L’honorable Peter Harder : Merci, chers collègues. L’heure est tardive, mais le moment est venu.
Nous avons passé quelques semaines à pleurer la disparition de notre cher ami et collègue, le sénateur Ian Shugart. Nous nous souvenons d’Ian pour sa gentillesse, son dévouement au service public, sa foi profonde et son amour de la famille. C’était son essence même.
Quelques-uns d’entre nous, moi y compris, ont eu le privilège de s’entretenir avec lui dans les semaines qui ont précédé sa mort, et nous avons pu lui faire part personnellement de certains de ces sentiments. Au cours de ces conversations, Ian nous a transmis en retour beaucoup de sagesse, et il espérait pouvoir vous en faire bénéficier aussi.
À l’origine, c’est Ian qui devait prononcer ce discours, mais il est apparu que sa santé déclinante ne lui permettrait pas de le faire. Il m’a demandé de le lire pour lui. Hélas, le sénateur Shugart est décédé avant que nous ayons pu achever la version définitive.
Il est toujours risqué d’essayer de traduire dans ses propres mots les réflexions d’un autre. Il suffit de demander à tous ceux qui ont tenté de rédiger un discours pour le sénateur Shugart. Il y avait souvent peu de ressemblance entre les discours prononcés par Ian et les mots inscrits sur la feuille qu’il avait sous ses yeux. Même si son style était simple et direct, il s’exprimait d’une manière originale et pittoresque qui représentait bien l’homme qu’il était.
Maintenant que je vous ai mis en garde, je vais tâcher d’exprimer quelques-unes des dernières pensées de notre défunt collègue afin qu’elles soient inscrites au compte rendu. Avant son décès, Ian et moi avons beaucoup discuté et il m’a expliqué qu’il était convaincu que l’environnement politique actuel allait déboucher sur un moment charnière de notre histoire. Il voyait deux éventualités : soit nous allons succomber à la vague de polarisation qui a frappé un très grand nombre de pays dans le monde — ce qui, dans certains cas, a rendu le pays pratiquement ingouvernable —, soit nous trouverons un moyen de canaliser nos efforts vers des solutions d’avenir, ce qui pourrait faire du Canada un modèle dans un monde démocratique assiégé.
Les sénateurs se souviendront, car on en a même parlé cette semaine, que le sénateur Shugart a exhorté les membres de cette institution à faire preuve de retenue lorsqu’ils examinent les projets de loi provenant de l’autre endroit. Si nous allons trop loin en modifiant le projet de loi ou si nous le rejetons, nous risquons de mettre le Sénat en porte-à-faux avec les députés et, par le fait même, avec les citoyens qui les ont élus. Comme nous en avons discuté au cours de l’été, le sénateur Shugart voulait parler davantage de ce thème afin qu’il englobe tous ceux qui ont un rôle à jouer dans l’édification de notre pays — les gouvernements, mais également l’industrie, les membres de la société civile, les éducateurs et les électeurs eux-mêmes.
Lorsque l’intransigeance et les conflits sont à l’ordre du jour, le sénateur Shugart estimait que nous risquions de ne pas être en mesure de contrer efficacement les menaces contemporaines et existentielles qui pèsent sur la société. Si nous ne faisions aucun compromis, nous laisserions les solutions possibles avorter. Ian n’avait pas tendance à exagérer. Il gardait la tête froide et, malgré tout, il voyait autour de lui des preuves d’intransigeance, d’isolationnisme et de lignes dures qui rendaient presque impossibles les résolutions.
Il était préoccupé, par exemple, au sujet des États-Unis. La communauté internationale espérait que ceux-ci montrent l’exemple relativement à la guerre entre Israël et le Hamas, mais hélas, la Chambre des représentants était sans dirigeant et à la dérive parce qu’elle n’arrivait pas à s’entendre sur qui devrait la diriger. Ian aurait fait remarquer que les Américains, dont le pays se proclame, avec raison, le berceau de la démocratie moderne, ne semblent pas pouvoir trouver de terrain d’entente dans des dossiers tels que l’immigration, le contrôle des armes à feu ou l’avortement. Il voyait que les attitudes étaient dangereusement immuables, ce qui mène à des insultes, à des mauvais traitements, voire à de la violence.
Ces forces clivantes n’ont toujours pas créé de tel environnement au Canada, mais les fossés se creusent dans notre dialogue national, et la colère s’accumule ici aussi, comme en témoignent les injures lancées au premier ministre, dont les discours doivent parfois être annulés pour des raisons de sécurité. La même chose se produit dans les établissements d’enseignement supérieur, où l’on donne l’impression à des conférenciers qu’ils ne sont pas les bienvenus en raison du sujet de leur allocution.
Les partisans de la gauche se font qualifier de « gang woke » et ceux de la droite, de « rustres cupides » qui ne se soucient aucunement de l’environnement. Or, Ian était un homme axé sur les solutions, et il voulait que ce discours donne des exemples de la façon dont le Canada a surmonté les différences politiques par le passé.
Il a mentionné, par exemple, la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent, qui fait partie intégrante du bien-être économique du Canada et traite plus de 40 à 50 millions de tonnes de marchandises par an. Peu d’entre nous sont assez vieux pour s’en souvenir, mais l’idée de la voie maritime était loin de faire l’unanimité lorsqu’elle a été proposée pour la première fois. En effet, les gouvernements de l’Ontario et du Québec se sont opposés au projet à divers stades du processus, de même qu’un certain nombre d’associations ferroviaires et exploitants de ports du Canada atlantique. Toutefois, en 1945, les arguments en faveur de la prospérité de la voie maritime gagnent du terrain, au point que les Canadiens proposent de construire le projet même si les États-Unis n’y contribuent pas. Cette idée déclenche une nouvelle vague de soutien au Canada, et les États-Unis finissent par se joindre au projet. Au total, 22 000 personnes ont été employées pour construire la voie maritime, qui a été décrite comme une superautoroute de 3 700 kilomètres de long pour les cargos océaniques. Un projet tel que la voie maritime pourrait-il faire l’objet d’un accord aujourd’hui, compte tenu des batailles intergouvernementales sur les oléoducs, les barrages et d’autres projets intergouvernementaux? La question mérite d’être posée.
Plus récemment, l’ancien premier ministre Paul Martin et les dirigeants provinciaux et territoriaux du Canada ont signé un accord décennal de 41,3 milliards de dollars pour renforcer le système de soins de santé. L’accord de 2003 prévoyait de réduire les délais d’attente pour les chirurgies, d’améliorer l’accès aux soins primaires et aux soins à domicile et de créer une stratégie de gestion des ressources humaines en santé. En contrepartie de la contribution fédérale, les provinces ont accepté d’établir un délai fixe dans lequel certaines chirurgies doivent être faites.
Les objectifs nationaux étaient et sont toujours des questions hautement politisées pour les gouvernements. Lorsque le gouvernement ne réussit pas à les atteindre, il risque de perdre l’appui populaire. En tant que sous-ministre adjoint à Santé Canada à l’époque, le sénateur Shugart a sûrement pu constater directement ces risques et apprécier les sacrifices faits par les deux camps pour parvenir à ce compromis. Il comprenait également sans doute que certains estimaient que l’accord allait trop loin, tandis que d’autres auraient souhaité voir plus de conditions rattachées à l’argent. Mais c’est justement la beauté de la chose. On est parvenu à un accord malgré ces réserves. Nous n’avons pas laissé le mieux être l’ennemi du bien, du moins pas dans ce cas.
Un tel accord serait-il possible en 2023? Alors que le Canada et le monde sont aux prises avec des défis tels que les changements climatiques, les changements démographiques et les menaces envers la démocratie, il convient que nous nous demandions si nous avons ce qu’il faut pour forger des compromis et trouver des solutions à ces défis.
Par exemple, comment les Canadiens réagiront-ils si l’Alberta va de l’avant avec son projet de se retirer du Régime de pensions du Canada? Les tensions régionales feront-elles en sorte qu’il sera impossible pour les futurs gouvernements nationaux de trouver des mesures pour lutter contre les changements climatiques? Et que dire du recours à la disposition de dérogation? Connaîtrons-nous un avenir où l’on invoque fréquemment la disposition pour supplanter les protections garanties par la Charte canadienne des droits et libertés afin qu’un parti politique ou un autre puisse gagner la faveur d’une partie de l’électorat?
Les mots d’ordre qui ont guidé la carrière d’Ian dans la fonction publique étaient « jugement », « compromis » et « inclusivité ». Dans un pays aussi vaste et diversifié que le nôtre, de quels autres mots disposons-nous si nous voulons faire avancer les choses? Ian aurait su que notre pays est trop grand et notre population, trop variée, pour que chacun obtienne ce qu’il veut.
Ian ne me l’a pas dit directement, mais je sais qu’il pensait que le rôle des législateurs est de transformer des points de vue et des désirs disparates en quelque chose de cohérent qui profite à l’ensemble. L’autre option consiste à favoriser un segment étroit de la société qui pourrait permettre à un parti d’obtenir assez de sièges pour gouverner, mais qui ne refléterait pas les désirs et les besoins des autres segments.
Mon ami lord Hennessy, le célèbre historien anglais, a écrit : « Notre système se fonde sur les convenances. Sans elles, il cesserait d’exister. » Honorables sénateurs, ces mots méritent réflexion. Lors de l’une de nos dernières conversations, le sénateur Shugart a mentionné qu’il souhaitait lancer un dernier appel à la civilité aux candidats qui se présenteront aux prochaines élections.
Ian ne faisait pas preuve d’un optimisme béat. Après tout, il avait déjà travaillé comme adjoint politique. Les campagnes électorales sont énergiques, bruyantes et parfois houleuses. C’est normal. Convaincre les électeurs qu’on a les meilleures idées nécessite souvent un débat bruyant et enthousiaste au cours duquel il faut montrer aux gens que l’on a des convictions. Les élections sont également l’une des rares occasions où on peut se faire écouter par de nombreux Canadiens. C’est un moment où les idées doivent être bien exprimées, disséquées et évaluées. Plus nous perdons de temps dans les débats avec des injures, des demi-vérités et de la diffamation, moins nous avons de temps pour parler de sujets plus importants. En outre, avec la diminution du nombre de médias traditionnels pour couvrir le débat et l’augmentation du nombre d’acteurs qui veulent le manipuler, il est devenu essentiel pour les politiciens d’agir avec sincérité et civilité. Ne pas le faire flouerait les Canadiens qui méritent un débat aussi honnête et éclairé que possible.
J’aimerais conclure en disant que Ian croyait que servir au Sénat était un privilège. Il fondait de grands espoirs dans une manière plus indépendante et moins partisane de faire les choses, ainsi que dans le fait que nous puissions servir d’exemple à d’autres. En ce qui me concerne, je vais tenter de rendre hommage à sa mémoire en poursuivant ces objectifs et, grâce à votre aide, je crois que nous pourrons rendre le Sénat meilleur en hommage à la mémoire de Ian. Merci.