L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je vais parler brièvement d’un aspect du projet de loi C-59 — un des projets de loi omnibus d’exécution du budget du gouvernement. J’aimerais faire part de préoccupations soulevées par de nombreux intervenants au sujet d’une modification ajoutée à la section 6 de la partie 5 du projet de loi C-59, qui porte sur la Loi sur la concurrence.
Le projet de loi C-59 porte exécution de certaines dispositions du budget déposé le 28 mars 2023 et de l’Énoncé économique de l’automne de 2023. Cependant, ce projet de loi perpétue la mauvaise habitude du gouvernement d’inclure de nombreuses mesures non financières. Par exemple, la partie 5, intitulée « Mesures diverses », compte plus de 130 pages, dont deux nouvelles lois : la Loi concernant l’Agence canadienne de l’eau et la Loi sur le ministère du Logement, de l’Infrastructure et des Collectivités. Elle modifie également plus de 10 lois existantes, y compris la Loi sur la concurrence.
Le projet de loi C-59 propose des mesures concernant les affaires privées devant le Tribunal de la concurrence, par opposition aux procédures engagées par le Bureau de la concurrence. Il modifie aussi la Loi sur la concurrence afin d’ajouter une nouvelle pratique susceptible d’être examinée concernant les déclarations environnementales trompeuses relatives aux produits. Cette nouvelle interdiction visera les déclarations ou les garanties fausses ou trompeuses à propos d’avantages environnementaux d’un produit. Cette mauvaise pratique est appelée l’écoblanchiment.
Par exemple, pensons à Keurig, le fabricant de dosettes de café. En 2022, l’entreprise a dû payer un montant aux États-Unis et au Canada dans le cadre d’un recours collectif concernant des allégations selon lesquelles Keurig aurait fait de la publicité trompeuse en disant que ses dosettes K-Cup étaient recyclables. Keurig a donc dû payer 10 millions de dollars et doit maintenant suivre des restrictions en matière de publicité.
Conformément au paragraphe 236(1) du projet de loi C-59, le Bureau de la concurrence Canada — et éventuellement des acteurs privés — pourront engager des procédures au Canada devant le Tribunal de la concurrence en cas d’écoblanchiment de produits.
En cas de poursuite devant le Tribunal de la concurrence, il incombera au fabricant de prouver que les déclarations faites au sujet d’un produit se fondaient sur des épreuves suffisantes et appropriées.
Les amendements proposés par le gouvernement à la déclaration des avantages d’un produit pour l’environnement ont suscité de vives inquiétudes parmi les acteurs économiques, y compris la Chambre de commerce du Canada, l’Association de l’aluminium du Canada et l’Alliance Nouvelles voies, un consortium des plus grandes entreprises exploitant des sables bitumineux. Ces acteurs ne soutiennent pas qu’ils n’ont pas été consultés lors du processus prébudgétaire, mais plutôt qu’il s’agit d’un changement majeur dans le cadre réglementaire régissant la vente de leurs produits.
À mon avis, ils se plaignent des décisions politiques prises par le gouvernement après des années de consultation, comme l’a souligné plus tôt aujourd’hui la sénatrice Moncion dans son discours. J’accepte de telles décisions, y compris l’inversion du fardeau de la preuve pour le fabricant d’un produit qui doit démontrer qu’il a effectué les épreuves appropriées. Toutefois, ces mesures auraient dû faire partie d’un projet de loi distinct se rapportant exclusivement à la Loi sur la concurrence. Au lieu de cela, elles font partie d’un projet de loi omnibus, ce qui prive le Parlement du temps nécessaire pour examiner en profondeur les amendements proposés.
Ce qui est plus inquiétant, c’est l’ajout par la Chambre des communes d’une autre pratique interdite importante qui n’a pas été envisagée par le gouvernement et qui a été ajoutée un peu à la hâte au Comité permanent des finances de l’autre endroit. C’est ce qui s’est passé quand le projet de loi C-59 a été amendé par les partis de l’opposition lors de l’étude article par article au comité pour cibler les déclarations ou indications au sujet d’une entreprise ou d’une marque dans son ensemble concernant les avantages pour l’environnement.
Cet amendement propose de créer une nouvelle forme de comportement susceptible d’examen, défini comme suit :
[…] ou bien des indications sur les avantages d’une entreprise ou de l’activité d’une entreprise pour la protection ou la restauration de l’environnement ou l’atténuation des causes ou des effets environnementaux et écologiques des changements climatiques si les indications ne se fondent pas sur des éléments corroboratifs suffisants et appropriés obtenus au moyen d’une méthode reconnue à l’échelle internationale, dont la preuve incombe à la personne qui donne les indications; […].
Cet amendement trouve son origine dans un malentendu au sujet d’observations formulées par le commissaire de la concurrence devant le Comité des finances de l’autre endroit. Le Bureau de la concurrence l’a confirmé dans une lettre adressée au Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie :
La réalité est qu’une partie importante des plaintes reçues par le Bureau au sujet de l’écoblanchiment ne concernent pas les déclarations au sujet des produits, mais portent plutôt sur des déclarations environnementales plus générales ou prospectives concernant une entreprise ou une marque dans son ensemble (p. ex. des indications concernant le fait d’être « net zéro » ou la « carboneutralité d’ici 2030 »).
En conséquence, le Bureau de la concurrence a recommandé ce qui suit aux décideurs politiques :
Étudier si l’approche adoptée au paragraphe 236(1) concernant l’écoblanchiment pourrait être élargie pour englober toutes les déclarations environnementales faites pour promouvoir un produit ou un intérêt commercial.
Cela continue. C’est le Bureau du commissaire qui parle, et je cite :
Bien que nous ayons recommandé une étude plus approfondie, nous respectons la décision du Comité permanent des finances de la Chambre des communes d’apporter des modifications au paragraphe 236 sur cette question importante. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il a pris cette décision après avoir entendu les différents intervenants. Les modifications ont finalement été adoptées à l’unanimité par la Chambre des communes en troisième lecture le 28 mai 2024.
En d’autres termes, nous avons devant nous un projet de loi qui contient une modification importante de la Loi sur la concurrence qui n’a pas été présentée par le gouvernement et qui a été adoptée sans aucune consultation préalable des parties prenantes, alors que le commissaire invitait en fait les députés à étudier attentivement cette question et peut-être à y apporter une réponse.
Sans surprise, le Comité sénatorial des finances nationales, ainsi que le Comité des banques, ont reçu des mémoires au sujet de cette modification imprévue et ils ont entendu de nombreuses organisations qui se sont dites inquiètes de ce nouveau comportement susceptible d’examen et du caractère imprécis de l’expression « méthode reconnue à l’échelle internationale ». À cela s’ajoutent le fardeau de la preuve imposé aux entreprises et le risque lié aux parties privées.
Pendant l’étude article par article au Comité des finances nationales, la sénatrice Ross a proposé d’abroger les mots « obtenus au moyen d’une méthode reconnue à l’échelle internationale ». Après un débat respectueux, le comité a décidé de rejeter l’amendement et de plutôt inclure dans son 17e rapport, daté du 13 juin 2024, des observations pertinentes que je vais souligner et que je désire par la même occasion porter à l’attention du Bureau de la concurrence :
Le Comité souligne qu’une proportion significative d’acteurs industriels actifs au Canada ont fait de réels efforts pour soutenir le passage à une économie zéro émission nette et pour différencier leurs produits et leurs entreprises sur cette base. Ces efforts légitimes ne doivent pas être découragés ou entravés par crainte des conséquences involontaires de la poursuite d’actions d’écoblanchiment.
Votre comité estime qu’il est important que le Bureau de la concurrence procède à une consultation sérieuse afin d’établir des lignes directrices claires dans ce domaine, et que tout droit d’action privé soit éclairé par ces lignes directrices quant à ce qui peut être considéré comme trompeur dans le domaine de la protection de l’environnement.
En outre, bien que la section 236 (1) du projet de loi C-59 souligne l’importance d’une méthodologie internationalement reconnue pour justifier de telles affirmations, le Comité estime que l’analyse devrait aussi inclure les meilleures pratiques qu’elles soient fédérales, ou de partout ailleurs au Canada, telles que celles définies par Environnement et Changement climatique Canada.
Aujourd’hui, chers collègues, on nous demande d’adopter le projet de loi C-59 dans son ensemble, même s’il contient des changements importants à la Loi sur la concurrence pour lesquels il n’y a pas eu de consultation préalable par le gouvernement dans son processus prébudgétaire, ni par le Bureau de la concurrence. J’invite toutefois le ministre Champagne — qui est responsable de la Loi sur la concurrence —et le gouvernement à envisager des moyens de donner suite à nos observations, y compris d’éventuelles modifications législatives après de sérieuses consultations auprès des parties intéressées.
Enfin, j’exhorte le Bureau de la concurrence à respecter l’engagement pris dans sa lettre du 31 mai 2024, qui consiste à adopter une approche fondée sur des principes pour l’application des nouvelles dispositions. Cette approche devrait s’inspirer des observations formulées par le Comité sénatorial permanent des finances nationales et être élaborée à la suite d’un véritable processus de consultation auprès de toutes les parties prenantes.
Chers collègues, je vous remercie de votre attention. Meegwetch.