L’honorable Margaret Dawn Anderson : Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler du projet de loi S-210, Loi constituant le Bureau du commissaire à l’enfance et à la jeunesse du Canada.
Je tiens à souligner que je participe au débat à partir de chez moi, à Tuktoyaktuk, aux Territoires du Nord-Ouest, sur le territoire des Inuvialuits, qui a fait l’objet d’un accord sur les revendications territoriales.
J’aimerais commencer par souligner le valeureux travail de la sénatrice Moodie pour mener à bien ce projet de loi.
Je prends la parole aujourd’hui pour donner une voix aux peuples et aux groupes autochtones de mon territoire qui, de manière historique et contemporaine, sont touchés, diminués et limités de façon disproportionnée, en plus de se voir refuser leur droit inhérent à l’autodétermination par les lois fédérales colonialistes. Je veux aussi qu’il soit bien clair que j’ai entamé des discussions avec des détenteurs de terres, des intervenants autochtones, des représentants et des ministres du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, ainsi qu’avec des représentants du gouvernement fédéral à propos de ce projet de loi.
Ces discussions ne doivent toutefois pas être confondues avec de véritables consultations.
Honorables sénateurs, avant d’entrer dans les détails, il est important de comprendre le contexte de gouvernance complexe des Territoires du Nord-Ouest à l’étude d’un projet de loi ayant des répercussions nationales. L’autodétermination et l’autonomie gouvernementale autochtones dans les Territoires du Nord-Ouest s’avèrent compliquées, et les peuples, les groupes et les gouvernements autochtones les réclament plus que jamais.
Par exemple, Inuvik est la capitale de la région de Beaufort-Delta, région administrative du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest qui englobe les territoires traditionnels Gwich’in et Inuvialuit. C’est à Inuvik qu’on retrouve la Société régionale des Inuvialuit et le conseil tribal des Gwich’in, qui administre l’Entente sur la revendication territoriale globale des Gwich’in. Cependant, la communauté elle-même se trouve sur un territoire appartenant aux Gwich’in, alors que le territoire Inuvialuit commence aux limites de la ville.
Les Inuvialuits sont en train de négocier une entente régionale sur l’autonome gouvernementale des Autochtones pour les six communautés inuvialuites. Les Nihtat Gwich’in d’Inuvik négocient en vue d’obtenir une forme de gouvernement communautaire. Le Conseil tribal des Gwich’in, quant à lui, négocie la création d’un gouvernement régional pour les trois autres collectivités gwich’in dans la région de Beaufort-Delta. Il ne s’agit là que d’une seule région administrative des Territoires du Nord-Ouest.
À l’heure actuelle, les Territoires du Nord-Ouest ont signé quatre traités modernes : la Convention définitive des Inuvialuits, l’Entente sur la revendication territoriale globale des Gwich’in, l’Entente sur la revendication territoriale globale des Dénés et des Métis du Sahtu et l’Accord sur les revendications territoriales et l’autonomie gouvernementale du peuple tlicho.
Depuis que l’Entente sur la revendication territoriale globale des Dénés et des Métis du Sahtu a été conclue, la collectivité de Déline a elle aussi conclu un accord d’autonomie gouvernementale. En outre, 13 négociations sont en cours. Elles portent sur les terres, les ressources, les accords d’autonomie gouvernementale, et les négociations transfrontalières. Comme j’y ai fait allusion, certaines négociations sur l’autonomie gouvernementale jettent les bases d’un gouvernement populaire communautaire doté de pouvoirs municipaux, tandis que d’autres jettent les bases d’un gouvernement autochtone régional qui, étant donné l’importance des économies d’échelle, fournirait des services à la population autochtone et non autochtone du territoire par l’entremise de modes de prestation de services et de programmes.
Les Autochtones des Territoires du Nord-Ouest négocient également pour obtenir les compétences en matière de prestation des services et des programmes, ce qui relève historiquement du fédéral et du gouvernement territorial. Il est vrai que le Canada, le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et les détenteurs de droits autochtones participent tous aux négociations sur l’autonomie gouvernementale. Toutefois, en raison des transferts de responsabilités, il arrive que les négociations, surtout en ce qui concerne les services et les programmes, aient lieu entre le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest et les détenteurs de droits autochtones.
Les services à l’enfance et à la famille sont l’un de ces dossiers cruciaux.
Honorables sénateurs, le projet de loi S-210 aurait une incidence directe sur les négociations menées par les détenteurs de droits autochtones dans les Territoires du Nord-Ouest. Cette situation est préoccupante pour les détenteurs de droits autochtones, mais également pour le gouvernement territorial. En raison du manque de consultation auprès des pouvoirs autochtones, municipaux, territoriaux, provinciaux et nationaux, le projet de loi ne tient pas compte des répercussions sur les droits inhérents, y compris le droit à l’autodétermination, et les négociations en cours sur la délégation des programmes et des services aux gouvernements autochtones.
Le profil démographique des Territoires du Nord-Ouest est aussi pertinent. Si les Autochtones y représentent près de 50 % de la population, 98 % des enfants qui sont pris en charge sont autochtones — un nombre complètement disproportionné. Ainsi, ce projet de loi pourrait avoir d’importantes répercussions pour les enfants, les jeunes et les familles autochtones, mais aussi pour les gouvernements qui sont responsables de leur offrir des soins. De plus, nous avons 11 langues officielles qui font partie intégrante de notre identité, de notre culture et de nos réseaux familiaux. La langue doit être prise en compte dans l’examen de toute mesure législative.
En 2019, deux projets de loi reconnaissant les droits inhérents des peuples autochtones ont été adoptés : le projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis et le projet de loi C-91, Loi concernant les langues autochtones. Les deux étaient des projets de loi d’initiative ministérielle.
Quand le ministre Seamus O’Reagan a parlé du projet de loi C-92 en juin 2019, il a insisté sur l’ampleur de la mobilisation de son ministère en faveur de la mesure législative proposée :
Cette mesure législative est l’aboutissement d’une mobilisation intense, au cours de laquelle près de 2 000 personnes ont pris part à 65 séances. Il s’agissait notamment d’aînés, de jeunes, de femmes, de grands-mères, de tantes et de personnes ayant déjà été prises en charge par un système déficient de services à l’enfance et à la famille. On nous a dit ce qu’il fallait inclure dans le projet de loi pour assurer l’efficacité de l’exercice d’une compétence qui représente déjà un droit inhérent des Autochtones, des Inuits et des Métis.
Concernant le projet de loi C-91, l’honorable Pablo Rodriguez a aussi parlé d’une mobilisation extraordinaire :
En un peu plus de huit mois, le ministère du Patrimoine canadien a organisé partout au pays plus de 20 tables rondes rassemblant un large éventail d’experts, de locuteurs et de chercheurs en langues autochtones. Les commentaires recueillis lors de ces rencontres et de celles qu’ont organisées nos partenaires sont à l’origine des 12 principes fondamentaux qui sous-tendent la mesure législative.
Les fonctionnaires de mon ministère ont aussi organisé une trentaine de séances de discussion intensives, partout au Canada, avec des membres des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Le portail en ligne a recueilli quelque 200 questionnaires et documents soumis par voie électronique. Sur demande, on a organisé des rencontres avec des groupes autonomes visés par les traités modernes et on leur a fait des présentations.
Lorsque je me suis entretenue avec les représentants du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest au sujet du projet de loi S-210, ils ont soulevé la question du coût de mise en œuvre du projet de loi. Bien que le Canada possède un devoir global envers les enfants et les jeunes du Canada, les services à l’enfance et à la famille sont du ressort des provinces et des territoires. La mise en œuvre du projet de loi impliquerait notamment la collecte de données supplémentaires par les Territoires du Nord-Ouest et la production de nouveaux rapports à l’intention du bureau du commissaire, lesquels ont un coût. Dans une déclaration écrite soumise à mon bureau, le ministère de la Santé et des Services sociaux des Territoires du Nord-Ouest, qui est responsable de la prestation des services à l’enfance et à la famille dans l’ensemble du territoire, signale :
Notre principale préoccupation concernant le projet de loi S-210 est qu’il semble représenter une régression par rapport à l’approche du Canada fondée sur les distinctions lorsqu’il s’agit d’assurer la reconnaissance et l’application adéquates des droits, des intérêts et des circonstances des enfants et des jeunes des Premières Nations, inuits et métis.
Le ministère fait également remarquer que différentes régions, histoires et cultures présentent de nombreux besoins et défis uniques. Il reconnaît également que la mise en œuvre du projet de loi S-210 nécessite la participation des corps dirigeants des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Selon lui :
Cette participation ne peut porter fruit sans financement adéquat, lequel doit être précisé et établi en collaboration avec les gouvernements autochtones.
En outre, le ministère a effectué une étude article par article du projet de loi S-210, à l’issue de laquelle il a formulé 16 principales observations, dont certaines portant sur des problèmes cernés dans le projet de loi et m’a fait part de ces observations. Cette analyse article par article prouve encore une fois la nécessité de consulter davantage les provinces et les territoires.
Les discussions que j’ai eues avec les intervenants partout sur le territoire m’ont révélé une chose : le projet de loi comporte une grave lacune, soit le manque de consultations. Je dirais qu’il s’agit d’une erreur fondamentale d’aborder cette question au moyen d’un projet de loi d’intérêt public plutôt que d’un projet de loi d’initiative ministérielle. Comme nous le savons, les projets de loi d’initiative ministérielle concernent les enjeux d’intérêt national, alors que les projets de loi d’intérêt public présentés au Sénat servent à accorder des pouvoirs, des avantages ou des exemptions spéciaux à une personne ou à un groupe de personnes, y compris à des sociétés. On peut affirmer sans craindre de se tromper que le projet de loi S-210 concerne des enjeux d’intérêt national.
Si le gouvernement du Canada tient réellement à la réconciliation, la mesure législative à l’étude devrait plutôt être présentée dans le cadre d’un projet d’initiative ministérielle. Cela permettrait d’engager les ressources et le personnel requis et de consacrer le temps nécessaire à la tenue des consultations respectueuses et significatives que le processus actuel n’a pas permise. Cela permettrait également de faire un examen comparatif concernant l’application du projet de loi à l’étude en parallèle avec les projets de loi C-91 et C-92 et avec d’autres lois existantes qui ont un impact sur les enfants, les jeunes et les familles autochtones.
On parle souvent de l’importance d’entendre le point de vue des personnes qui seront touchées par les projets de loi débattus et adoptés à Ottawa. Je voudrais rapporter le point de vue bienveillant et réfléchi de personnes avec qui j’ai discuté du projet de loi à l’étude.
Auparavant, je tiens à souligner qu’il y a des appuis pour l’objet du projet de loi et qu’on reconnaît que la sécurité, la protection et le bien-être de tous les enfants passent avant tout. Cependant, les personnes avec qui j’ai parlé conviennent que le projet de loi S-210, dans sa forme actuelle et à titre de projet de loi d’intérêt public du Sénat, est problématique et inquiétant.
Norman Yakeleya, chef national des Dénés et chef régional de l’Assemblée des Premières Nations, a tenu les propos suivants au sujet du projet de loi : « Il s’agit d’un pas en arrière dans le processus ». Le chef Yakeleya a parlé de l’importance de mener une consultation adéquate et approfondie auprès de la nation dénée, notamment auprès des chefs, des aînés, des communautés et des dirigeants autochtones. Il a fait remarquer qu’ils ont beaucoup à dire et qu’il est préférable que ce soit fait dans leur langue traditionnelle, le déné.
Le chef Yakeleya a convenu que le Canada a une obligation envers les enfants et que leurs droits, leur bien-être et leur protection passent avant tout. Cependant, il a fait remarquer que la loi fédérale n’est pas conforme aux enseignements traditionnels et que les lois actuelles n’encouragent pas, ne reconnaissent pas et ne prennent pas en considération les valeurs et les croyances traditionnelles des Dénés relatives à l’éducation des enfants. Le chef Yakeleya a indiqué que le projet de loi est important et qu’il aura d’énormes répercussions sur les Dénés s’il est adopté sans consultations adéquates.
Le chef de la Première Nation Acho Dene Koe, Gene Hope, a également parlé de la nécessité de consulter adéquatement les groupes autochtones. Selon lui, la consultation doit représenter un processus réciproque à plusieurs volets, comprenant la distribution de renseignements, un délai convenable pour examiner et étudier les implications de la proposition, la rétroaction et le signalement de préoccupations et une rencontre en personne. Il prévient que l’absence de consultation aurait des effets dévastateurs. Le grand chef du conseil tribal des Gwich’in, Ken Kyikavichik, a également exprimé des préoccupations à l’égard de ce projet de loi et du manque de consultation.
Depuis plus d’un siècle, les Autochtones du Nord sont assujettis à diverses lois et politiques qui ont eu et continuent d’avoir une incidence sur nos enfants. Pensons notamment aux pensionnats, aux externats indiens, aux lois sur la protection de l’enfance, à l’identification des Esquimaux et à la rafle des années 1960. Nous connaissons les problèmes. Nous continuons de parler des problèmes causés et exacerbés par les lois et les politiques canadiennes.
Cela m’amène à la question qui m’est d’abord venue concernant ce projet de loi : pourquoi avons-nous besoin d’une autre couche bureaucratique pour parler en notre nom? Nos voix ne sont-elles pas assez fortes? Nous savons quel est le prix du musellement. En tant qu’Autochtones, nos grands-parents, nos parents, nos enfants et nos communautés continuent d’en payer le prix incommensurable.
Dans les lettres de mandat supplémentaires publiées en janvier dernier, le premier ministre a réitéré l’importance de la relation entre le Canada et les peuples autochtones en disant qu’il s’attendait à ce que tous les ministres travaillent dans un « partenariat intégral » avec les peuples autochtones. Il a aussi insisté sur le rôle important que les ministres jouent pour contribuer à l’autodétermination, à l’élimination des différences socioéconomiques et à la suppression des obstacles systémiques auxquels sont confrontés les Premières Nations, les Inuits et les Métis.
Pour parvenir à la réconciliation, tous les ordres de gouvernement doivent mettre la main à la pâte. Pour cela, il faut de véritables consultations sur le projet de loi S-210. Il est inconcevable de croire que nous appuierions un projet de loi qui ne respecte clairement pas l’obligation de consulter. Ce faisant, le Sénat maintiendrait et perpétuerait les torts historiques que nous, les Autochtones, avons subis et qui continuent d’avoir une incidence sur nous aujourd’hui. En tant que le législateurs, qui sont constitutionnellement responsables de donner une voix aux minorités, nous ne pouvons pas continuer à fonctionner comme si l’ensemble des Canadiens, des provinces, des territoires, des collectivités et des personnes étaient égaux. En tant qu’Autochtone et qu’habitante des Territoires du Nord-Ouest, je peux affirmer que nous ne sommes pas égaux. Les inégalités et la disparité sont bien vivantes.
Les mesures législatives comme le projet de loi S-210 qui continuent de traiter tous les Canadiens, en particulier les Autochtones et les minorités, sur un pied d’égalité contribueront à creuser les écarts, à accroître les risques pour des particuliers, des communautés et des familles, à remettre en question le droit inhérent des Autochtones à l’autodétermination et la promesse de réconciliation du Canada. L’égalité véritable devrait être considérée non seulement dans ce projet de loi, mais dans toutes les dispositions législatives qui affirment que nous avons droit à un traitement égal et équitable au Canada.
J’aimerais conclure en citant l’ancien président des États-Unis William H. Taft :
Lorsqu’il s’agit d’établir le bien-fondé d’une nouvelle réforme législative, je dirais que le Congrès et ses membres devraient s’informer de sa valeur auprès de ceux qui, au terme d’une étude, sont convaincus qu’elle est judicieuse.
On ne sauvera pas le monde avec des lois […]
J’ajouterais que ceux qui étudient ces réformes et qui sont convaincus qu’elles sont judicieuses devraient écouter ceux d’entre nous qui ont vécu et qui continuent de vivre avec les conséquences directes des mesures législatives que nous adoptons au Sénat.
Quyanainni, Mahsi, merci.