L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer la motion conjointe des sénateurs Francis et Christmas, qui demande au gouvernement fédéral de faire respecter enfin les droits constitutionnels issus des traités qui permettent aux Mi’kmaqs de pêcher à des fins de subsistance convenable. La motion demande aussi au gouvernement de condamner les actes de violence qui ont eu lieu l’an passé en Nouvelle-Écosse pour empêcher les Mi’kmaqs d’exercer ces droits.
La motion, présentée en novembre 2020, est devenue encore plus pressante en raison de la déclaration qu’a faite la ministre Jordan le 3 mars dernier. La ministre a indiqué que le gouvernement avait l’intention de réglementer unilatéralement la pêche au homard à des fins de subsistance convenable pendant les saisons établies, en prétextant des motifs de conservation.
Nous avons tous vu les déclarations du sénateur Francis et du sénateur Christmas en réponse à celle de la ministre. Ils soulèvent de nombreux problèmes dans les affirmations du gouvernement au sujet des consultations et de la conservation. En outre, le gouvernement n’a pas donné suite à la proposition que nos collègues ont faite avec l’appui du député Jaime Battiste, concernant la cogestion de cette ressource qui pourrait être faite par l’entremise d’une autorité des pêches des Premières Nations de l’Atlantique.
L’échec à long terme du gouvernement fédéral dans cette affaire est incontestable. Qui plus est, les gouvernements successifs semblent ignorer les enseignements de la Cour suprême du Canada qui remontent à déjà plus de 20 ans.
Je cite un extrait de la première décision Marshall , rendue par la Cour suprême le 17 septembre 1999:
Des limites de prises, dont il serait raisonnable de s’attendre à ce qu’elles permettent aux familles mi’kmaq de s’assurer une subsistance convenable selon les normes d’aujourd’hui, peuvent être établies par règlement et appliquées sans porter atteinte au droit issu du traité.
Lors de la deuxième décision Marshall, rendue le 17 novembre 1999, le tribunal a ajouté ceci :
[…] ll est préférable de réaliser la prise en compte du droit issu du traité par des consultations et par la négociation d’un accord moderne de participation des Mi’kmaq à l’exploitation de ressources précises plutôt que par le recours aux tribunaux.
En l’absence d’un accord moderne, la Cour a ajouté que le droit issu du traité peut être réglementé, et même, dans certains cas, être enfreint pour la conservation ou d’autres objectifs publics impérieux, mais…
La « période de fermeture » est clairement un outil de gestion dont dispose potentiellement le gouvernement, mais son application aux droits issus de traités devra être justifiée pour des raisons de conservation ou pour d’autres motifs. Comme les difficultés que pose la gestion des ressources fauniques et halieutiques ainsi que les techniques utilisées à cette fin varient d’une espèce à l’autre, les restrictions devront être justifiées au cas par cas.
Je cite encore :
Le pouvoir du ministre s’étend à d’autres objectifs d’intérêt public réels et impérieux, par exemple, la poursuite de l’équité sur les plans économique et régional ainsi que la reconnaissance du fait que […]
Pour résumer, la Cour suprême du Canada avait invité les parties à négocier un accord moderne, mais comme il a été impossible de conclure un accord négocié, elle a décrit les procédures pour réglementer les droits issus de traités. La Cour suprême a déclaré que les règlements adoptés devraient porter une atteinte minimale au droit de pêcher pour en tirer une subsistance convenable et qu’ils devraient faire l’objet de consultations adéquates et prévoir une indemnisation équitable.
Par exemple, les titulaires de droits issus de traités dans la péninsule de la Gaspésie ont accepté des modèles d’accès commercial, comme les Malécites de Viger, qui ont conclu un accord avec le gouvernement fédéral en 2019. Cependant, le gouvernement ne peut imposer un tel modèle. Les nations touchées ont des droits qui supplantent les licences commerciales. Ces nations ne sont pas obligées d’exercer leurs droits sous la forme d’un nouveau traité, si elles préfèrent exercer les droits qui leur sont reconnus par les traités ancestraux. Cette approche doit être respectée et fondée sur la logique du cadre des moyens de subsistance convenable. Le gouvernement doit honorer ce choix.
Malheureusement, le gouvernement n’a pas agi en conséquence. À cause de son manque de détermination, les pêcheurs commerciaux ont adopté un comportement violent quand les Mi’kmaqs ont décidé d’exercer leurs droits issus de traités, qui sont constitutionnels et bien plus légitimes que les droits commerciaux. S’en est ensuivie une lente intervention de la GRC.
Qui plus est, dans le discours qu’elle a donné au début du mois, la ministre Jordan n’a pas parlé des problèmes soulevés par les sénateurs Francis et Christmas et elle continue d’agir unilatéralement et d’imposer une approche paternaliste. Cette décision, qui est, selon la ministre, nécessaire pour protéger ou conserver la ressource, est très regrettable et ne respecte certainement pas les droits issus de traités.
Le gouvernement manque une fois de plus de volonté politique pour régler un vrai problème et reconnaître les importants droits issus de traités protégés par la Constitution.
Les récents événements en Nouvelle-Écosse et les événements précédents ailleurs au pays montrent qu’il y a un vrai problème social au Canada. De nombreux Canadiens comprennent mal l’histoire, la géographie et le caractère réciproque des traités conclus avec les nations autochtones, leur statut constitutionnel et leurs conséquences pratiques. Ce manque de compréhension est attribuable aux défaillances de notre système scolaire, qui sont représentatives d’une histoire marquée par des politiques fédérales racistes, comme nous l’avons découvert grâce à l’appel à l’action no 62 de la Commission de vérité et réconciliation.
Les traités sont des lois fondatrices. Comme l’ancien sénateur Sinclair l’a écrit au premier ministre le 16 octobre dernier au sujet de la violence :
[…] cette situation représente un test important pour déterminer si le Canada est effectivement un pays où règne le droit, étant donné qu’il ne subsiste aucune ambiguïté dans les circonstances à l’égard du droit pénal et de la Constitution.
En général, nous ne devrions pas tolérer qu’un point de vue erroné sur les droits issus de traités soit utilisé comme une source de grief pour les non-Autochtones comme les pêcheurs commerciaux. Tous les Canadiens ont tiré des avantages économiques des traités, comme les terres et les ressources sur lesquelles notre pays s’est construit. L’éducation peut également faciliter la compréhension de l’interaction entre les droits issus de traités et la pêche commerciale. Je le répète : les droits issus de traités sont nettement supérieurs aux droits des pêcheurs commerciaux.
En novembre, de nombreux Canadiens ont appris qu’une coalition de collectivités mi’kmaq, y compris celle de Membertou, à laquelle appartient le sénateur Christmas, avait acheté 50 % des actions de la Clearwater Seafoods. Cette société est le plus grand détenteur de permis et de quotas de pêche commerciale de crustacés au Canada. Cependant, cela ne règle pas le problème. Le Sénat pourrait jouer un rôle en expliquant les différences, sur le plan légal, entre ces permis commerciaux et la pêche de subsistance modérée, ainsi que les liens avec la pêche pratiquée à des fins alimentaires, sociales et rituelles en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 relatif aux droits des Premières Nations.
Des sondages d’opinion menés à la grandeur du pays nous laissent espérer une solution rassembleuse et pleinement respectueuse des droits issus de traités et de la conservation. D’après Nanos, près de trois Canadiens sur quatre affirment que la meilleure façon de régler le conflit sur la pêche au homard impliquant les Mi’kmaqs serait de voir à ce que les droits de pêche des Autochtones soient respectés et à ce que les pêcheurs autochtones respectent les règles fédérales en matière de conservation.
Il reste toutefois à déterminer quelles devraient être ces règles de conservation et comment elles pourraient être élaborées conjointement avec les Autochtones. Notons que les préoccupations à l’égard de la conservation soulevées par la ministre semblent fortement exagérées. En effet, la pêche au homard des Mi’kmaqs est de petite envergure. Ainsi, dans une zone de pêche litigieuse de la Nouvelle-Écosse que la sénatrice Keating a mentionnée plus tôt, les Mi’kmaqs ont environ 550 casiers à homards, alors qu’il y a 391 000 casiers commerciaux — la part des Mi’kmaqs correspond donc à un septième de 1 %.
Autre point important, l’exemple de nos voisins du Sud suggère qu’une réglementation saisonnière des prises n’est pas nécessaire à la conservation et à la reproduction du homard de l’Atlantique. Dans le Maine, la capitale américaine du homard, il n’y a pas de saisons. Les saisons canadiennes sont apparemment plus liées au prix du homard, et aussi au fait que les homards de saison à carapace dure peuvent être transportés de façon plus sécuritaire. Si c’est le cas, pourquoi ce raisonnement est-il amalgamé au concept de conservation dans le discours public?
Le 3 mars dernier, la ministre Jordan a déclaré ce qui suit : « Les saisons garantissent que les stocks sont exploités de façon durable, et elles sont nécessaires pour assurer une pêche ordonnée, prévisible, et bien gérée. »
Cependant, si les saisons ne sont pas vraiment nécessaires à la conservation du homard, il est difficile d’accepter cette conclusion. La gestion de l’ensemble des prises pourrait être suffisante, comme l’a déclaré le professeur Robert Steneck de l’école des sciences marines de l’Université du Maine. Cela pourrait se faire au moyen d’une cogestion avec les nations autochtones. Cependant, il semble que le raisonnement du gouvernement soit probablement lié à l’intérêt économique des pêcheurs commerciaux et peut-être aux prochaines élections.
Par exemple, la ministre a dit que les saisons établies répartissaient « les avantages économiques dans l’ensemble du Canada atlantique ».
Si le raisonnement du gouvernement est principalement d’ordre économique, le gouvernement devrait le dire franchement. Le gouvernement doit clairement expliquer ses objectifs en s’appuyant sur des données probantes, telles que celles liées à l’utilisation, aux prix et aux revenus des pêcheurs afin que les objectifs et les données probantes puissent être évalués et que les autres options puissent être soupesées. Les arguments exagérés au sujet de la conservation n’aident pas à trouver des solutions et ne favorisent pas la confiance, surtout si l’on considère l’historique de violations des droits.
Enfin, j’aimerais souligner que, pour les peuples autochtones, ce genre d’argument est plutôt surprenant, voire méprisant lorsqu’on considère les impacts des approches coloniales en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles en Amérique du Nord.
À la fin du XIXe siècle, les bisons ont été chassés par les nouveaux arrivants; leur nombre est passé de 50 millions à un peu plus de 1 000 aujourd’hui, ce qui a détruit la richesse économique des peuples autochtones des plaines. La chasse commerciale à la baleine a conduit à la quasi-extinction de la baleine franche de l’Atlantique Nord. Plus récemment, souvenons-nous aussi de la surpêche de la morue de l’Atlantique.
Bref, dans le cadre de l’examen des questions relatives à la conservation du homard de l’Atlantique ou de toute autre ressource naturelle, je suis convaincu que le gouvernement fédéral et les Canadiens non autochtones gagneraient beaucoup à écouter les points de vue des partenaires autochtones sur la conservation, y compris le principe mi’kmaq connu sous le nom de netukulimk.
La réponse que la ministre a récemment fournie démontre qu’il reste beaucoup de travail à faire et que la réponse du gouvernement ne correspond pas encore aux instructions de la Cour suprême. Cependant, je crois que le Sénat pourrait jouer un rôle dans la réconciliation.
Premièrement, le Sénat peut jouer un rôle pour éduquer le public en ce qui concerne les droits découlant des traités et les diverses catégories de pêche. La pêche commerciale n’est pas la même chose que la pêche ancestrale.
Deuxièmement, le Sénat peut jouer un rôle pour dépolitiser la notion de subsistance convenable. Bien sûr, nous devrions suivre l’exemple des sénateurs Francis et Christmas à propos d’autres options stratégiques que le Sénat pourrait adopter au-delà de cette motion. Toutefois, je pense que l’expérience et l’opinion de ces sénateurs pourraient être utiles.
En terminant, sénateurs, je vous encourage à voter unanimement en faveur de cette motion dans le respect des traités de paix et d’amitié ainsi que de la réconciliation. Merci. Wela’lin.