L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, au nom de ma collègue la sénatrice Dyck, je souhaite intervenir dans le débat d’aujourd’hui sur le projet de loi S-209, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres. Il s’agira fort probablement du dernier discours de la sénatrice Dyck dans cette Chambre avant son départ à la retraite, en août, et c’est pour moi un honneur de pouvoir le présenter en son nom.
Toute faute éventuelle sera attribuable au messager, mais le contenu du discours vient réellement de la sénatrice Dyck. Voici le discours :
J’aimerais d’abord dire que j’appuie l’objet du projet de loi S-209, qui vise à étudier les effets possibles des projets de loi d’initiative ministérielle et des autres projets de loi sur les femmes, en particulier les femmes autochtones, pour ensuite en faire rapport au Parlement.
Soulignons la contribution de la sénatrice McCallum, qui a défendu ce dossier en soulignant le lien entre le secteur de l’extraction des ressources et un nombre plus élevé de cas de violence envers les femmes, en particulier les femmes autochtones.
Mes premières observations portent sur les motifs qui justifient l’adoption du projet de loi S-209. Bien que l’on puisse se fonder sur la Charte pour proposer des mesures positives à l’égard de certains groupes, dont les femmes, il faut pour cela démontrer la nécessité d’adopter de telles mesures. Malheureusement, la personne qui parraine le projet de loi n’a pas pu présenter l’information ou les données probantes nécessaires pour justifier l’optique féminine de son projet de loi.
La personne qui parraine le projet de loi aurait pu donner l’exemple d’un projet de loi déjà adopté et dont l’approche axée sur les femmes, en particulier les femmes autochtones, était justifiée, notamment le projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel. Le projet de loi a été amendé en mai 2019 afin de mentionner expressément les femmes, en particulier les femmes autochtones, en ce qui concerne la violence contre un partenaire intime et les agressions en général, afin de donner suite à la commission d’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées.
Honorables sénateurs, le projet de loi S-209 comporte deux lacunes fondamentales. Premièrement, le libellé de la disposition d’application, le paragraphe 5.1(1), n’est pas assez précis et limpide. Deuxièmement, étant donné les modifications récemment apportées à la Loi sur le ministère de la Justice par le projet de loi C-51, le projet de loi S-209 semble peu utile, voire pas du tout.
Au sujet de la première lacune fondamentale, la personne qui parraine le projet de loi a affirmé ceci : « Ce projet de loi inscrirait dans la loi l’obligation pour le ministre des Femmes et de l’Égalité des genres d’entreprendre une analyse comparative entre les sexes pour tous les futurs projets de loi du gouvernement. » Or, le projet de loi ne mentionne même pas l’analyse comparative entre les sexes. Le paragraphe 5.1(1) du projet de loi S-209 exige simplement du ministre des Femmes et de l’Égalité des genres qu’il produise systématiquement un « énoncé qui indique les effets possibles du projet de loi sur les femmes, en particulier les femmes autochtones ». La mesure législative n’indique pas précisément ou clairement de quelle manière le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres est censé examiner les effets possibles d’un projet de loi sur les femmes.
Même si on amendait le projet de loi S-209 pour inclure l’analyse comparative entre les sexes, ACS, ou l’analyse comparative entre les sexes plus, ACS+, dans le paragraphe 5.1(1), un autre problème subsiste.
Ce problème, c’est la supposition sous-jacente de l’efficacité de l’ACS ou de l’ACS+. Or, selon un document publié en 2018 par la professeure Vanessa MacDonnell, accessible sur le site Web CanLII, l’ACS+ est, en grande partie, un phénomène marginal dans un ministère marginal.
De même, selon le rapport de 2015 du vérificateur général sur la mise en œuvre de l’analyse comparative entre les sexes, seulement 25 des 110 ministères et organismes avaient mis en œuvre cette analyse. Il reste tant de travail à faire pour le faire à l’échelle du gouvernement. Le vérificateur général a déclaré que Condition féminine Canada, comme s’appelait alors le ministère, avait besoin de ressources supplémentaires pour faire le travail. Il importe de signaler que le vérificateur général a également mentionné que l’efficacité de l’ACS n’avait pas été évaluée et qu’on n’en connaît pas l’incidence.
Autrement dit, honorables collègues, l’ACS+ présente d’importantes faiblesses qui justifient que l’on remette en question la pertinence de l’inscrire dans la loi afin de la rendre obligatoire pour tous les projets de loi, tant ceux émanant du gouvernement que les autres.
De plus, la professeure MacDonnell souligne qu’il existe un écart important entre les aspirations de l’ACS+ et son application. Elle justifie notamment cet argument en faisant remarquer que, d’une part, les instances judiciaires invalident volontiers les lois qui empiètent sur les droits — le projet de loi S-3 en serait un bon exemple —, mais que, d’autre part, elles se penchent rarement sur le caractère suffisant des mesures prises par le gouvernement pour respecter les droits. Étant donné que l’ACS+ met l’accent sur la mise en œuvre de droits, une loi qui exige une telle analyse pourrait être moins efficace qu’une vérification de la conformité à la Charte.
Honorables sénateurs, j’en viens à la deuxième lacune fondamentale du projet de loi S-209, même s’il était amendé afin d’inclure l’ACS+ : il mettrait en place un mécanisme similaire, mais inférieur à celui qu’utilise déjà le ministère de la Justice en s’appuyant sur la Charte des droits et libertés. L’exigence prévue dans le projet de loi S-209 à propos de l’analyse des effets des lois sur les femmes, particulièrement les femmes autochtones, serait semblable à la vérification actuelle de la conformité des projets de loi d’initiative ministérielle à la Charte. Le cadre actuel atteint déjà l’objectif du projet de loi S-209. La mesure législative serait donc redondante, sauf pour les projets de loi qui ne viennent pas du gouvernement.
La marraine du projet de loi a brièvement évoqué la vérification de la conformité à la Charte lorsqu’elle a dit que le « paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice […] exige que le ministre évalue si l’une des dispositions des nouvelles lois est “incompatible avec les fins et dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés”. Le ministre est aussi tenu de faire rapport à la Chambre des communes de toute incompatibilité, dans les meilleurs délais possible. » Ces dispositions ont toutefois été modifiées récemment.
Le 13 décembre 2019, les modifications du projet de loi C-51 à la Loi sur le ministère de la Justice sont entrées en vigueur. Les énoncés publics concernant la Charte sont ainsi devenus obligatoires. De plus, les analyses au regard de la Charte ont été instituées pour tous les projets de loi d’initiative ministérielle, et non seulement pour ceux du ministère de la Justice. Il est possible que la personne qui parraine le projet de loi n’ait pas été au courant de ces modifications importantes au moment de rédiger le projet de loi S-209.
J’aimerais expliquer pourquoi ces changements sont importants. Selon le site Web du ministère de la Justice, depuis décembre 2019, une nouvelle obligation est imposée au ministre de la Justice, soit celle de déposer un énoncé pour tous les projets de loi d’initiative ministérielle qui présente la façon dont un projet de loi fait intervenir les droits et libertés protégés par la Charte. Auparavant, le ministre de la Justice devait le faire à l’égard des projets de loi qu’il présentait, et maintenant, le ministre étend cette obligation à tous les projets de loi d’initiative ministérielle.
Je cite directement le site Web du ministère de la Justice :
« Les Énoncés visent à éclairer le débat parlementaire ainsi que le public de façon plus générale au sujet des conséquences d’une nouvelle loi du point de vue de la Charte. Dans la mesure du possible, les Énoncés seraient accessibles et rédigés dans un langage clair, en vue de promouvoir une meilleure connaissance de la Charte ainsi qu’un débat public à cet égard. Les Énoncés fournissent des renseignements juridiques, et non des avis juridiques, au Parlement et seraient déposés dans la Chambre du Parlement où le projet de loi est déposé.
« La nouvelle obligation de la Ministre a pour objet d’accroître la protection des droits et libertés garantis par la Charte en exigeant de la Ministre qu’elle fournisse des renseignements de façon systématique et proactive au sujet des répercussions possibles liées à la Charte de tous les projets de loi émanant du gouvernement. »
Honorables collègues, j’insiste sur la dernière phrase : la nouvelle obligation a pour objet d’accroître la protection des droits et libertés garantis par la Charte. Évidemment, cela s’applique aussi aux femmes, notamment les femmes autochtones.
Je poursuis la citation tirée du site Web du ministère de la Justice :
« Les Énoncés de la Ministre deviendraient une ressource additionnelle qui appuie le Parlement lorsqu’il étudie les projets de loi et contribueraient à susciter des débats éclairés sur les questions clés liées à la Charte qui sont soulevées par la législation proposée. Cela permettrait donc d’encourager l’examen et la discussion continue des parlementaires et du public des valeurs canadiennes communes qui sont incarnées par la Charte, notamment le respect de la dignité inhérente de tout être humain, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’inclusion et le respect à l’égard de diverses cultures, religions et identités. Ceci démontrerait également un engagement solide envers l’ouverture et la transparence. »
Chers collègues, au cours de la législature précédente, la ministre a publié 25 énoncés concernant la Charte sur le site Web du ministère de la Justice. En date du 8 mars, il y en avait 5 pour la législature en cours.
D’après les rapports que j’ai lus, la méthode actuelle, qui consiste à soumettre tous les projets de loi du gouvernement à une analyse au regard de la Charte selon une méthodologie axée sur le respect des droits garantis par la Charte, a plus de chances de contribuer à l’égalité des groupes ciblés que ne le faisait la méthode précédente, qui visait à éviter les contestations judiciaires fondées sur une possible violation des droits garantis par la Charte. De plus, l’analyse au regard de la Charte à laquelle on soumet actuellement les projets de loi du gouvernement est davantage propice à une amélioration marquée de l’égalité que la méthode proposée dans le projet de loi S-209 qui, comme l’a dit la sénatrice McCallum, « indiquerait les effets négatifs possibles que le projet de loi aurait sur les femmes, en particulier les femmes autochtones ».
On pourrait donc faire valoir que ce qui est proposé dans le projet de loi S-209 est inutile, puisque l’intention visée a déjà été concrétisée par le projet de loi C-51. En effet, celui-ci exige que le ministre de la Justice dépose, pour chaque projet de loi émanant du gouvernement, un énoncé qui indique les effets possibles du projet de loi sur les droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, ce qui comprend évidemment les effets possibles sur les femmes et les femmes autochtones. Pour sa part, le projet de loi S-209 exigerait que le ministre des Femmes et de l’Égalité des genres dépose un énoncé qui indique les effets possibles du projet de loi sur les femmes, en particulier les femmes autochtones. La portée de cette exigence est donc plus restreinte, puisqu’elle exclut les autres groupes protégés par la Charte, comme les personnes ayant un handicap mental ou physique.
En résumé, même si on peut dire que le projet de loi S-209 part d’une bonne intention du fait qu’il prévoit qu’il faudra évaluer l’incidence de toutes les futures mesures législatives sur les femmes, et plus particulièrement sur les femmes autochtones, il n’aura pas pour conséquence de soumettre toutes les mesures législatives à une analyse comparative entre les sexes, comme le voulait sa marraine. De toute façon, même s’il était amendé pour que ce soit le cas, le projet de loi S-209 demeurerait en bonne partie redondant.
Comme si ce n’était pas suffisant, le ministère des Femmes et de l’Égalité des genres, qui serait l’autorité responsable, aurait besoin de ressources supplémentaires si le projet de loi était adopté. Est-ce légitime pour un projet de loi d’intérêt public du Sénat?
En terminant, j’estime par-dessus tout que les modifications apportées dernièrement à la Loi sur le ministère de la Justice concernant les analyses et les déclarations relatives à la Charte permettent d’atteindre le même objectif que le projet de loi S-209 tout en faisant progresser plus efficacement l’égalité hommes-femmes. On peut donc conclure qu’il n’a pas vraiment de raison d’être, qu’il est redondant, sauf peut-être pour les projets de loi autres que ceux du gouvernement — et si jamais il est déterminé que la conformité à la Charte doit aussi être analysée dans le cas de ces projets de loi, il sera toujours possible de modifier de nouveau la Loi sur le ministère de la Justice.
Pour toutes ces raisons, je suis dans l’impossibilité d’appuyer le projet de loi S-209, même s’il part d’une bonne intention. Pour tout dire, ses défauts sont tellement importants que je doute même qu’il mérite d’être renvoyé à un comité.
Je vous remercie. Kinanaskomitin.