet en soulignant des exemples d’entreprises autochtones qui ont eu du succès au Québec. Pour la communauté mi’kmaq de Listuguj, les pêches de la rivière Restigouche et de la baie des Chaleurs sont une industrie de plusieurs millions de dollars. Cette industrie a d’ailleurs fait l’objet d’une série documentaire de la chaîne APTN. En 2021, le gouvernement de la communauté de Listuguj a signé l’Entente de réconciliation et de reconnaissance des droits sur les pêches, qui reconnaît les droits de pêche issus de traités de cette communauté. Nous espérons qu’une entente similaire finira par être conclue en Nouvelle-Écosse. L’entente reconnaît également que la Première Nation de Listuguj a un rôle inhérent et sacré à jouer dans l’intendance des terres, des eaux et des êtres vivants qui se trouvent sur son territoire traditionnel.
Selon un article de CBC, avec cette entente, les rangers mi’kmaqs de Listuguj peuvent, en vertu des lois autochtones, attendre les bateaux de pêche au quai tous les jours afin de compter les prises pendant la saison de la pêche au homard. Ils recueillent 10 % des prises pour les distribuer dans cette communauté mi’kmaq d’environ 4 000 habitants. Des membres de la communauté cuisent ces homards, qui sont ensuite livrés à des aînés ou ramassés par des membres de leurs familles. Les 90 % restants sont vendus sur le marché.
Voilà un exemple de réussite au sein d’une communauté qui peut gérer une industrie prospère en vertu de ses droits inhérents et constitutionnels.
La deuxième entreprise autochtone du Québec dont j’aimerais parler est Avataa Explorations & Logistics Inc. AEL est un cabinet de conseil inuit familial situé au Nunavik, spécialisé dans l’évaluation et l’assainissement de sites et dans la vente de permis de pêche et de chasse. Les fondateurs inuits de l’entreprise familiale sont des passionnés de plein air qui ont vécu toute leur vie dans le Nord et y élèvent leurs enfants.
Cette entreprise a une politique de responsabilité sociale très forte, qui comprend l’organisation d’activités communautaires, sociales, éducatives et culturelles pour les jeunes. En plus de sa contribution à la vie de la communauté, l’entreprise AEL a un important poids économique. Elle s’est associée à Sanexen Environmental Services Inc. pour créer Avataani Environmental, qui fournit des services de logistique, de campement et de restauration pour travailleurs dans des lieux reculés, ainsi que des services environnementaux aux industries d’exploration et d’exploitation minière. Ce partenariat concilie le savoir traditionnel local et l’expertise technique et fournit des solutions globales à un large éventail de problèmes environnementaux.
La troisième organisation que j’aimerais mentionner est le CREED, le programme de développement de l’entrepreneuriat immobilier cri du gouvernement cri d’Eeyou Istchee. Au nord du village de Nemaska, près de la baie James, mais bien au sud-ouest de l’entreprise AEL, au Nunavik, le Grand Conseil des Cris accorde un financement important aux entrepreneurs cris locaux.
Le programme CREED accorde jusqu’à 100 000 $ aux bénéficiaires de la Convention de la Baie James et du Nord québécois dont les entreprises sont basées et exploitées dans l’Eeyou Istchee, à condition qu’elles mènent leurs activités dans les domaines de la construction de maisons privées, de la rénovation, des matériaux pour la maison, des services financiers, de l’aménagement paysager et de la conception, ainsi que de l’immobilier commercial.
Comme l’a dit le grand chef Abel Bosum lors de l’étude préalable du comité sénatorial sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, en 2021 :
C’est précisément parce que nos droits ont été reconnus et que nous sommes reconnus comme des acteurs valables en matière d’économie et de la vie politique dans notre région que nous avons contribué à la coexistence pacifique et à l’harmonie sociale.
Avant de conclure, je raconte rapidement l’histoire de quatre entreprises autochtones plus petites et dignes de mention qui sont établies au Québec: un restaurant, une librairie, une marque de produits de beauté et une designer de renommée internationale.
La prochaine fois que vous passerez près de Québec, faites une réservation à Sagamité, un restaurant appartenant à des Autochtones. L’emplacement d’origine se trouve à Wendake — un endroit que notre collègue, la sénatrice Audette, connaît très bien —, une réserve urbaine située à 25 minutes au nord-ouest du centre-ville de Québec, tandis que le deuxième emplacement est situé dans un bâtiment de pierres dans le Vieux-Québec. Les deux restaurants servent de la nourriture pour initier les invités à la culture huronne-wendat, le menu mettant en vedette le régime traditionnel de la Première Nation, constitué de gibier tel que le chevreuil, le caribou et l’orignal, ainsi que de poisson, de plantes indigènes, d’herbes et de petits fruits.
Avant qu’un incendie détruise l’emplacement d’origine, à Wendake, en 2018, l’entreprise avait vu ses profits augmenter de 20 % à 35 % par année. Le propriétaire, Steeve Wadohandik, a transformé l’incendie en une occasion d’agrandissement. Il a doublé le nombre d’employés et recruté des membres de la collectivité de Wendake. Sa partenaire et lui sont maintenant également propriétaires de deux hôtels-boutiques situés à proximité du restaurant Sagamité, dans le Vieux-Québec.
Une autre entreprise, plus petite, celle-là, s’appelle Sequoia. C’est une marque de produits de beauté autochtone fondée par Michaelee Lazore en 2002. L’entreprise est détenue et gérée entièrement par des femmes autochtones. Ses produits sont parfumés au foin d’odeur, au cèdre, au trèfle rouge, à la mûre et à la sauge. La conception, la production et l’emballage se font localement. La production est durable et les ingrédients proviennent de sources éthiques. L’entreprise a maintenant une boutique à Kahnawake et vend également ses produits en ligne dans toute l’Amérique du Nord.
La troisième entreprise est la librairie Hannenorak, qui est également située à Wendake. C’est la seule librairie située dans une communauté autochtone au Québec.
La librairie comprend une section spéciale pour les livres autochtones, dont certains ont reçu le Prix du Gouverneur général.
En terminant, vous avez peut-être entendu parler de la designer mohawk Tammy Beauvais. C’est une artisane et créatrice de quatrième génération. Son atelier est situé à Kahnawake. Sophie Grégoire Trudeau possède l’une de ses capes. En 2016, elle a donné en cadeau une cape brodée par Mme Beauvais à Michelle Obama. La designer y avait brodé trois perles de verre provenant de son arrière-grand-mère. Sur le site Web de la designer, on peut voir ses créations personnalisées comme des robes à plume, des sacs, des cravates, des couvertures et des bijoux. Le site Web présente aussi les créations d’autres designers autochtones.
En conclusion, les exemples dont je viens de parler ne représentent qu’une infime partie des contributions des entreprises autochtones, mais elles représentent aussi l’espoir qu’elles serviront d’exemples pour d’autres entrepreneurs autochtones.
Je vous remercie, sénateur Klyne, d’avoir lancé cette interpellation. Nous devons valoriser les réussites économiques des peuples autochtones et travailler ensemble pour faire de la réconciliation économique une réalité. Lorsque les entreprises autochtones prospèrent, tous les Canadiens prospèrent.
J’appuie également le projet de loi C-45, qui a été déposé aujourd’hui et qui vise à doter les communautés autochtones d’instruments encore plus modernes et efficaces afin de créer de la richesse autochtone. Merci. Meegwetch.