Deuxième lecture du projet de loi C-39, Loi modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir)

Par: L'hon. Pierre Dalphond

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L’honorable Pierre J. Dalphond : Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi C-39. Comme vous le savez, ce projet de loi propose de retarder d’une année, soit jusqu’au 17 mars 2024, la possibilité de faire une demande d’accès à l’aide médicale à mourir pour les personnes qui souffrent d’une maladie mentale incurable leur causant des douleurs intolérables.

Le projet de loi ne compte qu’un seul article, qui est très court et ne vise qu’une seule disposition du Code criminel, soit celle qui exclut la maladie mentale comme condition d’accès à la deuxième voie.

Mon discours se fera en trois temps : premièrement, je parlerai de l’origine de l’exclusion des personnes souffrant d’une maladie mentale; deuxièmement, j’expliquerai pourquoi le Sénat a refusé en 2021 d’accorder cette exclusion; troisièmement, je parlerai des motifs justifiant une prolongation de l’exclusion.

L’origine du débat que nous tenons aujourd’hui est la réponse au jugement que la Cour supérieure du Québec a rendu le 11 septembre 2019 dans les affaires Truchon et Gladu.

Ce jugement déclarait inconstitutionnelles certaines dispositions du Code criminel et certaines dispositions de la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec, lesquelles exigeaient, comme condition d’accès à l’aide médicale à mourir, que la mort de la personne soit prévisible. Selon la juge, cette limite, qui n’avait pas été suggérée dans l’arrêt Carter, que la Cour suprême avait rendu en 2015, violait les droits constitutionnels de M. Truchon et de Mme Gladu, et notamment le droit à l’égalité.

Tant le gouvernement du Québec que le gouvernement fédéral ont accepté ce jugement et ont promis d’agir en conséquence.

À l’échelle fédérale, cela a pris la forme du projet de loi C-7, qui a été présenté le 5 octobre 2020. Ce projet de loi ajoutait une deuxième voie d’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes souffrant d’une maladie incurable leur causant des souffrances intolérables, sans que ces souffrances soient la cause d’une mort imminente ou prévisible.

Par contre, dans le projet de loi C-7, le gouvernement proposait de refuser l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale et il était d’avis qu’il s’agissait d’une mesure appropriée, étant donné l’absence d’un consensus suffisant à l’époque parmi les experts en psychiatrie.

C’est l’origine du deuxième volet et de l’exclusion des personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale, même si leur maladie s’est avérée incurable et source de souffrances insupportables, comme l’a expliqué le sénateur Kutcher il y a quelques minutes.

J’en viens maintenant aux raisons pour lesquelles le Sénat n’a pas accepté l’exclusion permanente. Comme vous vous en souvenez peut-être, le projet de loi C-7 a fait l’objet de beaucoup d’attention au Sénat. Tout d’abord, il y a eu une étude préalable à l’automne 2020, qui a mené à un vaste rapport publié en février 2021, lequel a été cité abondamment par de nombreux témoins devant le comité mixte récemment.

En ce qui concerne l’exclusion de la maladie mentale en tant que seul problème médical invoqué, notre Comité des affaires juridiques a fait état d’un manque de consensus sur le caractère irrémédiable de nombreuses maladies mentales et il a signalé que des experts juridiques renommés, comme la professeure Downie de l’Université Dalhousie, ont soutenu que l’exclusion était inconstitutionnelle.

Au cours du débat à l’étape de la troisième lecture au Sénat, cinq amendements ont été adoptés, dont certains après des débats animés. L’un d’entre eux consistait à ajouter une limite de 18 mois à l’exclusion des personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale. Pour la majorité des sénateurs, l’exclusion de ce groupe était discriminatoire, puisqu’elle reposait sur des stéréotypes et des préjugés à l’égard de la maladie mentale, et qu’elle devenait donc même inconstitutionnelle. Seul un mécanisme prévoyant une évaluation au cas par cas des demandeurs de l’aide médicale à mourir pourrait être acceptable.

Le gouvernement s’est finalement rangé à cette conclusion, mettant fin à l’exclusion de ce groupe par l’entremise d’une disposition de caducité prenant effet deux ans après la sanction royale. Ce sera le 17 mars, dans quelques jours seulement. En outre, le gouvernement a proposé la réalisation d’un examen indépendant par des experts sur les demandes d’aide médicale à mourir de personnes atteintes de maladie mentale, y compris les mesures de sauvegarde.

Une majorité à la Chambre des communes s’est prononcée en faveur de ces propositions, et nous les avons ensuite acceptées. Par conséquent, l’exclusion du deuxième volet des personnes atteintes d’une maladie mentale devait prendre fin le 17 mars 2023.

À l’époque et aujourd’hui encore, de nombreux psychiatres et citoyens croient qu’une exclusion collective des personnes souffrant d’une maladie mentale incurable est l’option à privilégier. C’est l’objectif visé par le projet de loi C-314, projet de loi émanant d’un député déposé hier à l’autre endroit.

Or, ce n’est pas ce que souhaitent la majorité des Canadiens selon un récent sondage effectué par Ipsos pour le compte de Mourir dans la dignité Canada. En effet, dans le cas de troubles mentaux résistant aux traitements et causant des souffrances intolérables, 34 % des Canadiens sont fortement en faveur de l’accès à l’aide médicale à mourir, 48 % y sont plutôt favorables, 10 % plutôt défavorables et 7 % s’y opposent vivement.

En substance, plus de 80 % des Canadiens pensent que l’accès à l’aide médicale à mourir devrait être disponible pour les personnes qui subissent ce type de situation, c’est-à-dire une maladie incurable et des souffrances insupportables.

À mon avis, ces chiffres confirment que le Sénat a conclu à juste titre qu’une exclusion permanente était non seulement injustifiée et probablement inconstitutionnelle, mais aussi que les Canadiens ne sont pas favorables à une stigmatisation accrue des personnes souffrant d’une maladie mentale incurable. La loi ne devrait pas les traiter comme des personnes incapables de faire un choix pour elles-mêmes en leur refusant l’accès au deuxième volet, si elles sont par ailleurs admissibles et satisfont aux critères prévus pour ce volet.

Le projet de loi C-39 ne revient pas sur la question de l’exclusion, mais prolonge plutôt d’un an l’exclusion temporaire actuelle. Nous devons nous poser la question suivante : pourquoi retarder l’entrée en vigueur de l’accès au deuxième volet pour les personnes souffrant uniquement d’une maladie mentale et qui satisfont par ailleurs aux exigences strictes de ce volet? La réponse est que le Parlement doit agir avec prudence pour lever l’exclusion afin de donner aux provinces et aux territoires suffisamment de temps pour préparer les évaluations requises. Il est crucial d’assurer l’harmonisation des normes et la formation adéquate des évaluateurs.

Comme l’a fait remarquer le ministre de la Santé, M. Duclos, l’élaboration de normes de pratique pour l’aide médicale à mourir ne relève pas de la responsabilité directe du gouvernement fédéral. Il a également déclaré que le gouvernement :

« […] mobilise activement les provinces et les territoires et la Fédération des ordres des médecins du Canada pour l’élaboration de normes de pratique uniformes. »

Dans son discours, le sénateur Kutcher a parlé des efforts déployés partout au Canada pour veiller à cette harmonisation et pour mettre au point des normes et des procédures d’évaluation.

Le récent Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir, auquel j’ai eu l’honneur de siéger en compagnie de la sénatrice Martin, du sénateur Kutcher, de la sénatrice Mégie, de la sénatrice Wallin et de 10 députés, avait la responsabilité de présenter un rapport provisoire et un rapport final sur diverses questions associées à l’aide médicale à mourir. Soumis en juin dernier, le rapport provisoire portait sur l’aide médicale à mourir et les troubles mentaux; il se consacrait à l’examen du rapport du groupe d’experts.

Une réponse du gouvernement a suivi en octobre dernier. À ce moment-là, tout le monde travaillait d’arrache-pied pour respecter l’échéance du 17 mars, et le gouvernement avait bon espoir qu’il serait possible d’y arriver.

Cependant, après avoir entendu d’autres témoins, le comité a conclu dans son rapport final, qui a été présenté le 15 février dernier, que nous n’étions pas encore prêts à aller de l’avant. Le rapport final inclut 23 recommandations, dont une sur les troubles mentaux. Elle approuve la décision du gouvernement de reporter l’échéance du 17 mars et propose de rétablir un comité mixte cinq mois avant la nouvelle date de fin de l’exclusion, en mars 2024, afin de vérifier le degré de préparation atteint pour une application sûre et adéquate de l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué. Encore une fois, cette recommandation repose sur approche prudente.

Cependant, le fait de ne pas supprimer l’exclusion en temps voulu comporte également des risques. Le comité mixte spécial a noté dans son rapport que le retard dans l’admissibilité prévue par le projet de loi C-39 pourrait prolonger les souffrances de certaines personnes qui sont autrement en mesure de recevoir l’aide médicale à mourir. Le sénateur Kutcher y a fait allusion, et je pense que la plupart d’entre vous ont reçu des courriels de ces personnes, qui nous demandent de ne pas accepter le projet de loi C-39 et de ne pas retarder l’accès à l’aide médicale à mourir.

En substance, des adultes qui satisfont aux critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir — notamment le caractère irrémédiable, le consentement éclairé et les souffrances intolérables — font actuellement l’objet de discrimination lorsque leur maladie est mentale plutôt que physique, ou lorsqu’ils sont atteints à la fois d’une maladie physique et d’une maladie mentale, alors que nous ne contestons pas leur capacité à consentir à l’aide médicale à mourir.

À mon avis, le respect de la Charte nécessite très probablement une loi sur l’aide médicale à mourir qui permet une analyse de l’admissibilité au cas par cas sur la base de faits propres à chaque cas, tels que l’évaluation des capacités et des tentatives de traitement antérieures. Une telle approche sera adoptée pour les cas de troubles mentaux une fois que la disposition de temporisation aura expiré — c’est-à-dire en mars 2024.

En effet, le Parlement étudie depuis longtemps l’aide médicale à mourir dans le contexte des maladies mentales. La sénatrice Seidman et les anciens sénateurs Cowan, Joyal, Ogilvie et Nancy Ruth ont fait partie d’un autre comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir pendant la 42e législature. Dans le rapport de 2016 publié il y a plus de sept ans par ce comité, la troisième recommandation était sans équivoque :

Que l’on ne juge pas inadmissibles à l’aide médicale à mourir les personnes atteintes d’une maladie psychiatrique en raison de la nature de leur maladie.

En ce qui a trait aux aspects juridiques de la question, permettez-moi de citer les propos de l’avocat Shakir Rahim, qui a témoigné devant le comité mixte spécial le 4 octobre 2022. Il a parlé de l’aide médicale à mourir et des maladies mentales conformément à la décision de la Cour suprême dans l’affaire Ontario (Procureur général) c. G, une décision importante sur les droits à l’égalité prévus à l’article 15 de la Charte. Au cours du débat à l’étape de la troisième lecture sur l’amendement proposé par le sénateur Kutcher au projet de loi C-7, j’ai parlé de cette décision de la Cour suprême qui porte sur les maladies mentales. Le rapport du comité mixte spécial en parle également.

Comme l’a dit M. Rahim au comité :

À mon avis, la recommandation du groupe d’experts sur l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué est conforme à l’esprit et à la lettre de la jurisprudence relative à l’article 15.

Honorables sénateurs, ces conclusions montrent la nécessité d’assurer l’accès à l’aide médicale à mourir en cas de trouble mental.

Cependant, cela doit se faire de manière à s’assurer qu’il n’y aura ni dérapages ni erreurs qui contribueront à l’opposition à cette extension. C’est pourquoi, honorables sénateurs, je suggère d’adopter le projet de loi C-39, et je dis ceci à ceux qui nous écoutent : il ne s’agit pas de s’opposer à votre droit à l’accès à l’aide médicale à mourir; il s’agit simplement d’une pause. Votre droit à l’aide médicale à mourir est reconnu par la Constitution, et il sera bientôt accessible.

Merci.

 

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