L’honorable Pierre J. Dalphond propose que le projet de loi S-264, Loi instituant la Journée internationale pour la coopération et la justice fiscales, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour vous présenter le projet de loi S-264, instituant la Journée internationale pour la coopération et la justice fiscales.
Une journée internationale de plus, pensez-vous peut-être. Certes; pourtant, parmi plus de 200 journées internationales reconnues par les Nations unies, aucune n’a de lien — de près ou de loin — avec la question fiscale.
Il me semble utile de réparer cet oubli pour deux raisons. Premièrement, l’impôt et les taxes sont des composantes cruciales du contrat social dans toutes les sociétés du monde et ils représentent, bien souvent, la plus importante dépense dans le budget des citoyens. Il me semble donc important de lui consacrer un jour dans l’année où l’on réfléchit collectivement sur son importance, son utilité et son efficience dans nos sociétés.
Deuxièmement, qu’il s’agisse des Pandora Papers, des Paradise Papers ou des Panama Papers, des sociétés multinationales profitant de la double non-imposition, du commerce électronique qui réussit trop souvent à échapper à sa juste part d’impôt ou des paradis fiscaux, l’actualité nous rappelle très régulièrement les scandales fiscaux qui continuent de se produire et à quel point ceux-ci altèrent la confiance des citoyens dans leurs institutions.
En effet, chacun conviendra que tous ces scandales ont fait naître un besoin grandissant de coopération entre les pays et les autorités fiscales et de justice fiscale partout dans le monde, et particulièrement au Canada.
Le concept de justice fiscale est évolutif en fonction des époques et des régions du monde et il peut varier selon le type d’impôt, sa fonction, son contour, son assiette et son acceptation par la population. Toutefois, quelle que soit sa définition, le besoin de justice fiscale est aussi ancien que la fiscalité elle-même. L’histoire, et ses différentes révolutions fiscales, montre d’ailleurs que s’il existe une forme de fiscalité, elle doit être juste.
La justice fiscale est si importante que plusieurs pays, dont la France et l’Italie, ont élevé la notion de « juste part d’impôt » comme une loi intégrée dans leur Constitution.
La justice fiscale est au centre de la fiscalité canadienne. Par exemple, dans son récent budget de 2023-2024, les notions de juste part d’impôt et de juste imposition des contribuables, des sociétés et des entreprises numériques sont présentées comme une priorité de notre gouvernement.
Comme l’a aussi rappelé très justement le sénateur Downe le 18 avril dernier lors de son discours sur le projet de loi S-258, au-delà des pertes d’argent considérables pour les autorités fiscales, tout cela est également injuste pour ceux qui respectent les règles et se font duper par ceux qui contournent le système.
En tant que parlementaires, il est de notre responsabilité de nous assurer que les personnes vivant au Canada et les sociétés exerçant des activités au Canada s’acquittent de leur juste part d’impôt. Cela exige un degré important de coopération entre les pays et l’adhésion à des règles fiscales internationales qui sont justes pour tous.
C’est d’ailleurs à la fois au titre du non-respect des règles applicables et du sentiment d’injustice du point de vue moral que nos sociétés s’élèvent — à tort ou à raison — contre l’injustice fiscale.
La fiscalité sans justice fiscale ne peut donc pas perdurer. Cependant, cela ne s’arrête pas là. De nos jours, dans notre monde ultra relié avec l’avènement d’Internet, la fiscalité doit se munir d’une coopération fiscale internationale pour exister de manière juste et efficace. La fiscalité étant l’une des composantes de la souveraineté des États, c’est donc à eux qu’il revient de décider — ou non — de coopérer.
La coopération fiscale internationale comporte plusieurs avantages pour les pays. Par exemple, en coopérant entre eux, les pays ont réussi à mettre fin au secret bancaire au cours des 10 dernières années et, ainsi, à freiner de manière importante l’évasion fiscale internationale.
La coopération fiscale internationale peut aussi aider les pays à mieux administrer leur régime d’imposition en échangeant et en partageant des méthodes, des systèmes et des connaissances en matière de fiscalité, notamment sous l’égide de l’OCDE, dont plusieurs rapports traitent de ce sujet.
Surtout, la coopération fiscale internationale est cruciale pour faire face à la concurrence fiscale internationale. En effet, certains États mènent de véritables guerres fiscales pour attirer le capital et les investissements, mais cela se traduit aussi par l’érosion des assiettes fiscales des autres pays.
Pendant bien longtemps, les régimes fiscaux ont été établis par les États sans considération aucune pour les conséquences que cela pouvait avoir en dehors de leurs frontières.
Or, au fil des années, la mondialisation de l’économie, la libéralisation des échanges — à commencer par les capitaux et la dématérialisation des activités — ont changé la donne. Les États sont devenus parties prenantes de la compétition économique mondiale et la concurrence fiscale est devenue une arme.
Si les mouvements de capitaux à travers le monde ont toujours existé, c’est la facilité et la rapidité avec lesquelles ils s’effectuent qui sont désormais un enjeu.
En effet, des sommes considérables peuvent être transférées d’un simple clic d’un bout à l’autre du monde, sans traçabilité et sans contrôle à l’entrée ou à la sortie.
Au bout du compte, ce sont les budgets nationaux qui en font les frais, en percevant moins de ressources financières pour investir dans nos services publics et sociaux ou dans l’accompagnement de notre société pour ce qui est des changements climatiques, par exemple.
Autre conséquence notable : pour continuer d’offrir un niveau de services suffisant, avec des ressources en moins, la charge fiscale est répartie différemment parmi les contribuables restants. Cela peut se traduire par des augmentations d’impôts directs ou indirects.
Par ailleurs, l’absence de coopération fiscale touche en priorité les pays en développement. Pour demeurer attractifs et recevoir des investissements étrangers, les pays les plus fragiles sont parfois contraints de sacrifier leur droit à taxer les activités qui ont lieu sur leur territoire.
Ce sont là autant de ressources en moins pour des États déjà lourdement endettés et qui ont, en outre, souvent bien du mal à fournir des infrastructures et des services suffisants à leur population.
On le voit : tous les États sont tributaires du cadre juridique et fiscal de leurs semblables. Cette interdépendance devrait ainsi faire prendre conscience à tous les pays de la nécessité de coopérer. Il n’y a pas de gagnants à long terme dans cette compétition fiscale; il n’y a que des perdants entre les États. Tous les États ont beaucoup à gagner s’ils coopèrent. L’objectif n’est pas de brider les acteurs économiques publics ou privés, mais d’instaurer des règles du jeu pour concilier les différents intérêts.
Certes, l’enjeu n’est pas simple dans une économie mondialisée, financiarisée et parfois considérée comme sans frontières, car en même temps, les enjeux et les outils fiscaux, eux, sont rattachés aux États et à des frontières. Il faut donc s’en remettre au bon vouloir de chaque État de participer à un mouvement collectif sans qu’il considère y perdre un avantage.
Malgré les difficultés inhérentes à la coopération fiscale internationale, les choses avancent et il faut s’en réjouir. On assiste — sans doute grâce aux pressions des opinions publiques, à une certaine volonté politique des dirigeants et à des affaires médiatiques retentissantes — à une succession d’initiatives à la fois bilatérales et multilatérales. Je veux ici mettre de l’avant quelques initiatives multilatérales, car elles sont plus larges et plus susceptibles de jouer un rôle d’entraînement global pour la communauté internationale.
De nombreuses initiatives ont été prises ces dernières années, notamment sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques, ou l’OCDE, en vue d’améliorer la transparence et la coopération fiscales, de lutter contre la fraude et d’établir des règles d’harmonisation fiscale pour une plus grande justice fiscale. Depuis 2009, sous le mandat du G20 et depuis que le G20 a déclaré la fin du secret bancaire, l’OCDE travaille au sein du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, qui est composé de 168 États et pays, sur la mise en œuvre de normes internationales conçues pour mettre fin aux problèmes liés à l’évasion fiscale, aux paradis fiscaux, à la double imposition et au blanchiment d’argent.
En 2012, les États membres de l’OCDE et du G20 ont adopté un plan d’action visant à freiner l’érosion de l’assiette fiscale et le transfert de bénéfices. Ce plan cherche à empêcher les stratégies d’optimisation fiscale des entreprises qui profitent du manque d’harmonisation et de coopération fiscales internationales.
Parmi les réalisations de ce plan, je souligne la création, en 2016, de la Plateforme de collaboration sur les questions fiscales, une initiative conjointe de l’OCDE, du Fonds monétaire international, du Groupe de la Banque mondiale et des Nations unies. Cette plateforme est remarquable à deux égards. D’une part, elle permet à ces quatre organisations d’échanger plus facilement des informations sur leurs activités opérationnelles. D’autre part, elle facilite la prestation d’aide technique aux pays en développement qui cherche à renforcer leurs capacités et à avoir une plus grande influence sur l’élaboration des règles internationales.
En 2019, l’OCDE a proposé des règles pour la mise en place d’un impôt minimum mondial sur les bénéfices des entreprises. En juillet 2021, 130 pays ont accepté cette norme, qui devrait entrer en vigueur en 2024.
Un siècle plus tôt, les circonstances semblaient tout aussi opportunes pour que les États mettent en place la première harmonisation de la fiscalité internationale après la Première Guerre mondiale. En effet, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les belligérants étaient tous aux prises avec un coût de la dette et des coûts de reconstruction particulièrement élevés. Les gouvernements ont largement eu recours à l’augmentation de la fiscalité directe, ce qui a provoqué une fuite de capitaux.
En l’absence de transmission d’informations fiscales entre les administrations des États, il est toutefois facile d’échapper à l’impôt. Par ailleurs, les entreprises multinationales qui réalisent des bénéfices dans plusieurs pays sont soumises à une imposition multiple. Une collaboration à plus grande échelle semble donc nécessaire non seulement pour réduire les effets de la double imposition, mais aussi pour mettre fin à l’évitement de la taxe à l’exportation.
La conférence de Gênes de 1922, à laquelle participaient 34 pays, a lancé le mouvement de collaboration multilatérale en matière fiscale. Sous la pression des gouvernements français et belge, une résolution a été adoptée pour créer le premier comité fiscal international permanent sous les auspices de la Société des Nations, dont le sénateur Dandurand était, incidemment, le deuxième président. Ce comité, appelé Comité sur l’évasion fiscale et la double imposition, s’est attaqué pour la première fois aux deux problèmes, soit la fraude fiscale et la double imposition, de façon conjointe.
A l’époque, le président italien du comité a rappelé l’objectif vaste et ambitieux qui était poursuivi, soit celui de parvenir à un accord qui « ferait éventuellement l’objet d’une convention internationale ».
Fait intéressant, le comité a tenu sa première réunion le 4 juin 1923, il y a un peu plus de 100 ans. C’est pourquoi le projet de loi à l’étude propose que le 4 juin soit désigné « Journée internationale pour la coopération et la justice fiscales ».
Un siècle après le lancement des travaux de ce comité fiscal international, la question demeure brûlante. L’instauration d’une Journée internationale pour la coopération et la justice fiscales permettrait de débattre de cette question majeure afin d’améliorer sans cesse nos règles fiscales communes, et ce, de manière constructive, sans attendre que des scandales retentissants se produisent.
Le Canada est un acteur important de la réforme fiscale internationale. Notre pays occupe une place éminente à la table des négociations dans ses relations bilatérales ou multilatérales au sein de grandes organisations internationales comme les Nations unies, l’OCDE, le G7 et le G20.
Je propose, avec ce projet de loi, que le Canada soit le premier pays à proposer aux Nations unies l’instauration d’une telle journée, et qu’il continue d’être en première ligne pour ce qui est de cet enjeu si important pour la stabilité et la justice à l’échelle de la planète.
Bien que je porte ce projet de loi seul devant vous aujourd’hui, je le fais comme porte-parole de nombreux acteurs, organisations ou personnalités influentes, qui sont tous engagés dans cette noble cause. Je songe, bien sûr, à Brigitte Alepin, fiscaliste reconnue au Québec et ailleurs dans le monde, mais aussi à l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec, à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal, au Consortium international des journalistes d’enquête, ou encore à des personnalités comme Pascal Saint-Amans, ancien directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE.
Votre Honneur, chers collègues, en plus des normes juridiques contraignantes absolument indispensables pour assurer la coopération et la justice fiscales, il est aussi nécessaire de lancer des initiatives plus symboliques qui œuvrent à une plus grande prise de conscience des opinions publiques. Soyons aussi ambitieux qu’exigeants en matière de coopération et de justice fiscales que l’étaient nos ancêtres, comme le sénateur Dandurand, il y a plus de 100 ans.
Je vous remercie de votre attention. Meegwetch.
Des voix : Bravo!