L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, ce matin, lorsque notre groupe s’est réuni, j’ai dit à mes collègues que je prendrais probablement la parole avant minuit. C’est ce qui est malheureusement arrivé, mais je suis heureux qu’il reste encore des gens pour m’écouter. Je l’apprécie et j’essaierai d’être intéressant.
Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer le projet de loi S-250, parrainé par la sénatrice Boyer. Comme nous le savons tous, depuis 2017, la sénatrice Boyer est, avec l’aide de nombreux chercheurs, la porte-parole des femmes autochtones victimes de stérilisation forcée, d’abord en Saskatchewan, puis dans l’ensemble du Canada.
Son projet de loi propose d’ajouter aux dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait une nouvelle infraction visant à empêcher la stérilisation forcée ou contrainte de personnes au Canada en exposant le contrevenant à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 14 ans. Cette nouvelle infraction est axée sur le consentement et exige que les personnes qui pratiquent un acte médical qui entraînera ou vise à entraîner la stérilisation d’une personne obtiennent un consentement véritablement éclairé et respectent des mesures de sauvegarde précises.
Aujourd’hui, je n’entrerai pas dans les détails de la modification proposée, car cela devrait être fait au comité. Je me concentrerai plutôt sur l’objectif du projet de loi, qui consiste à ériger en infraction criminelle la stérilisation forcée.
Ceux d’entre vous qui ont une formation juridique diront peut-être que la stérilisation forcée ou contrainte est déjà un crime au Canada en vertu des dispositions sur les infractions de voies de fait graves. C’est vrai, comme l’ont souligné certains témoins devant le Comité des droits de la personne, notamment l’ancienne commissaire de la GRC, Mme Lucki.
Cependant, force est de constater que des accusations de voies de fait graves n’ont jamais été portées en relation avec la stérilisation forcée au Canada, même si le bureau de la sénatrice Boyer a documenté des milliers de femmes autochtones au Canada qui ont subi une stérilisation forcée entre 1971 et 2018.
D’autres personnes pourraient ajouter que toutes les provinces et tous les territoires disposent de lois qui exigent le consentement éclairé pour des soins et des traitements médicaux et que la jurisprudence regorge de jugements qui accordent des dommages-intérêts aux patients blessés par une procédure médicale à laquelle ils n’ont pas consenti de manière éclairée.
D’ailleurs, des recours collectifs liés à la stérilisation forcée de femmes autochtones sont actuellement en instance devant les tribunaux de la Saskatchewan, de la Colombie-Britannique, de l’Ontario et du Québec. Les plaignantes demandent une indemnisation que les tribunaux pourraient finir par leur accorder.
Enfin, quelques autres personnes pourraient faire valoir que la stérilisation forcée est une autre manifestation du racisme systémique à l’égard des femmes autochtones. Par conséquent, une stratégie globale pourrait être requise pour lutter contre un tel racisme, y compris une formation adéquate des étudiants en médecine et en soins infirmiers pour contrer ce racisme en relation avec les questions de santé autochtone et une augmentation du nombre de professionnels autochtones, conformément aux recommandations énoncées dans les appels à l’action nos 19, 23 et 24 de la Commission de vérité et de réconciliation. Je conviens qu’une stratégie globale est nécessaire pour protéger les femmes, en particulier les femmes autochtones.
Toutefois, avec tout le respect que je vous dois, je ne conviens pas que ces faits devraient nous empêcher de terminer le débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi S-250 et de renvoyer la mesure législative au comité aux fins d’examen et d’analyse détaillée.
À l’instar de notre Comité des droits de la personne, dans son rapport intitulé Les cicatrices que nous portons : La stérilisation forcée et contrainte de personnes au Canada — Partie II, publié en juillet 2022, je pense que l’ajout d’une infraction spécifique au Code criminel contribuera grandement à mettre un terme, une fois pour toutes, à la stérilisation forcée.
Premièrement, avec l’ajout, après l’article sur les voies de fait graves, d’une disposition spécifique sur la stérilisation forcée, le Parlement enverra un message fort à la société, y compris aux victimes, aux policiers, aux procureurs de la Couronne et aux juges : la stérilisation forcée ne peut plus être ignorée par le système de justice pénale.
Deuxièmement, l’effet dissuasif d’une telle disposition sur les médecins et leurs organismes de réglementation sera immédiat. Elle aura un effet dissuasif sur les médecins qui croient encore à l’eugénisme racial et qui sont prêts à pratiquer une procédure de stérilisation sans un consentement véritablement libre et éclairé.
Troisièmement, nous mettrons en œuvre une mesure recommandée non seulement par le Comité des droits de la personne, mais aussi par la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ratifiée par 37 pays. L’article 39 de cette convention prévoit que les États doivent faire en sorte que soit érigée en infraction pénale l’intervention chirurgicale visant à mettre fin à la capacité de reproduction d’une femme sans son consentement préalable et éclairé.
À ce jour, Malte, la Belgique, la France et l’Italie ont agi en ce sens. En modifiant son Code criminel, le Canada montrera au reste du monde qu’il est convaincu de l’importance de la prévention de la violence à l’égard des femmes.
Comme vous le savez peut-être, le Canada a été critiqué par la communauté internationale relativement à cette question. En effet, en 2018, le Comité des Nations unies contre la torture a exprimé des préoccupations au sujet d’information faisant état de la stérilisation forcée à grande échelle de femmes et de filles autochtones. Puis, en 2019, la Commission interaméricaine des droits de l’homme et un rapporteur spécial des Nations unies ont demandé au Canada de prendre des mesures concrètes à cet égard.
Enfin, la stérilisation forcée, l’une des politiques génocidaires du Canada contre les Premières Nations, se poursuit, alors qu’elle devrait être chose du passé.
Dans le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, publié en 2019, on souligne des exemples de programmes au Canada visant à asservir ou à éliminer les Autochtones, y compris la stérilisation forcée.
En mars 2021, la sénatrice Boyer nous a dit ceci :
Tragiquement, [ce problème] se produit toujours à l’heure où l’on se parle, des cas [de stérilisation forcée] ayant été rapportés publiquement en 2018.
Dans son deuxième rapport sur la stérilisation forcée, qui a été rendu public en juillet 2021, le Comité sénatorial permanent des droits de la personne a conclu lui aussi que cette forme de violence contre les femmes avait toujours cours au Canada.
Entre-temps, soit en 2019, à la suite d’une recommandation que contenait le premier rapport du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, le gouvernement fédéral a mis sur pied un comité consultatif indépendant pour étudier l’ampleur du phénomène de la stérilisation forcée au Canada.
Le gouvernement du Québec a refusé d’y participer, en invoquant qu’il n’y avait jamais eu de politique de stérilisation au Québec, que cette pratique n’y existait pas et que le secteur de la santé est de compétence provinciale. Le premier motif semble tout à fait justifié. En effet, contrairement à l’Alberta et à la Colombie-Britannique, le Québec n’a jamais adopté de politiques ou de lois encourageant l’eugénisme. En réalité, l’Église catholique, qui était dominante au Québec au début du XXe siècle, prêchait pour une politique nataliste.
Le troisième motif tient du positionnement politique et ignore que la mission du comité n’était pas de proposer des normes pancanadiennes, mais bien de dresser un portrait de la situation partout au pays, afin d’apporter un éclairage sur les actions requises par tous les ordres de gouvernement.
Cependant, au cœur de cette réponse se trouvait une fausse prémisse, à savoir que la stérilisation forcée n’existait pas au Québec, contrairement au reste du Canada. Heureusement, deux membres du Laboratoire de recherche sur les enjeux relatifs aux femmes autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue ont dressé un portrait de la situation au Québec. Il s’agit de la professeure Suzy Basile et de la doctorante Patricia Bouchard, qui ont produit cette étude en partenariat avec la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador et l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador.
Entre mai 2021 et juin 2022, l’équipe de recherche a recueilli 105 témoignages provenant de 35 personnes autochtones qui ont choisi de se manifester, à la suite d’une expérience de stérilisation imposée ou de violence obstétricale qu’elles avaient vécue comme victimes ou comme témoins, soit 14 Atikamekws, 10 Innues, 5 Anishinabes, 4 Eeyous et 2 Inuites.
En raison de la pandémie, l’équipe de recherche n’a pu se rendre chez 20 autres personnes pour recueillir leurs témoignages. Neuf participantes ont rapporté avoir subi une stérilisation imposée et treize ont rapporté avoir été victimes en plus d’autres formes de violence obstétricale. Au total, ce sont 22 femmes qui ont été victimes d’une stérilisation imposée. Elles étaient âgées de 15 à 46 ans au moment des interventions, qui ont eu lieu entre 1980 et 2019. La femme la plus jeune à avoir subi une stérilisation imposée était âgée de 17 ans. À l’opposé, la femme qui a subi cette opération le plus tardivement, de manière non consentie, était âgée de 46 ans.
De plus, trois autres femmes ont été victimes d’un ou plusieurs avortements imposés. Enfin, six autres femmes ont subi de la violence obstétricale, ce qui signifie qu’elles ont été victimes de gestes, d’attitudes et de propos discriminatoires de la part du personnel de la santé. Il faut aussi noter que ces actes de violence ont eu lieu essentiellement dans des centres hospitaliers situés dans des villes servant des communautés autochtones, soit à Roberval, La Tuque, Val-d’Or, Joliette et Sept-Îles.
Le rapport de cette équipe de recherche a été rendu public le 24 novembre 2022. Il concluait que, dans beaucoup de cas, il y avait eu absence de consentement et que, dans d’autres cas, celui-ci avait été obtenu de façon expéditive et précipitée, peu avant l’accouchement, pendant celui-ci ou peu après. De plus, dans plusieurs cas, le consentement avait été obtenu à la suite de fausses représentations concernant le caractère réversible de l’intervention, qui avait été décrite comme une mesure de contraception.
En somme, le rapport mettait en évidence 22 stérilisations où il y avait eu absence de consentement libre et informé. Ce qui est aussi fort troublant, c’est que, dans plusieurs cas, des arguments racistes ont été utilisés pour justifier l’intervention. Par exemple, un médecin aurait dit ceci :
C’est assez, faut que ça arrête, ça. Tous les enfants que vous avez mis au monde vont tous vivre dans la misère.
Le rapport concluait à la présence de racisme systémique et contenait 31 recommandations, y compris une invitation au gouvernement du Québec pour qu’il mette fin à sa réticence à reconnaître la réalité de la discrimination systémique. Cet appel n’a pas encore été entendu.
Les médias ont largement parlé du contenu du rapport et d’autres femmes se sont manifestées auprès des chercheuses. L’une de ces femmes a déclaré avoir fait l’objet d’une stérilisation en 2020, alors qu’elle n’avait que 15 ans. Je souligne au passage que les chercheuses, avec l’appui de leurs partenaires autochtones, ont entrepris une deuxième phase à leur étude pour rencontrer les femmes qu’elles n’avaient pas pu voir au cours de la première phase et toutes les nouvelles victimes souhaitant se manifester.
Quant au Collège des médecins du Québec, il a reconnu que le nombre de victimes est possiblement plus important et que la stérilisation forcée existe probablement encore. Il a ajouté qu’il avait l’intention de faire prendre conscience à ses membres du principe fondamental du consentement éclairé. Il a également invité les membres du personnel médical qui auraient été témoins d’actes de cette nature à les dénoncer auprès du collège.
En conclusion, le projet de loi S-250 s’attaque à des manifestations de violence obstétricale qui sont toujours présentes dans notre système de soins de santé, au Québec comme ailleurs au Canada. Je vous invite, comme le sénateur Wells, le porte-parole du projet de loi, l’a fait et comme vient de le faire la sénatrice LaBoucane-Benson, à le renvoyer sans plus tarder à un comité. Chers collègues, je vous remercie de votre attention malgré l’heure tardive. Cette question mérite toute notre attention, même à cette heure. Merci. Meegwetch.
Des voix : Bravo!