L’honorable Tracy Muggli : Honorables sénateurs, je tiens à remercier le sénateur Woo d’avoir présenté cette motion. Nous avons vu ce qui se passe quand le monde détourne le regard, que le droit international est bafoué et que les normes humanitaires sont mises de côté. Quand des journalistes se voient interdire de faire leur travail, que des infrastructures sont détruites et que l’aide est instrumentalisée, les civils souffrent. Ils en paient le prix de leur vie, de leur dignité et de leur bien-être mental.
Selon l’organisme Save the Children, au cours des deux dernières années de violence, au moins un enfant palestinien a été tué toutes les heures en moyenne par les forces israéliennes dans la bande de Gaza, et le nombre d’enfants tués dépasse désormais les 20 000, soit 2 % de la population d’enfants de la bande de Gaza.
Parmi les enfants qui ont été tués, plus d’un millier avaient moins d’un an. Parmi ces bébés, 450 d’entre eux sont nés et ont été tués pendant les violences. Je tiens à le répéter, chers collègues : 450 bébés sont venus au monde et sont morts pendant le génocide. Ces 450 bébés n’ont jamais connu la paix, ne serait-ce qu’un seul jour.
Voilà quelques-uns des faits qui nous ont été rapportés au cours de la dernière année par des Canadiens qui ont travaillé dans la bande de Gaza en tant que médecins et travailleurs humanitaires. Bon nombre des sénateurs ont eu l’occasion, lors de réunions informelles, d’entendre les récits des Canadiens qui sont revenus de là-bas. Beaucoup d’entre vous sont venus écouter des témoignages de première main sur la situation à Gaza et en Cisjordanie. Nous avons entendu des organisations telles que Save the Children — que j’ai citée il y a un instant —, Oxfam, la Croix-Rouge, Doctors Against Genocide, Reporters sans frontières, CARE Canada, l’UNICEF et bien d’autres.
Nous avons appris que les gens souffrent non seulement en raison des bombardements et de la famine, mais aussi des graves traumatismes psychologiques découlant des déplacements forcés et du sentiment de perte. Ce sont là les blessures invisibles de la guerre.
Je voudrais m’arrêter un instant pour souligner que ces blessures invisibles touchent également les travailleurs humanitaires qui nous ont fait part de leur expérience, ceux qui ont sacrifié une partie d’eux-mêmes en se portant volontaires pour partir à l’étranger. Aucune des personnes qui ont servi sur le terrain à Gaza n’en ressortira indemne sur le plan psychologique. Aucune ne sera imperméable à ce qu’elle a vécu, et pourtant elles y sont allées. Puis elles sont rentrées chez elles et ont partagé leurs histoires.
Les journalistes indépendants étant largement interdits d’accès à Gaza, et les travailleurs humanitaires sont devenus nos yeux, revivant des souvenirs inimaginables, souvent en pleurs pendant qu’ils racontent leur expérience. Nous leur sommes infiniment reconnaissants, et je pense que nous leur devons de réagir.
Chers collègues, nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous devons examiner et reconnaître notre rôle dans celui-ci. Je pense que nous devons réagir à la situation actuelle et décider de ce que nous ferons pour la suite.
L’Organisation mondiale de la santé estime qu’une personne sur cinq parmi les populations touchées par un conflit doit vivre avec un trouble mental, et que ce trouble est considéré comme modéré à grave chez environ une personne sur dix.
À Gaza, même avant cette dernière guerre, plus de la moitié des enfants présentaient des symptômes de syndrome de stress post-traumatique, selon une étude publiée en 2020 dans Frontiers in Psychiatry. Après des mois de siège et de bombardements, l’UNICEF avertit que pratiquement tous les enfants présentent désormais des signes de traumatisme et de « stress toxique ».
Les Nations unies rapportent que près de 90 % de la population de Gaza a été déplacée et souffre d’un traumatisme chronique et incessant. Des données cliniques récentes soulignent l’ampleur de cette urgence en matière de santé mentale.
Une étude de 2025 évaluée par des pairs, qui portait sur les conséquences psychologiques de la guerre et des déplacements forcés à Gaza, a révélé que 79 % des personnes interrogées souffraient d’anxiété modérée ou sévère, 84 % souffraient de dépression et près de 68 % répondaient à tous les critères diagnostiques du syndrome de stress post-traumatique selon le DSM-5, ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Près des deux tiers souffraient de symptômes importants des trois troubles à la fois. La majorité des répondants étaient sans emploi et déplacés dans des camps ou des refuges, et plus d’un sur cinq avait perdu un parent au premier degré.
Les chercheurs ont conclu que la population déplacée à l’intérieur de Gaza est confrontée à « des taux très élevés de troubles psychiatriques » et que les interventions en matière de santé mentale « doivent être prioritaires pour soutenir le rétablissement à long terme de la société ».
Aussi terribles que soient ces statistiques, elles ne sont pas surprenantes. Nous savons quels sont les effets d’une terreur et d’une privation prolongées sur l’esprit humain : elles détruisent les collectivités, alimentent le désespoir et rendent le rétablissement beaucoup plus difficile.
En Bosnie, 10 ans après la fin de la guerre, environ 1 citoyen sur 10 souffrait encore de stress post-traumatique. Au Rwanda, les survivants du génocide de 1994 continuent de lutter contre la dépression et les flashbacks. Une étude réalisée en 2018 a révélé que 35 % de la population souffrait de dépression majeure et 28 %, de stress post-traumatique.
L’ancien sénateur Roméo Dallaire, qui a publiquement lutté contre le syndrome de stress post-traumatique après le génocide, a dit ceci :
[I]l n’y a pas de facteur temps [pour le stress post-traumatique]. Un de mes très proches collègues, qui était avec moi là-bas, dirigeait un programme pour nous avec des anciens combattants […] Il s’est complètement effondré, 22 ans plus tard. Le stress était si intense qu’il n’a pas pu le supporter et il a failli perdre la raison.
Le traumatisme ne s’arrête pas quand le conflit prend fin. Les personnes et les familles continuent de porter le poids de la peine longtemps après que le monde a tourné la page. Pour les Palestiniens, aujourd’hui, le traumatisme est multiple : guerre après guerre, perte après perte, famine, destruction, déplacement et mort. Les personnes qui reviennent de Gaza m’ont dit que les Palestiniens se sentent abandonnés par la communauté mondiale. Ils sont désespérés.
En tant que Canadiens, nous sommes fiers d’appartenir à une nation qui croit aux droits de la personne et au droit international. Mais ces principes n’ont que peu de sens si nous les abandonnons au moment où ils sont le plus nécessaires.
Nous devons être honnêtes : nous n’avons pas fait assez pour prévenir cette catastrophe. Nous avons hésité à parler lorsque les premiers avertissements ont été lancés. En janvier 2024, la Cour internationale de justice a jugé plausible que les actes d’Israël à Gaza puissent constituer un génocide. Le Canada a-t-il fait assez pour s’assurer de ne pas être considéré comme complice?
J’interviens aujourd’hui pour appuyer la motion du sénateur Woo, car je crois que nous devons reconnaître ce que nous avons fait et ce que nous avons omis de faire. Je prends aussi la parole aujourd’hui, car j’estime que nous avons encore le devoir d’agir. Nous devons aider les survivants à reconstruire et à se rétablir. Nous ne pouvons pas abandonner à nouveau la population de Gaza.
Chers collègues, je crois que la guérison fait partie intégrante du rétablissement. Après chaque atrocité, nous tirons la même leçon : si nous nous concentrons uniquement sur les infrastructures et si nous négligeons le rétablissement psychologique, nous laissons les sociétés fragilisées et divisées pour des générations.
Dans le cadre de sa sociothérapie communautaire, le Rwanda a adopté une approche axée sur la guérison mutuelle qui a eu des effets fort bénéfiques sur la santé mentale et la cohésion sociale.
Mon expérience professionnelle en santé mentale m’a permis de prendre conscience de l’importance d’offrir un soutien continu aux collectivités ayant subi des tragédies. Nous savons que, pendant de nombreuses années après une tragédie, la suicidabilité devient un phénomène fréquent qu’il faut enrayer. En l’occurrence, des interventions psychologiques seront nécessaires pendant des générations. Nous avons d’abondantes données nous indiquant la voie à suivre, mais le temps presse.
Je pense que le Canada doit s’affirmer, tirer des leçons du passé et diriger les efforts internationaux en faveur du rétablissement de la santé mentale à Gaza et en Cisjordanie, tout comme il l’a fait dans le cas des mines antipersonnel et de la réinstallation des réfugiés.
Nous pouvons financer les partenaires humanitaires pour qu’ils mettent en place des unités mobiles de counseling, pour qu’ils forment, soutiennent et habilitent les équipes locales de santé mentale et pour qu’ils veillent à ce que la santé mentale soit un pilier de tout le travail qui devra être accompli pour aider Gaza à guérir.
Les femmes et les enfants, en particulier, ont besoin d’un soutien ciblé. Une femme de Cisjordanie qui s’est exprimée lors d’une table ronde d’Oxfam cette année nous a dit :
Il faut que le monde comprenne que la santé mentale est aussi une question de survie. La nourriture et le logement maintiennent les gens en vie; la santé mentale les aide à revivre.
Chers collègues, nous savons ce qui arrive quand nous n’agissons pas, et nous savons ce qui peut arriver quand nous agissons. Le Canada a la capacité et la crédibilité nécessaires pour aider à reconstruire des vies et des maisons.
Nous pouvons faire du soutien à la santé mentale la pierre angulaire du rétablissement et aider les familles à trouver la stabilité après tant de pertes. Cette motion ne vise pas seulement à jeter un regard sur le passé, mais aussi à reconnaître les différents rôles que nous voulons que le Canada joue à l’avenir.
J’aimerais attirer votre attention sur un article que j’ai lu sur l’ancien sénateur Roméo Dallaire, dans lequel il décrit ses sentiments à la fin du génocide et à son retour chez lui, porteur d’un traumatisme invisible, de l’agonie mentale manifeste découlant de son expérience.
L’article disait :
Dès les premiers instants qui ont suivi, Roméo Dallaire n’arrivait plus à dormir. Son bras droit oscillait mystérieusement entre une douleur aiguë et la paralysie. Une voix dans sa tête ne cessait de lui crier : « Pourquoi le reste du monde continue-t-il de tourner comme si de rien n’était? »
Chers collègues, nous ne pouvons pas effacer le passé, mais nous pouvons choisir d’être présents aujourd’hui. Nous pouvons choisir de réagir. Nous pouvons choisir de diriger avec bienveillance, décence et les valeurs humanitaires que nous attendons de nous-mêmes.
Tout ce qui reste aux Palestiniens, c’est l’espoir.
Nous ne pouvons pas continuer comme si rien ne s’était passé.
Meegwetch, marsee.

