L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, j’imagine que le moment est venu pour moi de prendre la parole, puisque les discours précédents mènent à ce que je vais dire. Je devrais peut-être dire : « C’est au tour du juge. »
Honorables sénateurs, aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867, les deux Chambres doivent s’entendre sur le libellé d’un projet de loi avant que ce dernier puisse être envoyé à Rideau Hall pour la sanction royale en vue de son entrée vigueur.
Lorsque les deux Chambres travaillent de façon réellement indépendante, il est possible que la Chambre à laquelle est renvoyé un projet de loi après son étude dans la Chambre d’où il émane arrive à la conclusion, après son étude, que le projet de loi doive être amendé.
Évidemment, le Règlement du Sénat contient des dispositions qui s’appliquent dans une telle situation. Celles-ci se trouvent au chapitre 16, intitulé « Messages au Sénat et rapports avec la Chambre des communes ». Le Règlement parle des échanges de messages entre les deux Chambres et de la façon de traiter ces messages.
Vous le savez, nous avons apporté 26 amendements au projet de loi C-11 adopté par la Chambre des communes et nous avons envoyé un message à l’autre endroit pour l’en informer. Le gouvernement a passé en revue ces amendements et a proposé d’en adopter 18 tel quel et 2 avec des modifications et de rejeter les 6 autres. Après délibération, la majorité des députés — les élus de trois partis — ont accepté la proposition du gouvernement minoritaire et un message a été envoyé au Sénat pour nous en informer.
Dans une telle situation, l’article 16-3(2) prévoit que le Sénat peut accepter le message de la Chambre des communes ou insister — je le répète, insister —, sur un ou plusieurs de ses amendements, malgré le rejet initial de ceux-ci par la Chambre. À mon avis, le Sénat ne devrait insister sur un amendement rejeté que dans des circonstances très précises, compte tenu du rôle de chaque Chambre et de la relation qu’elles doivent entretenir en vertu de la Constitution.
En d’autres termes, à ce stade-ci du processus parlementaire, nous devons adopter une approche fondée sur des principes et ne pas nous fier à nos opinions politiques, économiques, sociologiques, ou autres, sur le projet de loi.
En ce qui concerne le rôle du Sénat dans notre démocratie, la Cour suprême du Canada a déclaré dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat qu’en vertu de la Constitution, notre rôle était celui d’un « organisme législatif complémentaire chargé de porter un second regard attentif aux projets de loi. »
La Cour en est arrivée à cette conclusion parce qu’en vertu de la Constitution, les députés doivent être élus, tandis que les sénateurs sont nommés par la Couronne. Ainsi, seuls les députés sont tenus de rendre des comptes aux électeurs sur les projets de loi que le Parlement est susceptible d’adopter.
Dans un article détaillé sur le sujet, publié en 2019 dans le National Journal of Constitutional Law, le sénateur Harder a écrit que le Sénat doit :
[faire] preuve de retenue par rapport aux projets de loi mettant en œuvre la plateforme électorale du gouvernement lorsque ceux-ci ont reçu l’aval de la Chambre des communes, conformément aux principes sous-jacents de la Convention de Salisbury (ce qui n’exclut aucunement des amendements qui amélioreraient le projet de loi).
— et —
[…] comme le veut la tradition, qu’il respecte la volonté de la Chambre lorsque celle-ci a refusé, modifié, ou adopté certains amendements du Sénat, mais pas tous; […]
Je suis d’accord. Je suis toujours d’accord avec le sénateur Harder. S’il en était autrement, on se trouverait à remplacer notre démocratie par une oligarchie dont les membres sont nommés. Ainsi, les opinions politiques d’un sénateur indépendant ne devraient pas être une raison suffisante pour insister sur l’adoption d’un amendement. De plus, selon notre Constitution, les tribunaux sont les arbitres ultimes dans les débats sur l’étendue des droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés ou sur la répartition des pouvoirs entre le Parlement du Canada et les provinces. C’est pour cette raison que, lorsque l’étendue des droits garantis par la Charte n’est pas clairement établie, nous devons nous adresser aux tribunaux pour qu’ils rendent une décision à ce sujet. Par ailleurs, les cas où nous devrions insister sur un amendement parce qu’il correspond à l’idée que nous nous faisons de l’étendue du droit en question sont rares, voire inexistants.
À l’occasion de l’étude du projet de loi C-45 sur la légalisation du cannabis, et après avoir consulté de nombreux précédents et lu beaucoup d’auteurs, j’ai offert une grille d’analyse en cinq questions que je me permets de reprendre.
Premièrement, le rejet d’un amendement, s’il est accepté, entraînera-t-il l’adoption d’une loi qui constituera une violation manifeste ou très probable de la Constitution ou de la Charte des droits et libertés? Si la réponse n’est pas évidente, il faut laisser aux tribunaux la mission de répondre à cette question.
Deuxièmement, l’objet du projet de loi a-t-il été un enjeu de la campagne électorale pour le gouvernement, ou s’agit-il plutôt d’une question extrêmement controversée pour laquelle le gouvernement n’a pas reçu de mandat lors des dernières élections?
Troisième question : la preuve faite devant les Chambres démontre-t-elle que les assises pour rejeter un amendement sont clairement mal fondées et que le message reçu est manifestement déraisonnable sur ce point?
Quatrième question : le rejet de l’amendement démontre-t-il que la majorité des députés veut porter atteinte aux droits d’une ou de plusieurs minorités? Démontre-t-il un mépris des droits linguistiques ou favorise-t-il une région au détriment d’une autre?
Cinquième et dernière question : le message de la Chambre des communes écarte-t-il un amendement visant à prévenir des préjudices imprévisibles et irréparables à l’intérêt national?
À mon avis, vu la réponse aux cinq questions que je viens d’énumérer, le message concernant le projet de loi C-11 ne justifie d’insister sur aucun des amendements rejetés. En réponse à la première question, je ferai remarquer que le rejet d’aucun des six amendements n’entraînera de violation manifeste de la liberté d’expression. Je reconnais que Michael Geist, un expert du droit d’Internet de l’Université d’Ottawa, exhorte le Sénat à insister sur l’amendement lié au contenu généré par les utilisateurs. Dans sa lettre d’opinion publiée le 11 avril dans le Globe and Mail, M. Geist dit :
Les pouvoirs de réglementation conférés par le projet de loi C-11 risquent de mener à la rétrogradation de contenu généré par les utilisateurs dans le fil des abonnés, rendant ces voix plus difficiles à trouver.
Toutefois, dans la même lettre d’opinion, M. Geist confirme que le projet de loi C-11 ne censurera personne.
Le débat sur le projet de loi C-11 se caractérise par un discours survolté dans les deux camps : certains soutiennent que le projet de loi n’aura pas d’incidence sur le contenu généré par les utilisateurs alors qu’il est évident qu’il en aura, tandis que d’autres insistent pour dire qu’il censurera ce que les Canadiens peuvent dire en ligne, alors que ce n’est pas le cas.
En ce qui concerne le rejet de l’amendement proposé par les sénatrices Simons et Miville-Dechêne, une chose importante à considérer, selon moi, est que tout éventuel règlement du CRTC régissant le contenu des médias sociaux devra d’abord franchir les étapes d’un processus officiel — comme nous en informe le sénateur Cardozo — qui prévoit notamment la publication du projet de règlement de même que des occasions, pour les parties intéressées, de faire valoir leur point de vue.
Il y a aussi un niveau supplémentaire de surveillance du fait que le gouverneur en conseil peut donner des instructions au CRTC et que celles-ci doivent être d’application générale. Ces balises nous protègent contre les propositions sur la liberté d’expression qui pourraient aller trop loin. De plus, tous les règlements à venir devront se conformer à la Charte canadienne des droits et libertés et seront sujets à contestation devant un tribunal fédéral. Les tribunaux fédéraux seront toujours là et continueront de former un rempart supplémentaire pour la protection des droits. J’en conclus donc que le rejet des six amendements ne constitue pas une violation claire de la Charte.
Passons à la deuxième question : ce projet de loi aborde-t-il un sujet extrêmement controversé à propos duquel le gouvernement n’a pas reçu mandat d’agir? La réponse est bien évidemment non. Le projet de loi C-11 figurait dans la plateforme électorale d’au moins trois partis politiques aux deux derniers scrutins et, dans le contexte minoritaire qui est le nôtre, il a été adopté par une majorité de députés représentant ces trois partis.
Ma troisième question porte sur les données et la documentation fournies aux deux Chambres : permettent-elles d’établir de manière non équivoque que le rejet de tel ou tel amendement est manifestement déraisonnable? En fait, ce serait même le contraire. Selon ce qu’on en sait, les principales parties intéressées approuvent le gouvernement d’avoir rejeté le plus important des amendements à avoir été mis de côté.
Après avoir reçu le message du Sénat, le gouvernement a répondu que l’amendement en question l’empêcherait de mener des consultations publiques et de donner des instructions au CRTC afin qu’il définisse adéquatement la porte des règlements encadrant les composantes des réseaux sociaux ayant trait aux programmes commerciaux et pourrait empêcher le système de radiodiffusion de s’adapter aux changements technologiques à venir.
En outre, je note que la position privilégiée par l’autre endroit, telle qu’elle a été proposée par le gouvernement, est soutenue par la Coalition pour la diversité des expressions culturelles (CDEC). Située à Montréal, cette organisation représente 360 000 créateurs francophones et anglophones et 2 900 entreprises du milieu culturel canadien.
Le 31 mars dernier, après l’adoption par les députés du message proposé par le gouvernement, le coprésident de la CDEC, Bill Skolnik, a déclaré ceci, et je cite :
Dans un climat acrimonieux et marqué par la désinformation, nous saluons le travail et le courage des élu(e)s qui, depuis deux ans, appuient sans relâche le secteur culturel et veillent à la pérennité de notre souveraineté culturelle.
Hélène Messier, coprésidente du même organisme, a pour sa part indiqué ce qui suit, et je cite :
Au cours des derniers mois, les sénateurs et sénatrices se sont livrés à une analyse rigoureuse du projet de loi, lui apportant certaines améliorations. Nous saluons leur travail, mais les invitons aujourd’hui à prendre acte des décisions des élu(e)s et à faire cheminer, le plus rapidement possible, le projet de loi dans son état actuel vers la sanction royale.
Enfin, l’Association des professionnels de l’édition musicale du Québec a déclaré ce qui suit dans un communiqué de presse :
Les députés ont accepté certaines améliorations proposées par le Sénat, tout en rejetant certains amendements rédigés de manière problématique […]
Donc, dans ce cas-ci, la preuve n’indique pas que la position du gouvernement n’est pas soutenue.
Je passe à la quatrième question. Le rejet de certains amendements est-il indicatif d’un mépris à l’égard de groupes minoritaires, de droits linguistiques ou d’une région? Manifestement pas. Le but de ce projet de loi est de favoriser l’expression des groupes minoritaires et de leur accorder une place dans le monde des médias virtuels.
Enfin, la Chambre a-t-elle rejeté un amendement du Sénat visant à prévenir des torts irréparables à l’intérêt national? Rien dans ce que j’ai entendu ne me permet de conclure que l’on pourrait répondre oui pour l’un ou l’autre des six amendements. Rien ne permet d’affirmer que l’adoption de ce message causerait des torts irréparables à l’intérêt national.
En somme, notre rôle constitutionnel consiste aujourd’hui à accepter ce message et à renvoyer le projet de loi C-11 à Rideau Hall pour qu’il reçoive la sanction royale.
Merci beaucoup. Meegwetch.
L’honorable Andrew Cardozo : J’ai une petite question. Merci, sénateur Dalphond. Vos explications, ainsi que celles du sénateur Cotter, sont très intéressantes. Toutefois, vous avez tous les deux mentionné qu’il fallait adopter ce projet de loi même si on ne l’aime pas et que cette pilule est dure à avaler. Que faire alors si l’on est satisfait du message de la Chambre des communes? Est-il toujours approprié de le soumettre au vote? Ne vaudrait-il pas mieux éviter toute cette discussion très intéressante?
Le sénateur Dalphond : Je suppose que c’est un peu comme dans les tribunaux. Le premier critère est celui de l’impression générale. Si elle est bonne, je suis porté à favoriser la réponse. Toutefois, ce n’est pas le critère à appliquer dans ce cas.
Ce qui importe dans le cas présent, c’est de respecter ce que nous dicte notre rôle constitutionnel pour faire suite à ce message. Certains aiment le message, d’autres non, mais ce n’est pas la réponse à fournir.
La réponse à fournir est de déterminer si, après analyse, nous avons l’autorité constitutionnelle de dire non et d’insister sur un ou plusieurs amendements. La réponse, comme j’ai tenté de l’expliquer dans mon discours, est qu’il n’y a aucune raison qui justifie d’insister sur l’un ou l’autre des six amendements rejetés. Merci.