L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet de la motion no 36, qui, entre autres, demande que le Sénat :
[…] exhorte le gouvernement du Canada […] à reconnaître le droit inaliénable de la République d’Artsakh à l’autodétermination et […] à reconnaître l’indépendance de la République d’Artsakh.
Je remercie le sénateur Housakos d’avoir porté à notre attention la guerre civile qui a fait rage dans le Caucase du Sud et qui est passée largement inaperçue alors que la planète n’en avait que pour la COVID-19 et pour les élections américaines.
J’ai eu le privilège de me rendre en Arménie en 2008 en tant que chef d’une délégation de juges canadiens lorsque la magistrature arménienne a été admise au sein de l’Union internationale des magistrats, un organisme affilié aux Nations unies qui fait la promotion de l’indépendance des juges partout dans le monde.
Son Honneur la Présidente suppléante : Honorables sénateurs, nous éprouvons des problèmes techniques et certains sénateurs n’entendent plus l’interprétation. Nous allons suspendre la séance le temps de régler le problème.
(La séance du Sénat est suspendue.)
(Le Sénat reprend sa séance.)
Le sénateur Dalphond : Lors de mon premier jour à Erevan, la capitale de l’Arménie, j’ai été frappé par la beauté de la place centrale, puis agréablement surpris d’entendre que des haut-parleurs y jouaient régulièrement des chansons en français de Charles Aznavour. Comme vous le savez peut-être, le célèbre chanteur français était un fils de l’Arménie. J’ai, dès lors, eu un coup de foudre pour l’Arménie et son peuple, coup de foudre qui dure toujours.
Lors de mon séjour, j’ai été invité à visiter le Musée-institut du génocide arménien, qui surplombe la pittoresque plaine de l’Ararat et le majestueux mont Ararat, où l’arche de Noé se serait échouée. Le musée est un bâtiment impressionnant et d’une grande beauté qui rappelle aux Arméniens et au monde entier les atrocités commises contre ce peuple entre 1914 et 1923, soit pendant les dernières années de l’Empire ottoman, notamment le génocide de 1915. On dit qu’entre 800 000 et 1,5 million d’Arméniens vivant dans cette région du monde ont perdu la vie à cause de pogroms ou parce qu’ils ont été expulsés de force de leurs divers pays d’origine. Au cours des 20 dernières années, beaucoup de pays démocratiques en sont venus à reconnaître le génocide arménien.
En 2001, la France a adopté la Loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. En 2019, le président Macron a signé un décret faisant du 24 avril une journée annuelle de commémoration du génocide en France.
En 2004, la Chambre des communes a adopté une motion reconnaissant l’existence du génocide arménien de 1915 et a déclaré qu’il s’agissait d’un crime contre l’humanité.
L’Assemblée nationale du Québec a donné son appui unanime à toutes les motions relatives au génocide arménien depuis 1980, appui qui a culminé avec l’adoption de la Loi proclamant le Jour commémoratif du génocide arménien en 2003, qui fait du 24 avril un jour de commémoration du génocide au Québec.
Il y a près d’un an, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté une résolution pour reconnaître le génocide arménien, et le président désigné Joe Biden s’est engagé à le reconnaître.
Malheureusement, quand les Soviétiques ont tracé les frontières entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans les années 1920, la communauté arménienne située dans la région appelée le Nagorno-Karabakh s’est retrouvée dans ce qu’on appelait la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, où on lui a accordé le statut d’oblast, ou région, autonome en reconnaissance de son identité distincte principalement arménienne. Toutefois, cette région est entourée d’autres régions de l’Azerbaïdjan de l’Ouest, qui sont habitées par des Kurdes et des Azéris.
Au début des années 1990, alors que le régime soviétique s’effondrait, une guerre civile a éclaté entre l’armée azerbaïdjanaise et les Arméniens du Nagorno-Karabakh, qui étaient soutenus par l’armée arménienne. Elle s’est conclue par la victoire militaire des forces arméniennes. En 1994, quand un cessez-le-feu a été conclu, les forces arméniennes contrôlaient toute la région du Nagorno-Karabakh et l’ensemble des régions avoisinantes à l’ouest, ce qui représentait en tout environ 20 % du territoire azerbaïdjanais. En conséquence, entre 700 000 et 1 million de Kurdes et d’Azéris ont été déplacés de leur ferme, de leur village et de leur pays d’origine et se sont retrouvés en situation de réfugiés à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, et dans d’autres régions du pays. Certains observateurs internationaux ont qualifié cet événement de nettoyage ethnique.
Ces événements historiques et beaucoup d’autres événements qui touchent les groupes ethniques de cette partie du monde définissent ces derniers, la région ainsi que leurs relations avec les pays avoisinants. Par exemple, beaucoup d’Arméniens appellent les Azerbaïdjanais des « Turcs », et les discours haineux sont fréquents entre les deux groupes.
Après le cessez-le-feu de 1994, ce conflit a été largement oublié dans le monde, mais les tensions sont restées vives entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan; certains spécialistes parlent même d’un conflit « latent ». En réalité, un état d’hostilité permanent était présent des deux côtés du conflit. Malgré trois résolutions des Nations unies demandant que le contrôle des régions de l’Ouest de l’Azerbaïdjan soit rendu au gouvernement de Bakou ainsi que cinq propositions du Groupe de Minsk dirigé par la Russie, les États-Unis et la France, rien n’a changé.
Le 27 septembre 2020, les tensions persistantes ont éclaté en une nouvelle guerre civile dans plusieurs régions le long de la ligne du conflit. Cette fois, l’Azerbaïdjan disposait d’une force militaire supérieure, grâce aux recettes pétrolières qui lui ont permis d’acheter du matériel militaire de la Russie, d’Israël et de la France, entre autres fournisseurs d’armes. Plus tard, on a rapporté que du matériel militaire vendu par le Canada à la Turquie, un allié de l’OTAN, avait été installé dans des drones utilisés par les forces azerbaïdjanaises au cours de la guerre civile qui se prolonge.
Devant ce fait, le ministre Champagne a annoncé que le Canada suspendait les exportations de matériel militaire en Turquie, en attendant une enquête pour découvrir comment ce matériel canadien a pu se retrouver dans une zone de guerre civile.
Des sources crédibles ont aussi indiqué que la Turquie fournissait d’autres types de soutien au gouvernement de Bakou et qu’elle lui avait notamment fourni des mercenaires recrutés en Syrie, prêts à commettre des exactions, des gestes brutaux et même des meurtres à l’endroit des civils arméniens vivant dans l’Ouest de l’Azerbaïdjan, particulièrement dans les anciennes régions kurdes et azéries contrôlées par les forces arméniennes depuis 1994.
Le premier ministre Trudeau a demandé aux dirigeants de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan de réclamer un cessez-le-feu immédiat et la reprise des négociations. Par la suite, le ministre Champagne s’est rendu en Europe pour appuyer un cessez-le-feu et chercher à obtenir une intervention, surtout de la part des trois coprésidents du Groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l’OSCE, soit la France, les États-Unis et la Russie.
Signalons, au passage, que l’OSCE célèbre cette année le 30e anniversaire de l’adhésion à la Charte de Paris, qui a eu lieu en 1990. Elle s’est engagée à tenter une fois de plus d’amener les parties à régler le conflit qui les oppose depuis longtemps au sujet du statut du Nagorno-Karabakh.
Les gestes qu’a posés le gouvernement du Canada jusqu’à maintenant sont conformes à son engagement envers le multilatéralisme, le respect des principes de droit international, la résolution pacifique des conflits et le déploiement de forces neutres en cas de besoin.
Comme vous le savez, le 9 novembre — 10 jours après la présentation de la motion du sénateur Housakos et après 6 semaines de combats violents —, un accord de cessez-le-feu a été conclu entre les gouvernements de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, sous la supervision de la Russie. L’accord prévoit des opérations de maintien de la paix menées par la Russie pour préserver le cessez-le-feu, l’échange de prisonniers, de l’aide humanitaire et des négociations sur l’avenir du Nagorno-Karabakh.
Malheureusement, depuis le 27 septembre, trop de civils — hommes, femmes et enfants — des deux côtés du conflit sont morts ou ont été blessés. En outre, il y a eu beaucoup de destruction et des dizaines de milliers de personnes ont de nouveau été déplacées, cette fois-ci vers l’Arménie. Durant les pourparlers de paix, il faut tenir compte de la situation des civils déplacés et s’assurer qu’ils peuvent retourner en toute sécurité dans les parties du Nagorno-Karabakh où ils habitaient avant la guerre civile de 1990.
Le déplacement des groupes ethniques n’est pas une solution aux conflits. Il faudrait plutôt favoriser une approche qui mettrait fin à la haine et tiendrait compte des différences. Les canadiens savent qu’une société pluraliste et tolérante est viable et bénéfique pour tous ses membres.
Nous savons aussi que le conflit au Haut-Karabakh n’est pas seulement un conflit local. En fait, il a été exacerbé par des influences provenant des pays voisins, notamment la Turquie, l’Iran et la Russie, cette dernière ayant par ailleurs conclu un pacte de défense avec l’Arménie et constituant son principal fournisseur d’armes.
Contrairement à l’Iran et à la Russie, la Turquie est un pays allié du Canada en raison de sa participation à l’OTAN. En vertu de l’article 5 de ce pacte de défense, si la Turquie était attaquée, le Canada devrait venir à son aide — c’est dire comment nos liens sont forts.
Comme nous partageons avec les pays membres de l’OTAN le désir de protéger les libertés et la paix en Europe et partout dans le monde, le gouvernement du Canada et les autres pays membres de l’OTAN ne doivent pas hésiter à aborder avec le président Erdogan, le dirigeant d’un pays allié et ami, nos inquiétudes grandissantes face à certains gestes posés par son gouvernement, qui sont contraires aux principes qui nous unissent au sein de l’OTAN, comme celui de la préservation de la liberté et de la sécurité des peuples de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et de l’Europe, le tout en assurant le respect des principes de la démocratie, de la liberté individuelle et de la primauté du droit, ce qui inclut, par ailleurs, la liberté de presse, la liberté d’expression et la liberté d’association.
L’amitié commande parfois des échanges corsés, et notre alliance appelle à ce qu’un allié renonce à certaines ambitions pour le bien commun de l’ensemble de l’alliance.
L’OTAN doit aussi demander au gouvernement d’Ankara d’effectuer rapidement le rapatriement des combattants syriens. Le gouvernement du Canada doit s’assurer que les crimes de guerre qui ont été commis au cours des six dernières semaines, de part et d’autre, y compris l’utilisation d’armes non conventionnelles et l’usage de la torture, ne restent pas impunis. D’ailleurs, il est regrettable que ni l’Arménie ni l’Azerbaïdjan ne reconnaissent la compétence de la Cour pénale internationale.
Notre gouvernement doit aussi, par l’intermédiaire des organisations internationales, s’assurer que le corridor de Latchin reliant le Haut-Karabakh et l’Arménie est pleinement sécurisé par des troupes internationales, et que les monuments religieux et culturels de toutes les confessions se trouvant dans le Haut-Karabakh et le reste de la partie occidentale de l’Azerbaïdjan sont préservés, notamment sous la supervision de l’UNESCO.
Enfin, je crois que notre gouvernement doit s’engager à fournir sans délai de l’aide humanitaire, notamment aux réfugiés qui se trouvent désormais en Arménie.
En conclusion, contrairement au sénateur Housakos, je suis d’avis qu’une déclaration unilatérale de reconnaissance de la République d’Artsakh ne ferait qu’ajouter des difficultés plutôt que de contribuer à une sortie de crise, d’autant plus qu’aucune garantie internationale de reconnaissance de ce nouvel État n’est réalistement envisageable. Je rappelle qu’aucun pays n’a opté pour la reconnaissance que propose le sénateur Housakos, même pas l’Arménie ou la Grèce.
Il faut plutôt défendre une protection internationale du Haut-Karabakh par les voies que j’ai énoncées précédemment, et ce, en collaboration avec nos alliés et dans le respect des principes du droit international, y compris le droit à l’autodétermination des peuples et le droit à l’intégrité territoriale.
Merci. Shnorhakalut’yun. Tesekkür ederim.