L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénatrices et sénateurs, permettez-moi de vous présenter quelques observations, comme juriste et sénateur québécois.
Les premières porteront sur le rôle du Sénat par rapport à la Chambre des communes et au gouvernement, maintenant qu’il s’agit d’une institution non contrôlée par les partis politiques représentés à la Chambre des communes. Les deuxièmes traiteront des droits fondamentaux en jeu, et les troisièmes du contenu du projet de loi C-29 qui est devant nous.
Le grand public ne le réalise peut-être pas encore pleinement, mais plus des trois quarts des membres de cette chambre sont affiliés à trois groupes qui n’ont pas de liens avec les partis politiques ou le gouvernement. Qui plus est, aucun de ces groupes n’impose une position à ses membres à l’égard des votes qui sont tenus au Sénat.
En d’autres mots, une très grande majorité des membres de cette Chambre croit en l’indépendance individuelle et à l’égalité entre les sénateurs et sénatrices. Il s’ensuit que les pratiques anciennes sont désormais révolues. Le gouvernement du jour doit composer avec cette nouvelle réalité, comme c’est le cas aujourd’hui avec la tenue d’un comité plénier composé non seulement de ministres, mais de représentants des deux parties. En passant, il n’y a pas eu un tel exercice à la Chambre des communes, où la loi a été adoptée avec le bâillon.
Cette nouvelle indépendance nous permet de mieux nous acquitter de notre mission et de prendre des décisions en nous appuyant sur les faits et en respectant pleinement les droits fondamentaux de tous les Canadiens, comme les droits des peuples autochtones issus des traités, les droits des minorités, et les droits reconnus par la Charte des droits et libertés comme le droit à l’égalité, la liberté d’association et la liberté d’expression.
Je passe maintenant à des commentaires sur les droits fondamentaux auxquels nous faisons face aujourd’hui, une dimension qui doit être prise en considération dans notre discussion et dans notre réflexion à l’égard de ce projet de loi.
Dans le jugement Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, rendu en 2015, auquel le sénateur Gold a fait référence plus tôt, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la portée du droit d’association, notamment pour y inclure le droit des travailleurs qui se sont associés librement de négocier collectivement et en cas d’échec des négociations et après l’expiration d’une convention collective, d’exercer des moyens légaux de pression pour forcer la conclusion d’une nouvelle entente, dont celui, ultimement, de faire la grève.
La juge Abella, une juriste remarquable qui quittera bientôt la Cour suprême, où elle œuvre depuis 2004, a écrit ceci au nom de la majorité en 2015, et je cite :
L’histoire, la jurisprudence et les obligations internationales du Canada confirment que, dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective. […] Le droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Le temps me paraît venu de le consacrer constitutionnellement.
Comme l’ont souligné la majorité des juges de la Cour suprême du pays, le droit de grève favorise l’équité dans le processus de négociation. Il presse les deux parties à négocier de bonne foi, ce qui place les employés sur un pied d’égalité avec leur employeur.
En l’espèce, la dernière convention collective librement intervenue entre l’Association des employeurs maritimes et le Syndicat des débardeurs, SCFP section locale 375, est entrée en vigueur le 20 mars 2013. Cette convention représentait alors l’intention commune des parties. Elle n’a pas été imposée par une loi ou par un arbitre. Elle n’est pas le fruit du hasard, mais d’une longue négociation par des gens expérimentés de part et d’autre. En fait, depuis 1970, toutes les conventions collectives au port de Montréal ont été librement négociées.
Comme vous le savez, les conventions collectives sont par définition d’une durée limitée. Celle convenue en mars 2013 est venue à échéance en décembre 2018. Malheureusement, plus de deux années plus tard, les parties sont toujours incapables de convenir des termes d’une nouvelle convention collective. Si je retiens bien ce qui nous a été dit aujourd’hui lors du comité plénier, il semble que les positions des parties sont éloignées sur une trentaine d’aspects.
C’est dans ce contexte qu’en avril, l’employeur a décidé de modifier les garanties de salaire, puis les modalités sur les heures de travail. Ces gestes se voulaient des réponses aux moyens de pression exercés par les salariés, mais ils ont contribué à intensifier un climat d’affrontement. Les travailleurs ont rétorqué par une grève générale, un droit qui leur est reconnu par la loi. L’intervention d’un médiateur et de nombreux intervenants extérieurs appelant à un retour au statu quo précédant les événements qui ont provoqué la grève n’ont pas réglé la situation.
Entre-temps, les conséquences de cette grève générale — tout à fait légale, je le répète — sont très importantes pour la région de Montréal, l’ensemble du Québec, et de nombreuses entreprises et personnes situées dans l’Est ontarien et dans certaines provinces des maritimes. Ces conséquences, nous dit-on, affectent même certaines entreprises reliées aux fournitures médicales alors que nous traversons une pandémie.
C’est sans doute pour cela que la mairesse de Montréal, le gouvernement du Québec et de nombreux intervenants économiques québécois réclament unanimement l’intervention du gouvernement fédéral. Selon eux, ce qui est en jeu ne se limite pas aux intérêts économiques de l’employeur, mais à la stratégie de développement de Montréal et du Québec et à la fourniture de biens essentiels à des tiers, notamment en raison de la pandémie.
Sur la foi de rapports de médiation, le gouvernement en est venu à la conclusion qu’une entente pour assurer la reprise des activités était impossible. C’est dans ce contexte très particulier qu’il a proposé au Parlement d’adopter une loi spéciale.
Le gouvernement propose alors une loi spéciale comme représentant de la collectivité et non comme un employeur qui force l’autre partie à accepter ses conditions, comme ce fut le cas dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, ni pour forcer son intérêt économique, comme dans le cas de la Société canadienne des postes, dont le gouvernement est l’actionnaire principal.
En d’autres mots, l’intervention de l’état est dans ce cas-ci mue uniquement par sa perception de ce qui doit être fait dans l’intérêt public dans toutes ses dimensions. En l’espèce, le projet de loi aura plusieurs effets, dont l’un est l’obligation pour les travailleurs de reprendre le travail ou, en d’autres mots, de mettre fin à leur droit de grève.
À mon avis, une telle intervention est toujours exceptionnellement possible, même si elle met fin à l’exercice d’un droit constitutionnellement reconnu, celui de faire des grèves légales dans l’exercice du droit d’association, pourvu qu’elle satisfait aux critères exigeants de l’article 1 de la Charte des droits et libertés.
Qu’en est-il, en l’espèce? Il y a d’abord la décision du Conseil canadien des relations de travail qui a refusé, dans une décision rendue en juin 2020, de déclarer que le maintien de tous les services requis pour la pleine opération du port constituait des services essentiels. En fonction de la preuve qui avait été faite précédemment devant lui, le Conseil a conclu que l’employeur en demandait trop. Il faut se rappeler qu’on ne saurait qualifier de service essentiel tellement de choses que le droit de grève deviendrait vide de sens.
Je note aussi que la loi aura pour effet de rétablir la convention collective expirée et de prévoir un arbitrage obligatoire à défaut d’entente entre les parties après une période de médiation. Cet arbitrage pourra porter sur l’ensemble des modalités de la convention collective qui sont en litige entre les parties, soit une trentaine de sujets.
En d’autres mots, la loi impose une cessation des hostilités, force une reprise des discussions et, entre-temps, rétablit une convention collective qui avait été librement signée en mars 2013, incluant une obligation de l’employeur de payer pour les heures garanties. Je vous rappelle que c’est la décision de renverser ces heures garanties à la suite de l’expiration de la convention collective qui a provoqué la grève.
Comme toute convention collective, elle encadrera aussi les droits de gérance de l’employeur. Est-ce que l’ensemble de ces mesures constitue une atteinte justifiée et minimale au droit de grève des salariés du port de Montréal? Je comprends que les syndicats soumettront cette question aux tribunaux. J’éviterai donc d’y répondre tout en soulignant que ce dossier m’apparaît bien différent de celui de la Société canadienne des postes, dont l’historique de lois spéciales était plutôt impressionnant.
Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je ne voterai ni pour ni contre cette loi, mais je m’abstiendrai si un vote par appel nominal est tenu. En cas de vote de vive voix, ce discours confirmera que je n’ai pas voté en faveur de la loi.
Avant de conclure, je tiens à souligner qu’en réponse à mes questions plus tôt aujourd’hui, M. Tessier, au nom de l’Association des employeurs maritimes, s’est engagé à annuler dès demain matin, si le projet de loi est adopté, les deux modifications unilatérales des conditions de travail des 9 et 22 avril qui ont déclenché la grève générale.
Je rappelle que le syndicat a répété à plusieurs reprises depuis une semaine que ses membres reprendraient le travail dès que ces mesures seraient révoquées. Il est bien dommage que la médiation n’ait pas conduit à ce résultat, mais je suis heureux de constater que, dans le cadre des travaux du Sénat, ces engagements de l’employeur, réclamés par le syndicat, ont été enfin exprimés clairement.
Merci. Meegwetch.