L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, j’interviens pour appuyer le projet de loi C-15, qui concerne la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007.
Comme je l’ai dit hier, l’objet du projet de loi C-15, présenté à l’article 4, est double. Premièrement, il vise à ajouter aux règles d’interprétation du droit canadien les principes énoncés dans la déclaration des Nations unies. Deuxièmement, il vise à encadrer la mise en œuvre de la déclaration par le gouvernement du Canada.
La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones n’est pas un traité international auquel un État s’engage à se conformer en le signant. Il représente plutôt l’expression par la communauté internationale de normes d’accomplissement pour tous les peuples et toutes les nations, qui a un caractère déclaratoire et interprétatif et l’effet coutumier en droit international.
La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones constitue une déclaration universelle des droits de la personne adaptée au contexte des peuples autochtones, lesquels ont — et je cite le préambule du projet de loi —, « […] historiquement subi des injustices en raison […] de la colonisation et de la dépossession de leurs terres, territoires et ressources […] »
Comme le sénateur Francis nous l’a rappelé dans son allocution :
La Déclaration des Nations unies est le résultat des efforts déployés par des dirigeants autochtones pendant des décennies. Elle ne crée pas de nouveaux droits. Elle établit plutôt des normes internationales en matière de droits de la personne adaptées aux réalités des peuples autochtones. C’est aussi un outil précieux pour amener les États participants à respecter leurs obligations.
Comme d’autres déclarations des Nations unies, la déclaration est un appel à l’action lancé à tous les pays. Il revient donc aux gouvernements et aux Parlements de partout dans le monde d’y répondre en faisant respecter ses principes sur leur propre territoire.
Comme vous le savez, dans le droit interne, c’est-à-dire les lois du Canada en ce qui nous concerne, les déclarations des Nations unies ne sont pas exécutoires. Ce sont des affirmations de principes importants, mais qui peuvent être prises en considération par les tribunaux nationaux. La Cour suprême du Canada l’a expliqué comme suit dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) :
Les valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent, toutefois, être prises en compte dans l’approche contextuelle de l’interprétation des lois […]
D’autres pays de common law ont aussi mis en relief le rôle important du droit international des droits de la personne dans l’interprétation du droit interne […] Il a également une incidence cruciale sur l’interprétation de l’étendue des droits garantis par la Charte […]
Comme le sénateur Gold nous l’a rappelé hier, et le ministre Lametti précédemment, la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones a été évoquée par les tribunaux du Canada pour rendre des décisions éclairées concernant l’interprétation des lois et des devoirs des divers ordres de gouvernement de notre pays. Avec l’alinéa 4a) du projet de loi C-15, la déclaration sera pleinement reconnue comme un outil de plus à la disposition des tribunaux du Canada pour interpréter les lois.
C’est très important. Comme le sénateur Brian Francis l’a mentionné hier, de nombreux témoins ont déclaré au Comité des Peuples autochtones à quel point cette affirmation est importante, étant donné que la majorité des avocats, des juges et des Canadiens ne connaissent pas son application ni son interprétation ou qu’ils y sont réticents.
Avant de conclure mes observations sur l’objet relatif à l’interprétation du projet de loi C-15, j’aimerais ajouter que, dans tous les cas où une disposition de la déclaration est contraire à un droit issu d’un traité, c’est ce dernier qui l’emporte, car ces droits sont inscrits dans la Constitution et protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et ils l’emportent sur les règles d’interprétation établies dans toute autre loi. D’ailleurs, ce principe est clairement réaffirmé dans l’article 2 du projet de loi.
Je vais maintenant passer au deuxième objet du projet de loi, qui consiste à encadrer la mise en œuvre par le gouvernement fédéral des appels à l’action contenus dans la déclaration. Selon l’article 5 du projet de loi, le gouvernement du Canada, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, prend toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec la déclaration, au lieu d’attendre la résolution des différends et les décisions des tribunaux. Autrement dit, le gouvernement doit être proactif. Pour ce faire, on se servira du plan d’action prévu à l’article 6 du projet de loi.
À l’instar du projet de loi C-262 de l’ancien député Romeo Saganash, qui a été parrainé au Sénat par notre ancien collègue le sénateur Sinclair, le projet de loi C-15, est non seulement une réponse du gouvernement fédéral à la déclaration, mais aussi une réponse aux appels à l’action nos 43 et 44 de la Commission de vérité et réconciliation, que le sénateur Sinclair a présidée, ainsi qu’à l’appel à la justice 1.2v) du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.
Bien sûr, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est aussi un appel à l’action destiné aux gouvernements provinciaux. J’espère qu’ils répondront, comme l’a fait la Colombie-Britannique, à cet appel à l’action de l’ONU réitéré par la Commission de vérité et réconciliation.
Pour l’instant, c’est à nous de répondre. En tant que sénateurs, je pense que nous devons nous assurer que le Sénat est du bon côté de l’histoire. C’est d’autant plus vrai que le projet de loi à l’étude représente un engagement électoral et la volonté démocratique des Canadiens d’accepter la vérité de notre histoire et de promouvoir la réconciliation d’une manière transformatrice. Nous devons regarder la réalité en face. Le Sénat est l’un des endroits où le génocide culturel a été perpétré. En adoptant le projet de loi C-15, nous pouvons amorcer un processus qui pourrait contribuer à rebâtir notre relation avec les peuples autochtones du Canada.
En tant que sénateur du Québec, je tiens à exprimer ma solidarité envers les peuples autochtones dans leur longue et difficile quête d’autodétermination au sein de la fédération canadienne. Nous réalisons maintenant les affreuses erreurs de notre passé colonialiste et nous promettons, notamment au moyen du plan d’action, de revoir nos lois, nos règlements et nos façons de faire afin de respecter les droits constitutionnels des peuples autochtones en vertu de l’article 35, et de ne plus attendre d’être forcés par les tribunaux d’assumer cette responsabilité.
Pour finir, j’ai quelques observations à propos de la signification de l’expression « consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause», surtout en ce qui a trait à l’exploitation des ressources.
Le ministre de la Justice et des juristes ont expliqué ce concept dans le cadre des travaux de la Chambre des communes et du Sénat. Comme le ministre Lametti l’a affirmé au Comité des peuples autochtones le 7 mai :
Le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause passe par l’élaboration d’un consensus par l’intermédiaire d’un travail concerté, du dialogue et d’autres mécanismes, et il vise à permettre aux peuples autochtones d’avoir une influence significative sur les processus décisionnels; il ne s’agit pas d’un droit de veto sur les décisions gouvernementales. Le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause ne supprime ni ne remplace le pouvoir de décision du gouvernement, mais il met en place un processus qui garantit une participation significative des parties concernées.
Romeo Saganash, avocat et ancien député du Québec, a quant à lui affirmé au comité de la Chambre des communes le 11 mars :
Le droit de veto et le consentement libre, préalable et éclairé sont deux concepts juridiques différents. L’un est absolu, il s’agit du veto, tandis que l’autre est relatif. Comme tous les droits de la personne, le droit à un consentement libre, préalable et éclairé est relatif. Il faut tenir compte de toutes sortes d’autres facteurs, des faits, des éléments de droit et des circonstances.
Pour appuyer cette interprétation, la déclaration contient une disposition visant l’équilibre à l’article 46. À l’égard des limites des droits autochtones, une partie de l’article 46 se lit comme suit :
Toute restriction de cette nature sera non discriminatoire et strictement nécessaire à seule fin d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique.
Le Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones des Nations unies souscrit à cette position. Voici ce qu’on peut lire dans son étude de 2018 :
Toute décision de restreindre les droits d’un peuple autochtone en vertu des circonstances exceptionnelles prévues par l’article 46 doit s’accompagner non seulement des garanties nécessaires (rétablissement de l’équilibre des pouvoirs, études d’impact, mesures d’atténuation, indemnisation et partage des avantages), mais aussi de mesures correctives qui tiennent compte de toutes les violations de droits.
Par conséquent, pour qu’il y ait un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, il faudrait envisager de procéder à une analyse contextuelle pour régler tous les différends, comme l’a statué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Marshall sur les droits de pêche.
Toutefois, le projet de loi C-15 vise essentiellement à remplacer les relations antagonistes, y compris les litiges, par une relation constructive de collaboration et de partenariat. Pour les projets d’exploitation des ressources, il faut obtenir l’appui de la population, par exemple au moyen d’initiatives d’actionnariat, afin de rassurer les investisseurs, ce qui est très important, comme le sénateur Tannas l’a souligné hier. En effet, le projet de loi C-69, qui porte sur les évaluations environnementales et a été adopté en 2019, faisait déjà référence à la déclaration. L’objectif est d’éviter les batailles juridiques et l’agitation sociale provoquée par l’empiètement sur des terres, ce qui, en l’absence de traités — comme c’est le cas dans bien des régions de la Colombie-Britannique —, est jugé comme un acte illégitime par de nombreuses Premières Nations.
J’observe aussi que le projet de loi C-15 n’impose aucune obligation aux nations. La participation au plan d’action est volontaire et rien n’est enlevé. Le projet de loi C-15 propose un processus simple pour que les lois fédérales soient rédigées et adoptées en conformité avec la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones avant qu’elles n’atteignent les tribunaux, si on devait en arriver là.
Enfin, j’ai été content de voir que le comité de la Chambre des communes a ajouté un paragraphe au préambule du projet de loi C-15 pour désavouer les doctrines racistes de la découverte et de terra nullius. Si le Sénat suit l’exemple de la Chambre des communes dans sa volonté de réconciliation, nous pourrons placer ces doctrines là où elles doivent être, dans la poubelle de l’histoire, avec toutes les autres idées de suprématie blanche.
Avec le projet de loi C-15, faisons un grand pas en avant ensemble, en tant que nation de nations. Merci. Meegwetch.