L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénateurs, je prends la parole en appui au projet de loi S-249, Loi concernant l’élaboration d’une stratégie nationale pour la prévention de la violence conjugale, parrainé par le sénateur Manning. Il s’agit d’un enjeu qui me tient à cœur, et je crois que le projet de loi devrait être renvoyé au comité au plus vite.
Le projet de loi exigerait du ministre des Femmes et de l’Égalité des genres et de la Jeunesse qu’il élabore une stratégie nationale pour la prévention de la violence conjugale.
Je parlerai de trois éléments relatifs au projet de loi, un peu à la manière du sénateur Cotter : son origine, son objectif et sa pertinence.
D’abord, en ce qui concerne l’origine du projet de loi, le sénateur Manning avait présenté essentiellement le même projet de loi en 2018 et c’est d’ailleurs le même numéro qui lui avait été attribué. Les sénatrices McPhedran, Hartling et Pate avaient apporté leur contribution lors du débat, et les sénateurs avaient renvoyé à l’unanimité le projet de loi S-249 au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie. Malheureusement, le projet de loi ne s’est pas rendu plus loin parce que des élections ont été déclenchées.
Cependant, entre sa version d’origine et sa mouture actuelle, le projet de loi s’est développé et a été amélioré. À l’étape de la deuxième lecture, en 2018, la sénatrice Hartling avait affirmé qu’il était évident que le projet de loi était nécessaire, mais qu’il devait être étudié en profondeur par le comité avec l’apport de la ministre et des intervenants concernés. Elle avait proposé d’impliquer les groupes de femmes de partout au pays dans les consultations requises au sujet du projet de loi.
En juin dernier, lorsque le sénateur Manning a présenté de nouveau le projet de loi, il a tenu compte des préoccupations de la sénatrice Hartling en mettant à jour le paragraphe 3(2) de la version de 2022 du projet de loi afin d’inclure la consultation de « […] représentants de groupes qui fournissent des services aux victimes de violence conjugale ou qui défendent les intérêts de celles-ci […] »
Quant à l’objet du projet de loi, l’histoire déchirante de Mme Georgina McGrath racontée par le sénateur Manning à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi m’a certainement marqué. Le fait d’avoir une ancienne victime de violence conjugale qui appuie ce projet de loi renforce son importance.
En 2018, la sénatrice McPhedran s’est dite inquiète de ce que la stratégie nationale proposée inclue une disposition obligeant les professionnels de la santé à faire un signalement à la police s’ils soupçonnent qu’un patient est victime de violence conjugale. La sénatrice McPhedran craignait que cela ne serve pas l’intérêt de toutes les victimes et compromette leur droit à la sécurité de leur personne protégé par la Charte. Les délinquants mis en probation ou condamnés à une peine d’emprisonnement de courte durée pourraient rapidement circuler de nouveau dans les rues et terroriser leurs victimes, si tant est qu’ils soient reconnus coupables. La sénatrice a cité une statistique. Selon la publication Juristat, seulement 40 % des causes de violence conjugale mènent à un verdict de culpabilité.
Il s’agit là d’une préoccupation légitime. Toutefois, le projet de loi lui-même n’exige pas le signalement obligatoire. L’alinéa 3(2)d) demande seulement la tenue de consultations sur l’obligation de signaler à la police les actes de violence conjugale. Il ouvre le débat sur cette mesure sans pour autant l’imposer. Ces consultations devraient inclure des groupes de défense des victimes et prendre en considération les recommandations d’un rapport mentionné par la sénatrice McPhedran, à savoir le Plan d’action national sur la violence faite aux femmes et la violence fondée sur le genre, rédigé par un groupe pancanadien composé de spécialistes en matière de lutte contre la violence, dont des survivants, des organisations communautaires, des universitaires et des avocats.
Comme l’a dit le sénateur Manning dans son discours de novembre dernier :
[J]’ai appris que la vie privée de la victime et sa crainte de ce qui peut arriver si un rapport de police est fait sont des facteurs importants qui doivent être discutés en profondeur. [M]ais afin de trouver des solutions possibles à ce problème croissant de violence entre partenaires intimes dans notre pays, nous devons commencer à explorer des pistes pour trouver un moyen d’aider ceux qui ont si désespérément besoin de notre aide.
Je suis d’accord avec le sénateur Manning sur le fait que :
Le secret qui entoure la violence conjugale a donné lieu à un simulacre de justice qui règne à cause de la peur, des préjugés et de l’absence d’une loi qui protège les personnes vulnérables de la société.
Dans sa forme actuelle, le projet de loi permettra de bien prendre en compte les préoccupations de la sénatrice McPhedran concernant la protection de la vie privée des victimes et le processus de consultation, tant durant l’étude en comité que durant les consultations une fois que le projet de loi entrera en vigueur.
Je veux souligner deux éléments importants du projet de loi S-249 : l’obligation pour le ministre d’élaborer une stratégie nationale dans chaque Chambre du Parlement dans un délai de deux ans, et l’obligation d’effectuer un examen de l’état d’avancement des travaux, qui contient des recommandations et des conclusions, deux ans après le dépôt du rapport initial par le ministre. Cette approche assure la reddition de comptes. Les délais stricts et l’examen obligatoire signifient que le ministre peut adapter la stratégie nationale plus facilement afin que nous puissions tirer des leçons de ce qui fonctionne bien et de ce qui peut être amélioré à l’avenir. Le projet de loi vise à créer une stratégie nationale pour la prévention de la violence conjugale, mais nous voulons que celle-ci soit efficace. Ces mesures contribueront à atteindre cet objectif.
Quant à mon dernier point, c’est-à-dire la pertinence du projet de loi, malheureusement, il est plus pertinent que jamais. En effet, selon un rapport de 2018 publié sur le site Web de Statistique Canada, plus de 12 % des femmes avaient été victimes de violence conjugale durant l’année précédant l’enquête. Ce pourcentage s’élève à 29 % chez les jeunes femmes âgées de 15 à 24 ans, soit plus du double.
En outre, au Canada, plus de 127 000 actes de violence au foyer ont été signalés à la police en 2021; les femmes et les filles représentant 69 % de toutes les victimes selon Statistique Canada. Or, nous savons que les personnes qui s’adressent à la police ne représentent qu’une petite partie des victimes.
Dans ma province, le portrait n’est pas plus rose. SOS violence conjugale, une organisation qui vient en aide aux victimes de violence conjugale, rapporte que, depuis sa fondation en 1987, elle a reçu pas moins de 800 000 demandes d’aide. Cela représente, en moyenne, 23 000 appels par année, un chiffre qui est en croissance en réalité, puisque les moyennes trahissent le fait que même si le nombre augmente, cela n’est pas représenté dans une moyenne.
Qui plus est, cette violence a résulté en 17 féminicides en 2021, un triste record pour le Québec. En 2022, il y a eu 13 autres féminicides, en plus du meurtre de six enfants. Qu’a fait le gouvernement du Québec devant cette situation totalement inacceptable? Il a adopté la Stratégie gouvernementale intégrée pour la période de 2022-2027, qu’il a intitulée Contrer la violence sexuelle, la violence conjugale et Rebâtir la confiance.
Dans le document du gouvernement du Québec qui décrit la stratégie intégrée, on souligne qu’elle est le fruit d’un travail de concertation entre plusieurs ministères et organismes gouvernementaux et qu’elle est le produit de nombreuses consultations avec les intervenants du milieu. Les principaux éléments de cette stratégie sont les suivants.
En premier lieu, des investissements importants répartis sur cinq ans pour soutenir les organismes sur le terrain, dont les refuges pour femmes violentées et les centres d’aide aux conjoints violents.
Deuxièmement, des campagnes de sensibilisation à la violence conjugale, aux agressions sexuelles et à l’exploitation sexuelle. Pour ceux qui l’ont vue à la télévision de Radio-Canada ou à d’autres stations francophones et même en anglais, cette publicité est assez choquante et nous interpelle. On y voit notamment comment s’exerce le contrôle entre conjoints, avec le conjoint dominant qui appelle sa conjointe constamment et lui demande : « Où es-tu, que fais-tu? », et qui lui envoie des textos constamment. Et là, on lui dit : « Arrête, tu as besoin d’aide. » La campagne de sensibilisation est à la fois suffisamment dramatique et bien cernée, et j’espère qu’elle sera efficace.
Troisièmement, la mise en place d’un tribunal spécialisé en violence sexuelle et conjugale situé dans des centres où l’on trouve non seulement des salles d’audience, des procureurs de la Couronne et des policiers, mais aussi des services de soutien et d’accompagnement fournis par des spécialistes en matière de violence sexuelle et de violence conjugale.
Quatrièmement, l’indemnisation des victimes de violence sexuelle et de violence familiale.
Cinquièmement, un service de consultation juridique accessible par téléphone et par Internet pour les victimes.
Enfin, la mise en place d’un système de fourniture de bracelets de géolocalisation électronique des prévenus et des délinquants remis en liberté lorsque le juge ou la commission l’ordonne.
C’est une stratégie gouvernementale intégrée à l’échelle fédérale dont nous avons maintenant besoin. Je me réjouis que le sénateur Manning, avec son projet de loi, propose d’adopter cette approche.
Le projet de loi donne aussi suite au travail de la sénatrice Audette s’appuyant sur les appels à la justice du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. L’appel à la justice no 5.3 se lit comme suit :
Nous demandons au gouvernement fédéral d’examiner et de réformer les lois portant sur la violence sexuelle et sur la violence de la part d’un partenaire intime en tenant compte des perspectives féministes et de celles des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones.
Le projet de loi S-249 répond également à l’appel d’un grand nombre d’organismes, de rapports et d’intervenants qui réclament des consultations et des réformes touchant la prévention de la violence entre partenaires intimes. Il rapprochera les ministres et les représentants du gouvernement des groupes de défense des victimes. Il sera le premier pas vers l’établissement de solutions pour un très grand nombre de concitoyens canadiens, qui auront finalement un choix. Ce qui est arrivé à Mme McGrath et à beaucoup d’autres ne doit jamais se reproduire.
Chers collègues, je vous demande de vous joindre à moi pour appuyer le projet de loi S-249 à l’étape de la deuxième lecture afin de le renvoyer au comité, où il fera l’objet d’un examen minutieux et d’amendements, si nécessaire.
Merci. Meegwetch.