L’honorable Michèle Audette : [Note de la rédaction : La sénatrice Audette s’exprime en innu-aimun.]
Merci beaucoup au peuple anishinabe. Enfin, chère amie, madame la sénatrice Julie Miville-Dechêne, c’est un message pour vous, mais surtout, je prends la parole dans cette Chambre pour parler d’un projet de loi qui est important pour certains, qui fait peur à d’autres, et qui fait tout cela en même temps pour moi. Ma collègue la sénatrice Senior l’a fort bien expliqué.
Je viens d’un monde où nous vivons en communauté isolée. C’est seulement l’avion qui nous y amène ou qui nous en sort. En hiver, c’est le skidoo, ou sinon, les routes de glace ou le train. Quand une petite initiative pourrait permettre de sauver une femme ou un homme, je dois bien réfléchir afin de m’assurer que cette initiative va bel et bien soutenir un individu ou une famille.
Pour moi, ce projet de loi est bien plus qu’un projet de loi; c’est une question de justice, une question de protéger des enfants, une famille ou une communauté. Chaque jour, on se rend compte que cette forme de violence est souvent dans l’ombre. Elle est souvent cachée ou invisible, même pour moi. C’est grâce à vous que j’ai appris à connaître ce mot. Avant cela, je normalisais cela ou j’appelais cela une forme de harcèlement.
Je viens d’un monde qui utilise une approche holistique, où il faut considérer tous les aspects, toutes les parties prenantes, et le contexte dans lequel on se retrouve, à savoir notre culture et notre façon de faire. Cependant, dans mon monde à moi, chez les Innus, on a fini par accepter ce comportement répétitif, cette forme de manipulation, ce harcèlement, ce contrôle, cette humiliation. On se dit : « Cela fait partie de la vie… », ou « Pourquoi est-ce que je dénoncerais? C’est fait comme cela. » Merci aux sénateurs et sénatrices qui l’ont bien expliqué dans leurs messages jusqu’à maintenant.
Parfois, cette violence sera physique, mais on n’entend pas beaucoup parler de cela. On parle plutôt d’une forme de contrôle coercitif, mais elle entre dans une famille. Quand je dis « physique », cela a un effet sur sa propre estime de soi, sur sa façon de vouloir se lever le matin et de se dire : « Est-ce que je mérite de vivre? Est-ce que je mérite tout ce qui m’arrive, ou est-ce normal? » Vous allez comprendre pourquoi je dis toujours « normal ».
Plusieurs d’entre vous ont parlé de leurs expériences personnelles lorsque vous étiez jeunes. C’est la même chose chez nous quand on voit la personne qu’on aime le plus — ma mère, dans mon cas — se faire contrôler par une personne de l’extérieur qui veut changer sa façon d’être et sa manière d’agir avec ses propres enfants et son environnement, au point où elle finit par dire : « C’est comme cela, la vie, ma fille. » Pourtant, je savais, au plus profond de moi-même, qu’elle avait peur. Elle se retrouvait dans le cycle de cette forme de violence, mais elle savait que ce n’était pas normal.
La communauté l’a vu. Les gens l’ont vu. Collectivement, on a normalisé cela. Pourtant, on savait qu’elle méritait mieux et aujourd’hui, on continue de croire qu’elle mérite mieux. On l’a observé, et je l’ai déjà dit, on s’est même senti impuissant à un certain moment. J’étais jeune. Je ne savais pas que j’avais droit de dénoncer, et si je l’avais fait, quelle aurait été la réponse? On n’avait même pas de vrais policiers dans la communauté. C’était des surnuméraires, des gens qu’on tapait sur l’épaule — car le conseil de bande a cette autorité — et à qui l’on disait : « Toi, tu deviens surnuméraire. » Pourtant, ils n’avaient pas de formation pour intervenir en matière de violence conjugale, de violence familiale, et encore bien moins cette violence qu’on appelle « contrôle coercitif ». Ce mot n’existait pas dans mon monde.
Lorsque j’ai regardé le projet de loi C-332, je me suis dit que nous avions une possibilité. Ce monde est imparfait. On voudrait changer le Code criminel non pas par petits bouts, mais par une grande révision, afin qu’il soit plus adapté à ce que nous sommes comme femmes, comme hommes et comme personnes en 2025. Hélas, c’est ce que nous avons comme société et comme démocratie : de petites perles à la fois.
Les mots sont importants pour moi; il faut mettre un mot sur cette violence invisible, qui va protéger ma mère, ces femmes, ces filles et ces petites filles, qui va briser une forme de cycle de violence que j’ai appelée plus tôt silencieuse. Nous avons entendu un homme se lever, un frère, un collègue, un sénateur, qui veut dénoncer avec nous plusieurs formes de violence que les femmes et les filles subissent partout au Canada.
Quand on va chez les Innus, on voit ce féminisme où les hommes font partie du problème, mais aussi de la solution. Nous les avons portés, nous les avons mis au monde. Nous voulons que ces hommes soient nos guerriers, nos protecteurs, qu’ils prennent soin de nous et qu’ils reprennent la place qu’ils ont perdue à cause du colonialisme. Rappelez-vous cette grande Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et l’appel à la justice no 5.3, où l’on demandait à tous les gouvernements, y compris au gouvernement fédéral, de réexaminer la question et de faire une grande réforme des lois qui touchent la violence sexuelle et la violence d’un partenaire intime, tout en tenant compte des perspectives féministes et des réalités des femmes et des filles autochtones.
Je pense que je vais pleurer, mais je suis capable d’être forte. Il y a un an, j’ai dû vous quitter, parce que j’ai reçu un appel qu’aucune mère ne voudrait recevoir. Mon fils était à l’autre bout du fil après avoir reçu un coup de couteau, en pensant qu’il était amoureux de la bonne personne. On l’avait vu changer, on l’avait vu diminuer, on l’avait vu s’écraser, on l’avait vu s’éteindre. On se disait que ce n’était pas normal. « Prends ta place, tu as le droit. Il y a des organismes pour toi, il y a des choses pour toi, tu as le droit de vivre. » Non, il n’écoutait pas. Il était pris dans cette façon de faire. Encore là, je ne connaissais pas le terme « contrôle coercitif », mais des amis ici — des avocats, des expertes, des féministes et des gens qui ont vécu la même chose — m’ont dit : « Voici ce que tu peux faire comme mère »; ce fut la même chose dans ma famille. J’ai tenu mon fils à l’autre bout de la ligne téléphonique et je lui ai dit : « Tu vas survivre, tu en es capable. »
Aujourd’hui, il se tient. Il est droit, il est fort. Il est en processus de guérison, mais cela nous a énormément bouleversés. En même temps, aujourd’hui, avec sa petite fille, on se dit toujours : « On va apprendre ces mots, on va changer les lois ensemble, on va les modifier, on va les brasser, on va les dénoncer. On va s’assurer que ce n’est pas juste pour toi, Uapin, mais pour tous ces hommes et toutes ces femmes qui n’ont pas eu la capacité, le courage ou la force de se rendre jusqu’ici. » Parce que du courage, c’est difficile d’en avoir quand on est pris dans cette violence.
Je vous dis tout cela du fond de mon cœur de maman passionnée — je pense que vous l’avez vu —, mais aussi convaincue de chaque petite perle qu’on peut faire pour sauver une vie ou plusieurs vies, de changer les mentalités, mais aussi qu’on pourrait donner la capacité aux policiers et policières de dire : « Oui, je peux agir. En ce moment, je n’ai pas de cadre qui me permet d’agir, de pouvoir soutenir les victimes et dire que nous avions remarqué qu’il y avait réellement un contrôle coercitif dans la famille, parce que ce n’est pas la première plainte qui est faite. » J’ai souvent entendu les policiers dire, pendant une grosse enquête : « Je n’ai pas de cadre juridique, donc je ne peux rien faire. » Même si vous essayez de les former comme un mouvement féministe, comme policiers, ils ne peuvent pas agir parce qu’ils n’ont pas de cadre juridique.
D’accord, les policiers chez les Autochtones, ce n’est pas toujours possible, et le système judiciaire n’est certainement pas facile non plus. Les preuves sont là; la surpopulation, l’incarcération, c’est incroyable : nous sommes les champions des statistiques.
Encore une fois, pour moi, c’est tolérance zéro; je dis non à la violence, à toutes les formes de violence. Je vais me battre, je vais combattre ou je vais mobiliser les gens pour faire en sorte que, lorsqu’on étudiera ce projet de loi, on fasse en sorte de tenir compte des angles morts, des endroits où l’on s’est fait dire de faire attention, car si on va vers cela, cela aura peut-être un impact dans une grande communauté de femmes, de femmes autochtones et ainsi de suite.
En même temps, il faut s’assurer qu’on le fait pour les bonnes raisons et qu’on va parler de sensibilisation, de formation et d’éducation; on ne peut pas le prendre juste comme cela, car ce projet de loi fait partie d’une approche holistique.
Comme mère et grand-mère, je veux faire partie de ce changement. J’espère donc qu’on va étudier le projet de loi en comité. Merci.