Motion concernant les projets de loi contenant une « clause nonobstant »

Par: L'hon. Peter Harder

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L’honorable Peter Harder, conformément au préavis donné le 23 mai 2024, propose :

Que le Sénat exprime le point de vue qu’il ne devrait pas adopter tout projet de loi qui contient une déclaration en vertu de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés, communément appelé la « clause nonobstant » ou « disposition de dérogation ».

 — Honorables sénateurs, permettez-moi de commencer par un extrait de Notwithstanding . . . Canada, un livre sur l’histoire des discussions constitutionnelles qui ont eu lieu à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Devant des caméras de télévision braquées sur lui, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a déclaré :

Il y a des pouvoirs auxquels le gouvernement ne devrait pas toucher, qui devraient appartenir au peuple, et c’est pourquoi nous appelons cela la Charte du peuple […] Il s’agit de déterminer quels sont les droits fondamentaux de la population qui sont si sacrés qu’aucun d’entre nous ne devrait avoir le pouvoir d’y porter atteinte.

Le message du premier ministre Pierre Elliott Trudeau était on ne peut plus clair : les gouvernements ne doivent pas porter atteinte aux droits fondamentaux. Pourtant, l’article 33 de la Charte des droits et libertés, qu’on appelle la « disposition de dérogation », est une disposition antithétique, voire hypocrite, par rapport aux objectifs mêmes de la Charte. Cet article permet au Parlement et aux assemblées législatives de violer les droits énoncés aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte — qui portent sur les libertés fondamentales, les droits juridiques et le droit à l’égalité — sans recours judiciaire.

C’est un fait bien documenté que l’acceptation de cet article était un compromis politique de la part du gouvernement fédéral en échange du rapatriement de la Constitution et de l’inclusion de la Charte elle-même.

Lors des premières discussions sur le rapatriement, comme l’a écrit Roy Romanow, le procureur général de la Saskatchewan, la proposition provinciale d’insérer une disposition générale de dérogation a été rejetée par le gouvernement fédéral :

[…] au motif que cela irait à l’encontre de l’objectif même de l’enchâssement, à savoir la garantie des droits contre les excès des gouvernements.

Malheureusement, cette concession était la seule à pouvoir consolider le soutien de neuf provinces, sans le Québec, et du gouvernement fédéral, mais à certaines conditions. La première condition était qu’elle ne s’applique pas à la Charte dans son ensemble, et la seconde, que les dispositions de dérogation législative soient assorties d’une période de caducité de cinq ans. L’intention était que cette disposition soit utilisée avec la plus grande retenue.

À l’époque, le ministre de la Justice, Jean Chrétien, avait qualifié cet article de « […] soupape de sécurité qui ne sera probablement jamais utilisée, sauf dans des circonstances sans controverse […] », et, plus loin, « […] pour corriger des situations absurdes sans avoir à recourir à des amendements constitutionnels difficiles […] ».

Cette brève allégorie historique sert de contexte et de mise en garde contre la normalisation et les dérives de son utilisation au niveau infranational au cours des dernières années. Malheureusement, cette normalisation s’est prolongée lorsque le chef de l’opposition a laissé entendre qu’il s’en servirait si son parti formait le gouvernement — ce qui ne s’est jamais vu à l’échelon fédéral en 42 ans.

Cette allusion a attiré mon attention et est à l’origine de ma crainte. De nombreux dirigeants fédéraux ont reconnu les lacunes de l’article 33. En 2006, le premier ministre de l’époque, Paul Martin, a promis que, s’il était réélu, son gouvernement supprimerait la capacité du gouvernement fédéral à utiliser la disposition de dérogation, qu’il a décrite comme suit :

[…] un marteau qui ne peut être utilisé que pour attaquer de façon répétée la Charte et retirer n’importe quel droit dans une panoplie de droits individuels […]

Lors des négociations du lac Meech, le premier ministre Brian Mulroney a qualifié la disposition de dérogation de « vice catastrophique de 1981, qui ampute vos droits individuels tout comme les miens ». Il a également ajouté :

[Toute constitution] qui ne protège pas les droits individuels, inaliénables et imprescriptibles des simples Canadiens n’est qu’un chiffon de papier.

Ce sont des propos accablants de la part de dirigeants respectés. Les partisans de l’inclusion de l’article 33 visaient à protéger les droits non énumérés tout en sauvegardant les institutions, y compris l’indépendance constitutionnelle de nos tribunaux. L’article n’a jamais visé à miner les droits individuels inscrits dans la Constitution. Cela va complètement à l’encontre de l’objectif des droits inscrits.

Les rédacteurs originaux de l’article 33, soit Jean Chrétien, Roy Romanow et l’ancien procureur général de l’Ontario Roy McMurtry, ont été très clairs à ce sujet lorsqu’ils ont dénoncé la première utilisation de la disposition par Doug Ford au niveau provincial en 2018 afin de contourner la procédure appropriée.

Dans un recueil d’essais intitulé The Notwithstanding Clause and the Canadian Charter, ou « La disposition de dérogation et la Charte canadienne », publié par le constitutionnaliste Peter Biro, l’avocat Gregory Bordan a écrit ce qui suit :

Jusqu’à tout récemment, on tenait presque universellement pour acquis que le recours à la disposition de dérogation était une mesure exceptionnelle qui serait accompagnée d’un débat politique et qui aurait des conséquences politiques, une supposition qui s’est avérée être largement fondée au cours des 40 dernières années. On ne peut plus tenir cela pour acquis. En effet, la réalité sur le terrain a peut-être déjà changé.

Je ne peux pas lui reprocher cette conclusion. La réalité sur le terrain a changé parce que, depuis 1982, le paysage politique a changé. Les gouvernements provinciaux, en grande partie populistes, ont coordonné leur riposte pour réaffirmer ce qu’ils décrivent comme la suprématie législative par rapport à la suprématie constitutionnelle et la suprématie de la Charte. Nous sommes maintenant à une époque où des premiers ministres provinciaux majoritaires un peu trop optimistes cherchent à s’opposer aux structures de gouvernance et de reddition de comptes qui, à juste titre, tentent de les contrôler.

Ces premiers ministres commettent l’erreur de croire que le fait de remporter la majorité des voix leur donne la légitimité démocratique de recourir à l’article 33. En Ontario, Doug Ford a déclaré que c’est l’équivalent de l’approche adoptée par le gouvernement caquiste du Québec dans le cas de la loi 21 sur la laïcité et de la loi 96 sur les droits linguistiques, et par Scott Moe, du Parti de la Saskatchewan, dans le cas de sa politique sur les prénoms et les pronoms. Les gouvernements majoritaires ont tendance à recourir à la disposition de dérogation pour s’opposer à des décisions des tribunaux en matière de constitutionnalité, ou pire, à recourir à l’article 33 et à la disposition de dérogation de manière préventive, avant même que l’on conteste la légitimité de leurs lois devant les tribunaux.

À mon avis, le recours préventif revient à admettre que la mesure législative aurait autrement violé des droits protégés par la Charte des droits. Si une mesure législative est constitutionnelle, il faut la défendre en conséquence. Elle ne devrait pas prêter à controverse.

Pierre Poilievre suit leurs traces. Il a déjà déclaré qu’il aurait recours à la disposition de dérogation pour infirmer une décision rendue par la Cour suprême en 2022 au sujet de l’inadmissibilité à la libération conditionnelle. Il a aussi laissé entendre qu’il l’utiliserait dans d’autres domaines du droit criminel lorsqu’il s’est adressé à l’Association canadienne des policiers en avril dernier. Il avait alors déclaré ceci :

Je serai un premier ministre démocratiquement élu par le peuple — et démocratiquement tenu de lui rendre des comptes. Il pourra lui-même juger si mes lois sont constitutionnelles.

Cet énoncé ressemble étrangement à celui des premiers ministres provinciaux, mais ce malentendu fondamental demeure. Être démocratiquement tenu de rendre des comptes signifie être responsable devant tous les citoyens, et pas seulement devant ceux qui ont voté pour vous. En 1982, c’est en partie pour cette raison que la disposition de caducité après cinq ans a été adoptée. Si les Parlements ont le dernier mot en matière de droits, les urnes sont considérées comme l’endroit approprié pour accepter ou renoncer à une limitation de ces droits.

Mais l’univers politique d’aujourd’hui ne correspond pas à celui d’il y a 40 ans. Aujourd’hui, les attaques personnelles l’emportent sur les politiques publiques. On constate de la division, de la désinformation et plus de rhétorique que de substance. Cela se traduit par un électorat de plus en plus dissocié et désengagé, qui en a assez du sensationnalisme pour générer des clics et des publications ouvertement partisanes ou qui, au contraire, alimente et encourage les propos au vitriol et les slogans accrocheurs et simplistes de trois mots.

Pour que les urnes soient un lieu approprié pour prendre des décisions touchant les droits, nous avons besoin d’un électorat engagé et informé, ce qui fait cruellement défaut de nos jours.

Sabreena Delhon, PDG du Centre Samara pour la démocratie, est bien d’accord. Elle a déclaré ce qui suit :

L’article 33 suppose une tierce partie dans le dialogue perpétuel entre les tribunaux et les Parlements au Canada, c’est-à-dire un électorat intéressé, informé et ayant le moyen d’agir.

La politique canadienne n’a sans doute jamais été aussi toxique. La règle populiste de la majorité nourrit la méfiance à l’égard de la démocratie. Les conclusions de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale cernent les causes du recul de la démocratie. Il s’agit notamment de l’élection de partis populistes à la tête de gouvernements, de la polarisation sociétale et politique, de la reproduction du comportement antidémocratique d’autrui et de la propagation de la désinformation.

C’est là où le recours à la disposition de dérogation laisse à désirer, où l’idée de la tyrannie de la majorité s’insinue dans la discussion et où les droits des minorités peuvent être mis de côté. En outre, c’est là que le Sénat peut jouer son rôle constitutionnel : même si la disposition de dérogation peut bâillonner la magistrature, le Sénat est libre de s’exprimer sur son utilisation.

Dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat de 2014, la Cour suprême du Canada a réaffirmé ceci :

[…] chaque région obtenait un nombre égal de représentants au Sénat, peu importe sa population. Cette règle d’égalité visait à assurer aux régions que leurs voix continueraient de se faire entendre dans le processus législatif, même si elles devenaient minoritaires au sein de l’ensemble de la population canadienne […].

Le paragraphe 16 de ce renvoi porte sur la représentation constitutionnelle du Sénat de personnes largement sous-représentées à la Chambre des communes, comme les groupes autochtones et les minorités linguistiques, ethniques, de genre et religieuses. Au paragraphe 57, la Cour ajoute :

[…] il est évident qu’on voulait en faire un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes […]

Le paragraphe se poursuit ainsi :

Les rédacteurs ont cherché à soustraire le Sénat au processus électoral auquel participaient les députés de la Chambre des communes, afin d’écarter les sénateurs d’une arène politique partisane toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme.

Le Sénat a pour rôle constitutionnel de protéger les minorités, régionales ou autres, et de le faire en toute indépendance. Le recours à la disposition de dérogation est, par définition, à court terme et politique. Recourir à cette disposition pour bafouer les droits des minorités selon les caprices d’une majorité élue va à l’encontre du rôle constitutionnel du Sénat, qui ne peut être exclu d’un processus fédéral entamé au titre de l’article 33 de la Charte.

C’est ce que soutient Caitlin Salvino dans son document intitulé Notwithstanding Minority Rights: Re-Thinking Canada’s Notwithstanding Clause. Elle écrit ceci :

[…] Les groupes minoritaires peuvent être pris pour cibles au moyen de la disposition de dérogation parce que les processus de reddition de comptes dans un contexte démocratique prévus à l’article 33 ne peuvent pas protéger leurs intérêts. Par conséquent, le risque politique lié au recours à la disposition de dérogation est peu dissuasif quand des groupes minoritaires en sont la cible.

Mme Salvino ajoute ceci :

[…] les législateurs élus font souvent peu de cas des droits des minorités qui n’ont pas de représentation politique et qui ne sont pas nécessaires en tant que groupe d’électeurs […]

Elle poursuit ainsi :

[…] le corps législatif représente principalement les intérêts de la majorité, qui peut être indifférente au ciblage des groupes minoritaires ou appuyer activement celui-ci. Ces cas créent des situations où les gouvernements peuvent invoquer la disposition de dérogation pour cibler des groupes minoritaires sans rencontrer beaucoup d’opposition au sein du corps législatif ou sans être obligés de tenir des délibérations approfondies.

Je partage ces craintes. L’apathie de la majorité à l’égard des droits des minorités, l’impact minime des groupes minoritaires aux urnes et les obstacles à la participation électorale, tous amplifiés par la Loi sur l’intégrité des élections — qui porte un nom hypocrite et qui a été introduite, soit dit en passant, par M. Poilievre à l’époque où il était ministre — sont des sujets de réflexion sur lesquels le Sénat doit se pencher, en particulier dans un contexte d’indépendance accrue.

Je pense qu’il serait bénéfique pour le Sénat d’envisager une sorte de liste de contrôle au cas où nous recevrions un jour un projet de loi du gouvernement invoquant la disposition de dérogation, quelle qu’en soit la couleur politique. Cette liste pourrait comprendre les points qui suivent. Premièrement, le recours à la clause dérogatoire est-il préventif ou fait-il suite à une décision de la Cour suprême? Deuxièmement, le ministre de la Justice a-t-il déposé un énoncé concernant la Charte au sujet du projet de loi en question? Troisièmement, un processus de consultation publique a-t-il eu lieu et la Chambre a-t-elle entrepris une étude exhaustive en comité? Sur ce point, si l’électorat est l’arbitre final pour le recours à l’article 33, il doit en être informé et comprendre ce qui est en jeu. Quatrièmement, le gouvernement a-t-il restreint le débat en ayant recours à l’attribution de temps?

Les sénateurs ont peut-être d’autres suggestions et je suis impatient de les entendre.

Une autre idée, dont Andrew Coyne a parlé dans un article cet été, s’appliquerait à l’autre endroit. Il y aurait une limite imposée par la loi ou, de préférence selon moi, on pourrait exiger une majorité qualifiée de 60 % à 66 % pour invoquer la disposition de dérogation.

C’est Peter Lougheed, de l’Alberta, qui a fait cette proposition. Il était un fervent défenseur de la disposition de dérogation et, lors d’une conférence en 1991, il a proposé un ensemble de changements visant à empêcher son utilisation abusive. Étant l’un des auteurs du texte, il montre clairement que les gouvernements abusent de l’article 33 et en font un usage qui ne correspond pas à la raison d’être de cet article, à l’origine, telle qu’il la conçoit.

Au-delà de l’exigence d’une majorité qualifiée de 60 %, la proposition comprenait premièrement l’obligation d’exposer clairement les raisons du recours à l’article 33 afin que l’électorat puisse évaluer les compromis et, deuxièmement, le droit de faire une demande de contrôle judiciaire. M. Lougheed disait ceci:

[…] ne pas avoir ce droit est antidémocratique dans la mesure où l’objectif de l’article 33 était la suprématie du Parlement sur la magistrature et non la domination ou l’exclusion du rôle de la magistrature dans l’interprétation des articles pertinents de la Charte canadienne des droits et libertés.

Si de tels changements étaient apportés, la présence de la disposition de dérogation dans la Constitution du Canada me serait beaucoup plus acceptable. Il est regrettable que des gouvernements populistes infranationaux du Canada aient autant trahi l’esprit de cette disposition, telle qu’elle a été conçue à l’origine.

Je terminerai par un extrait d’un texte de l’avocate Marion Sandilands, qui a contribué à la série d’essais dont j’ai parlé précédemment. Elle écrit ce qui suit:

Le tabou qui frappait le recours à l’article 33 a été levé… C’est particulièrement inquiétant dans un monde où les démocraties libérales sont menacées et où le populisme avance partout, y compris au Canada. Les constitutions solides protègent des caprices du populisme et des abus de pouvoir.

Son Honneur la Présidente : Sénateur Harder, votre temps de parole est écoulé.

Le sénateur Harder : Puis-je avoir 10 secondes?

Son Honneur la Présidente : Les sénateurs sont-ils d’accord pour que le sénateur Harder puisse terminer son discours?

Des voix : D’accord.

Le sénateur Harder : Merci. L’extrait continue :

L’enjeu ne saurait être plus important : ces recours à la disposition de dérogation affaiblissent la Constitution du Canada au moment où elle est la plus nécessaire.

Nous sommes pris entre deux feux : celui de la suprématie législative et celui de la suprématie judiciaire. La question n’est pas de savoir celui qui devrait l’emporter. La question est la suivante : qu’en est-il de la suprématie constitutionnelle?

Merci.

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