L’honorable Margaret Dawn Anderson : Honorables sénateurs, je prends la parole au Sénat aujourd’hui au sujet du projet de loi C-29, Loi prévoyant la constitution d’un conseil national de réconciliation. Je reconnais que nous sommes réunis ici aujourd’hui sur le territoire non cédé de la nation algonquine anishinabe.
Selon le site Web du gouvernement du Canada :
La réconciliation oriente les actions de la Couronne en regard des droits ancestraux ou issus de traités et étaye les relations élargies de la Couronne avec les peuples autochtones. L’approche du gouvernement du Canada à l’égard de la réconciliation est guidée par la Déclaration des Nations Unies, les appels à l’action de la CVR, la Constitution et la collaboration avec les peuples autochtones et les gouvernements provinciaux et territoriaux.
Veuillez garder ce principe à l’esprit tout au long de mon discours et lui accorder la crédibilité et la validité qu’il mérite en ce qui concerne le projet de loi C-29.
Selon l’honorable Murray Sinclair :
Le chemin que nous parcourons est tout aussi important que notre destination. On ne peut pas prendre de raccourci. Lorsqu’on cherche la vérité et la réconciliation, il faut passer par toutes les étapes.
Étant donné ce contexte, il est essentiel d’examiner le chemin parcouru jusqu’au projet de loi C-29 et sa destination. Le 21 septembre 2022, l’honorable Marc Miller, ministre des Relations Couronne-Autochtones, a déclaré dans son discours à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi :
J’aimerais prendre le temps de rappeler la genèse de ce projet de loi. Le chemin parcouru pour arriver jusqu’ici a nécessité de la collaboration et beaucoup de travail. Le projet de loi C-29 est en gestation depuis de nombreuses années.
Comment en sommes-nous donc arrivés là?
Le 14 décembre 2017, Carolyn Bennett, alors ministre des Relations Couronne-Autochtones, a annoncé la nomination de six membres au conseil d’administration provisoire du Conseil national de réconciliation, et a déclaré :
Au cours des six prochains mois, les membres du conseil consulteront divers intervenants en vue de recommander des modèles possibles pour la mise sur pied du Conseil national de réconciliation et la dotation de la fiducie de la réconciliation nationale.
Le 11 avril 2018, une réunion de consultation organisée à Ottawa a rassemblé 23 participants et 6 membres du conseil provisoire, ce qui a débouché sur la rédaction d’un résumé de neuf pages. Le 12 juin 2018, un rapport final a été présenté à Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada. Ce rapport recommandait notamment la création d’un comité de transition pour le Conseil.
Trois ans plus tard, le 18 janvier 2021, l’honorable Marc Miller a annoncé la création d’un comité de transition dirigé par des Autochtones et composé de cinq membres, chargé de collaborer avec divers groupes ainsi qu’avec les provinces et les territoires sur le cadre législatif du Conseil national de réconciliation, et de formuler des conseils et des recommandations à l’intention du ministre.
Le 22 juin 2022, le projet de loi C-29 a été déposé à la Chambre des communes. Le 6 octobre 2022, devant le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord de la Chambre des communes, le ministre Miller a déclaré :
Le comité de transition, reconnaissant l’urgence ressentie par de nombreux survivants des pensionnats et leurs familles et reconnaissant l’engagement de la Commission de vérité et réconciliation et du Conseil intérimaire, a adopté une approche ciblée de mobilisation. En mars 2022, il a organisé un événement avec des experts techniques autochtones et non autochtones pour discuter des considérations clés qui pourraient être incluses dans la législation, comme le partage d’information.
J’avais demandé de l’information et j’ai moi-même fait des recherches au sujet des réunions et des consultations tenues après juin 2018. À 10 heures, ce matin, mon bureau a reçu la transcription d’une lettre envoyée au ministre Miller par le comité de transition du Conseil national de réconciliation et datée du 15 mars 2022. Dans cette lettre, je vous prie de le noter, on peut lire ceci :
Nos recommandations sont fondées sur les discussions approfondies que le comité a tenues, sur une séance de mobilisation ciblée réunissant des experts techniques et sur le rapport final du conseil d’administration intérimaire publié en 2018.
Je peux affirmer que les experts techniques en question sont neuf personnes possédant une expertise juridique ou financière ou une connaissance du domaine des données. C’est donc dire que 32 personnes ont été ciblées pour les consultations au sujet du projet de loi C-29 de 2018 à 2022 — n’oubliez pas, neuf de ces personnes étaient des experts techniques. En comparaison, il y a 1,8 million d’Autochtones au Canada et plus de 630 bandes des Premières Nations. Rien n’indique que des consultations significatives ont eu lieu auprès des Inuits, des Premières Nations ou des Métis ni auprès des différents groupes, des provinces et des territoires au sujet du cadre législatif relatif au Conseil national de réconciliation.
Cette affirmation semble être corroborée par CBC News dans un article daté du 6 février 2023 :
Le gouvernement canadien affirme qu’il n’est pas en mesure de dresser la liste des communautés autochtones qui ont participé à l’élaboration du projet de loi sur la constitution d’un conseil national de réconciliation, car une telle liste n’existe pas.
L’article cite également le député Jaime Battiste qui déclare que « […] les communautés et les organisations autochtones seront amenées à participer plus largement si le projet de loi est adopté ».
Dans l’ensemble, cette situation est très déconcertante et troublante. Le Sénat est maintenant saisi du projet de loi C-29, après que celui-ci ait franchi l’étape de la troisième lecture à la Chambre des communes, malgré l’absence de consultation documentée auprès des Premières Nations, des Inuits et des Métis, et ce, pendant quatre ans, entre avril 2018 et la présentation du projet de loi à la Chambre des communes en juin 2022. Le projet de loi C-29 est une question d’intérêt national découlant des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation. Cela devrait être de notoriété publique.
Dans un article du 17 octobre 2022, la cheffe nationale de l’Assemblée des Premières Nations, RoseAnne Archibald, a exprimé son inquiétude concernant le projet de loi C-29 et le fait que Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord soit responsable de la nomination de la majorité des administrateurs du conseil d’administration du Conseil national de réconciliation. Elle a fait remarquer que cela était contraire à l’esprit et à l’intention de la réconciliation et que cette façon de faire était très paternaliste.
Le 1er décembre 2022, l’Inuit Tapiriit Kanatami, ou l’ITK, a retiré son appui au projet de loi C-29, en soulignant que l’adoption de celui-ci pourrait nuire à l’établissement de rapports de nation à nation entre les Inuits et le gouvernement fédéral. Le président de l’ITK, Natan Obed, a dit que l’organisation croyait que cette mesure législative pourrait être nuisible.
Dans le cadre de mes discussions avec l’ITK, il est devenu évident que le projet de loi C-29 n’était pas le fruit d’une collaboration, et qu’il n’avait pas fait l’objet de véritables consultations. Les Inuits n’ont pas pris part à la rédaction du projet de loi. Ils n’y ont également pas eu accès avant sa présentation à la Chambre des communes. J’ai entendu les mêmes doléances lors de mes rencontres avec la Société régionale inuvialuite, le Conseil tribal des Gwich’in et la Nation métisse de la Saskatchewan, ainsi qu’avec le grand chef Jackson Lafferty, le chef Clifford Daniels de Behchokǫ, la cheffe de Gamètì Doreen Arrowmaker et le chef des Whatì Alfonz Nitsiza, tous de la nation des Tlichos.
Non seulement aucun d’entre eux n’a pris part aux consultations sur le projet de loi C-29, ni à sa rédaction, à l’exception des Inuits, mais aucune des organisations autochtones ne savait que le projet de loi avait été présenté à la Chambre des communes, où il avait été adopté à l’étape de la troisième lecture, ni que le Sénat du Canada en était actuellement saisi.
Le grand chef Kyikavichik a affirmé ceci :
Bien que le Conseil tribal des Gwich’in soutienne l’objectif général de la création d’un conseil national pour la réconciliation et comprenne l’importance de le faire en temps opportun, cela doit être fait d’une manière réfléchie, stratégique et inclusive. Le gouvernement ne doit pas y voir une occasion de simplement cocher une case sur son engagement à répondre à l’appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation et de précipiter l’adoption d’un important projet de loi.
Selon Glen McCallum, président de Métis Nation — Saskatchewan :
Le Canada prétend créer un organisme qui parle au nom des Métis alors que cet organisme n’est pas responsable devant nos processus décisionnels et n’est pas sélectionné par ceux-ci, ce qui le rend illégitime au bout du compte et sape notre position en tant que gouvernement des Métis de la Saskatchewan.
Étant donné le rôle des Inuits, des Premières Nations et des Métis, on se doit de souligner que le Canada compte 25 traités modernes : quatre ententes distinctes sur l’autonomie gouvernementale, deux ententes sectorielles en matière d’éducation et une entente sur la gouvernance conclue entre les Autochtones et les gouvernements de six provinces et des trois territoires, couvrant plus de 40 % du territoire canadien. La question d’un traité moderne est en partie à l’origine des préoccupations des Inuits à l’égard du projet de loi C-29 — et de celles des autres détenteurs de droits au Canada.
Les Inuits ont quatre accords de revendications territoriales : la région désignée des Inuvialuit, le Nunavut, le Nunavik et le Nunatsiavut.
En 2017, les Inuits se sont engagés à participer à un Comité de partenariat entre les Inuits et la Couronne, ou CPIC, avec le gouvernement du Canada. La Politique sur l’Inuit Nunangat reconnaît l’Inuit Nunangat — ou le territoire inuit — comme région géographique, culturelle et politique distincte. L’un des objectifs clés du CPIC est de faire avancer la réconciliation, de renforcer le partenariat entre les Inuits et la Couronne et de favoriser la prospérité de l’Inuit Nunangat au moyen d’une collaboration constructive. Cela dit, en vertu de quatre accords distincts sur les revendications territoriales et, collectivement, du partenariat établi par le CPIC avec le Canada depuis 2017, les Inuits ont des droits et des obligations protégés par la Constitution et des contrats existants avec la Couronne fédérale.
Le gouvernement du Canada a 12 principes relatifs à l’approche fédérale de la mise en œuvre des traités modernes. Bien qu’ils fassent tous partie intégrante de l’approche, je vais me concentrer sur deux principes qui soulignent l’importance de véritables engagements et consultations, surtout en ce qui concerne le projet de loi C-29 :
Le deuxième principe indique que les traités modernes sont des outils de réconciliation :
La Cour suprême du Canada a écrit que les traités servent à réconcilier l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les Autochtones et l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Les droits découlant des traités sont reconnus et affirmés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les traités établissent un cadre convenu par toutes les parties et à long terme pour la réconciliation et l’établissement de relations continues entre la Couronne et les Autochtones.
La réconciliation encadre les actions de la Couronne en ce qui a trait aux droits prévus à l’article 35 et alimente la relation plus vaste entre la Couronne et les Autochtones. L’approche du Canada en matière de réconciliation se fonde sur les principes juridiques énoncés par les tribunaux, ainsi que sur une négociation et un dialogue avec les Autochtones et avec les gouvernements provinciaux et territoriaux.
Le dixième principe dit : « Tous les ministères et les organismes fédéraux doivent s’acquitter de leurs fonctions d’une façon qui est conforme aux obligations du Canada qui découlent de traités modernes. »
Les ministères et les organismes fédéraux doivent s’acquitter de toutes les fonctions liées à leur mandat, y compris en ce qui a trait à l’élaboration et à l’exécution de programmes, à la prestation de services, et à l’élaboration de politiques et de lois, d’une manière qui est conforme aux obligations découlant des traités modernes et à l’évolution du cadre juridique.
Le préambule du projet de loi C-29 dit :
Attendu […] que le gouvernement du Canada s’est engagé à mener à bien la réconciliation avec les peuples autochtones grâce à des relations renouvelées de nation à nation, de gouvernement à gouvernement et entre les Inuits et la Couronne qui reposent sur la reconnaissance des droits, le respect, la coopération et le partenariat […]
Pourtant, le projet de loi C-29 ne dit rien sur son rôle et ses éventuelles répercussions sur les traités historiques et modernes au Canada, et ce, malgré la reconnaissance de ces droits et leur affirmation à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, malgré le fait que la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones a reçu la sanction royale, malgré le fait que le Canada affirme que la réconciliation encadre les actions de la Couronne concernant les droits ancestraux et issus de traités des Autochtones et malgré le fait qu’il soutient que son approche à l’égard de la réconciliation est guidée par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, par les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, par les valeurs constitutionnelles et par la collaboration avec les Autochtones.
L’appel à l’action no 5 de la Commission de vérité et réconciliation dit :
Nous demandons au Parlement du Canada d’adopter, en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, des dispositions législatives visant à mettre sur pied un conseil national de réconciliation.
Au lieu de cela, le projet de loi C-29 n’est le fruit d’aucune consultation ni d’aucune collaboration avec les peuples autochtones. Plutôt, il est le résultat de la consultation de 32 personnes ciblées et du travail précipité du Comité de transition du Conseil national de réconciliation et du gouvernement du Canada.
J’ai passé beaucoup de temps à examiner et à tenter de comprendre le projet de loi C-29, ses origines et son cheminement, à en discuter ainsi qu’à faire des recherches à leur sujet.
En tant que sénatrice inuk qui a un sens aigu de l’histoire inuite et des mesures législatives qui ont eu et qui continuent d’avoir des répercussions non seulement sur les Inuits, mais également sur tous les peuples autochtones au Canada, je peux dire que le projet de loi C-29 est vexatoire. Ce qui me préoccupe, ce sont les principes fondamentaux qui ont mené à la rédaction du projet de loi C-29, en plus de la décision de ne pas mener de consultations dignes de ce nom auprès des Inuits, des Premières Nations et des Métis, et de ne pas mobiliser les provinces et les territoires. Il relève de la négligence qu’un tel projet de loi sur la réconciliation appuyé par le Canada soit étudié par le Sénat et qu’il fasse carrément fi des principes fondamentaux de l’élaboration d’une mesure législative touchant tous les peuples autochtones. Nous devrions tous nous en inquiéter.
En tant que parlementaires, nous avons le devoir de mener des études, de poser des questions et de procéder à un second examen objectif pour garantir que, lorsque nous nous penchons sur un projet de loi qui découle des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation en plus d’avoir des répercussions sur les peuples autochtones, nous ne répétons pas les torts historiques du Canada sous le couvert de la réconciliation.
Je vous exhorte tous à revoir le projet de loi C-29. Si j’appuie la réconciliation et le travail de la Commission de vérité et réconciliation, je ne soutiens pas le projet de loi C-29.
Quyanainni.. Mahsi’cho. Merci.