L’honorable Andrew Cardozo : Honorables sénateurs, c’est un véritable plaisir pour moi de parler du projet de loi C-11 à l’occasion de son retour devant le Sénat. Ce texte législatif tombe à point et il est nécessaire, car il actualise la Loi sur la radiodiffusion, qui a été adoptée il y a plus de 30 ans, en 1991, c’est-à-dire à une époque où Internet en était à ses balbutiements et où la programmation n’était pas encore dans l’air du temps. Pour avoir travaillé avec la loi de 1991 il y a de nombreuses années, quand j’étais commissaire au CRTC, je suis très bien placé pour vous dire qu’elle a besoin d’être mise à jour.
A cette étape-ci, notre tâche consiste à étudier les 26 amendements proposés par le Sénat et les 20 auxquels la Chambre des communes a donné son aval plus tôt ce mois-ci. Selon moi, c’est beaucoup, 26 amendements. Cela dit, la Chambre a approuvé 77 % de ce que lui proposions.
Quelle que soit l’issue du vote au Sénat, le processus auquel a été soumis ce projet de loi illustre parfaitement le fonctionnement de notre système bicaméral dans de ce qu’il a de meilleur et de pire. Un ministre présente un projet de loi à la Chambre. Cette dernière le renvoie à son tour au comité concerné, qui y apporte plusieurs amendements. Une fois adopté par la Chambre, le projet de loi est renvoyé au Sénat. Au terme d’un second examen objectif, le Sénat propose de nouveaux amendements et renvoie la mesure à la Chambre. Les députés, qui sont des représentants élus, acceptent la plupart de nos amendements et le projet de loi est renvoyé au Sénat, qui doit voter sur la mesure après s’être penché sur les amendements acceptés ainsi que sur ceux qui ont été rejetés. À cette étape, le projet de loi est soit renvoyé à la Chambre, soit transmis à la gouverneure générale pour la sanction royale et la proclamation qui précèdent la prise d’effet.
Cela dit, ce processus est également un exemple parfait du haut niveau de démagogie politique qu’il a entraîné, notamment à cause des tactiques dilatoires et des tentatives de financement qu’il a suscitées pendant de nombreux mois. Cette mesure a entraîné un énorme degré de mésinformation et de désinformation, mais demeure néanmoins un cas intéressant parce qu’elle a donné lieu à une campagne massive en ligne au cours des derniers mois. Il s’agit soit d’une exception à la norme qui consiste à élaborer les politiques de manière constructive, soit de la nouvelle norme qui consistera plutôt à mener des campagnes extraparlementaires partisanes et clivantes en évacuant complètement le caractère constructif. Il est fort regrettable de constater que les faits sont de plus en plus remplacés par des tactiques alarmistes et polarisantes.
J’appuie l’adoption de ce projet de loi, car il est grand temps de moderniser cette vieille loi pour tenir compte du monde en ligne étant donné l’évolution rapide du secteur de la production audiovisuelle et la présence toujours croissante des géants mondiaux du Web. Ce projet de loi, tel que modifié, inclut la plupart des éléments nécessaires dans ce monde en ligne qui est devenu si omniprésent depuis aussi loin que 1991.
Voici les lignes de faille que je relève dans ce débat. La discussion se résume ainsi : voulons-nous un minimum de surveillance exercée par une entité agissant sous l’autorité du Parlement et d’un gouvernement élu démocratiquement ou voulons-nous d’un far west contrôlé par les géants du Web comme YouTube, Netflix et Amazon Prime? Voulons-nous voir le gouvernement et la démocratie canadienne en action ou voulons-nous laisser libre cours aux caprices toujours changeants de milliardaires étrangers qui ont prouvé qu’ils se soucient peu, voire aucunement des gens et de la société, et encore moins des Canadiens? Contrairement à un organisme public canadien, nous n’avons pas le moindre recours à l’égard de ces géants du Web.
Quoi qu’en disent les nombreux messages qui nous sont envoyés, qu’ils soient authentiques ou générés par des algorithmes, ce projet de loi ne menace pas le contenu généré par les utilisateurs. Il ne menace ni la liberté d’expression, ni la liberté de religion, ni cette nouvelle chose à la mode appelée « la liberté d’offenser » qui, je le crains, se transformera en « liberté de haïr », puis, bientôt, les gens réclameront la protection de ces soi-disant droits et libertés dans la Charte.
L’article 2 du projet de loi C-11 énonce explicitement que les utilisateurs de services de médias sociaux qui téléversent des émissions pour les transmettre à d’autres et qui ne sont pas affiliés au service ne seront pas assujettis à la réglementation et l’article 4 précise que la loi ne s’appliquera pas aux émissions téléversées vers une plateforme de médias sociaux par des utilisateurs non affiliés du service. Ces exclusions prévues aux articles 2 et 4 signifient que les utilisateurs de médias sociaux pourront transmettre leur contenu sans être réglementés par le CRTC.
En ce qui concerne la liberté d’expression, l’article 12 précise que le conseil doit agir d’une manière qui respecte la liberté d’expression dont jouissent les utilisateurs de médias sociaux.
À mon avis, le projet de loi n’a jamais visé à opposer le CRTC à la population. Jusqu’à quel point pouvons-nous être naïfs? Les géants du Web ont-ils complètement pris le contrôle de notre capacité à penser? Pensons-nous tous qu’ils sont innocents et blancs comme la neige et que la démocratie est l’incarnation du diable?
Soyons clairs. Lorsqu’on se penche sur le soutien au contenu en ligne, les chiffres qui proviennent des médias sociaux sont secrets et peuvent facilement être créés par des algorithmes entièrement manipulés par des robots et des trolls.
Comme nous sommes voisins des États-Unis, ce projet de loi porte plutôt sur le Canada, sur notre identité et sur ceux qui travaillent ici. Le Canada mène depuis longtemps un combat afin de bâtir sa propre culture et ses propres industries culturelles, et d’étendre ses auditoires culturels. Il porte sur notre pays, sur nos emplois et sur notre identité. Avec la croissance du monde numérique, ce combat est devenu plus urgent, pressant et difficile.
En tant qu’ancien commissaire du CRTC, j’aimerais dire un mot au sujet de cet organisme. Même si certains ont déjà cité un ancien président et un ancien commissaire national opposés au projet de loi C-11, je tiens à souligner qu’Ian Scott, le plus récent de ses anciens présidents et moi-même, un ancien commissaire national, l’appuyons sans réserve. Cela illustre parfaitement que le gouvernement nomme une variété de personnes à ce conseil. Cela démontre que le CRTC est une organisation dynamique connectée à la société et constituée de Canadiens aux opinions variées qui sont passionnés par les sujets qu’ils traitent. Ne me demandez surtout pas de commencer à m’exprimer avec passion sur ce sujet.
J’aimerais brièvement parler du processus décisionnel du CRTC. Il faut garder à l’esprit que les commissaires sont nommés par le gouvernement pour une période de cinq ans. Le site Web de l’organisation présente leur biographie et la durée de leur mandat respectif. Toutes les décisions du CRTC reposent sur des processus publics. D’ailleurs, tous les Canadiens peuvent y participer et exprimer leur point de vue. On ne parle pas de manigances secrètes, d’algorithmes incompréhensibles, de gouvernements étrangers, de partis politiques, ni de grandes multinationales.
En tant que sénateurs, nous avons la possibilité de rencontrer des lobbyistes jusqu’à la minute précédant un vote. Toutefois, les commissaires du CRTC doivent agir en toute transparence dans leurs discussions dès le premier jour d’une audience publique. Chaque élément de communication doit être rendu public — aucune conversation secrète.
J’aimerais vous raconter une anecdote qui est survenue quand je siégeais au CRTC, au tout début de mon mandat. C’était dans le cadre d’une audience pour une chaîne de télévision chrétienne avec deux entités concurrentes. La rivalité était intense. Laissez-moi vous dire que les parties ne faisaient pas preuve de charité chrétienne l’une envers l’autre. Contrairement à ce qu’enseigne la Bible, elles ne tendaient pas l’autre joue.
Il est arrivé au moins deux fois, pendant deux pauses, que des hommes me suivent dans les toilettes parce qu’ils voulaient attirer mon attention sur des points qu’il faudrait soulever pendant l’audience. J’ai dû leur expliquer que le lobbying devait avoir lieu dans le lobby, et non aux toilettes, et que s’ils me communiquaient des renseignements dans ces lieux, il me faudrait les divulguer à mon retour dans la salle d’audience. Il aurait pu être un peu embarrassant d’expliquer où et comment j’avais pris connaissance de ces renseignements.
J’étais au CRTC depuis peu et je ressentais le besoin de protéger ma réputation.
Le point à retenir, c’est que toutes les communications doivent être faites en public, au vu et au su de tous; on évite toute conversation secrète.
Cela dit, quand il s’agit de réglementer la technologie comme le prévoit la loi de 1991, la souplesse est essentielle. C’est en grande partie grâce à un article formulé en termes généraux que le CRTC a été en mesure de réglementer, et même de réglementer pour s’assurer que les Canadiens aient accès à Internet. L’alinéa 5(2)f) dit simplement ceci :
(2) La réglementation et la surveillance du système devraient être souples et à la fois :
f) permettre la mise au point de techniques d’information et leur application ainsi que la fourniture aux Canadiens des services qui en découlent;
Il s’agit d’une disposition qui a été introduite en 1991. Les gens n’avaient aucune idée de ce qu’allait être Internet et, pourtant, ces quelques mots, « permettre la mise au point de techniques d’information », ont permis au CRTC de réglementer Internet dans la mesure où il le fait en prenant des règlements subséquents.
Permettez-moi de vous donner un exemple concret de la façon dont la loi et les règlements peuvent faire avancer les choses. Il s’agit de l’exemple de la licence du Réseau de télévision des peuples autochtones, qui a été accordée lors d’une audition après 1998-1999.
La loi stipule au sous-alinéa 3(1)d)(iii) que le système de radiodiffusion doit refléter « la société canadienne ainsi que la place particulière qu’y occupent les peuples autochtones ».
C’est sur cette base que les candidats ont pu déposer leur demande, et c’est sur cette base que nous avons pu leur accorder une licence. Ensuite, on entre dans les détails, et c’est là que les règlements entrent en jeu, car nous devions prendre en compte trois types de contenu : le contenu canadien, le contenu francophone et la programmation autochtone. Il s’agissait d’une chaîne qui promettait de diffuser des programmes autochtones.
Si ces chiffres avaient été définis dans la loi, nous n’aurions pas pu faire ce que nous avons fait. Ce que nous avons fait, c’est élaborer une formule qui prévoit une grande proportion d’émissions autochtones — à peu près 90 % — et un contenu canadien un peu moins important que la normale parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’émissions autochtones au Canada à l’époque. Il n’existait pas de système de télévision national et, par conséquent, il n’y avait pas beaucoup d’émissions autochtones produites au Canada.
Nous voulions également qu’il y ait des programmes en français, puisqu’il n’y aurait qu’une seule station. En ayant la possibilité de réduire le contenu canadien initialement, pour assurer la présence de contenu autochtone accessible dans le monde entier, nous avons pu leur donner une licence.
L’autre chose que nous avons pu faire, c’est de réglementer le mode de diffusion. D’une part, nous leur avons imposé une redevance obligatoire — c’est-à-dire que tous ceux qui reçoivent APTN devaient payer une redevance de 18 cents par mois — ainsi qu’une disponibilité obligatoire.
Aujourd’hui, chaque chaîne au Canada est soit payante, comme CBC News Network ou Sportsnet, soit obligatoirement diffusée, comme CBC ou CTV. Personne d’autre n’a les deux. Toutefois, comme il s’agissait de règlements, nous avons pu utiliser les deux pour fournir à APTN la licence qui garantissait sa viabilité.
Voici ce qu’il en est de la loi et de sa réglementation. Si on incluait toute la réglementation dans la Loi sur la radiodiffusion, d’une part la loi serait beaucoup plus longue, et, d’autre part, il serait presque impossible de la modifier pour tenir compte de l’évolution de la technologie et des besoins des Canadiens.
Autrement dit, les lois du Canada qui découlent de l’adoption d’une mesure législative par la Chambre des communes et par le Sénat tendent à demeurer en place pendant 15, 20 ou 25 ans peut-être — dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit de 30 ans. Les règlements pris au terme de consultations exhaustives sont plus faciles à modifier et à mettre à jour.
En conclusion, je tiens à dire ceci : une fois que le projet de loi C-11 sera adopté et que son intention sera claire et définitive, les consultations auront lieu et il sera possible de prendre des règlements. J’estime que ce projet de loi établit un équilibre juste et logique entre ce qui figure dans la loi et ce qui figurera dans la réglementation. Plus il y aura de détails dans la loi, moins il y aura de marge de manœuvre pour tenir compte de l’évolution de la technologie et des besoins des Canadiens.
J’aurais souhaité aborder quelques autres points, notamment au sujet des propos de certains députés et des promesses de certains partis politiques à l’égard de ce projet de loi, mais je dois m’arrêter ici faute de temps. Merci.