L’honorable Judy A. White : Honorables sénateurs, je souscris entièrement à ces amendements, mais je ne peux pas les appuyer pour le moment. Je m’explique.
Ma perspective repose sur le principe mi’kmaq que l’aîné Albert Marshall d’Eskasoni a fait sien, celui du « double regard », c’est-à-dire d’apprendre à voir, d’un œil, les avantages du savoir autochtone et, de l’autre, les vertus des institutions et des lois occidentales. Ce principe nous apprend que l’équilibre est nécessaire au véritable progrès, qu’au lieu de choisir une façon de voir le monde au détriment d’une autre, il vaut mieux s’inspirer des deux visions pour assurer le bien-être de nos gens.
Je me rappelle également que, dans le discours du Trône qu’il a prononcé devant le Parlement, Sa Majesté le roi Charles III a parlé de ce qu’il a appelé « confronter la réalité », c’est-à-dire faire face à la réalité, aussi dure soit-elle, sans lunettes roses, reconnaître les lacunes des systèmes et s’engager à apporter de manière honnête les correctifs nécessaires, malgré le malaise que cela peut créer.
C’est dans cet esprit, avec la perspective autochtone et avec en tête la responsabilité de confronter la réalité, que j’entends me prononcer sur le projet de loi S-2.
Le projet de loi S-2 cherche à corriger certaines iniquités qui se retrouvent depuis longtemps dans la Loi sur les Indiens. Il mise pour ce faire sur trois grandes modifications. Premièrement, il remplace certains termes désuets et offensants; deuxièmement, il crée un nouveau processus pour les personnes qui souhaitent retirer leur nom du registre des Indiens; et troisièmement, il s’attaque aux iniquités créées par l’émancipation, en plus de redonner aux personnes concernées le droit de réclamer le statut d’Indien et aux femmes qui se sont mariées avant 1985 celui de réintégrer leur bande natale.
Ce projet de loi corrige des injustices précises qui touchent les familles autochtones depuis bien trop longtemps. Il représente un progrès, même s’il est modeste, et il met fin à des préjudices.
Comme l’a dit la sénatrice Audette à l’étape de la deuxième lecture, ce projet de loi est :
[…] le début d’une réponse — une réponse à des décennies d’injustices que des gens, des humains, des hommes et des femmes ont vécues et continuent de vivre.
Le projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui s’appuie sur des expériences vécues, les connaissances de la communauté et un engagement indéfectible envers la justice.
Aujourd’hui, je vais vous donner quelques précisions sur la portée du projet de loi S-2. Je veux parler des préjudices qui seront réparés au moyen de ce projet de loi. Ce projet de loi n’est qu’une pièce du casse-tête. Il est important de reconnaître qu’il existe de nombreuses formes de discrimination qui prévalent encore dans la Loi sur les Indiens, et ce projet de loi ne vise pas à les éliminer toutes.
J’aborderai certaines questions qui subsistent concernant l’appartenance à une Première Nation, notamment en ce qui a trait à l’exclusion après la deuxième génération en général et au cas particulier de la Première Nation Qalipu dans ma province, Terre-Neuve-et-Labrador. Je soulignerai également l’importance historique du fait que ce projet de loi soit marrainé par des femmes des Premières Nations dans les deux Chambres du Parlement, et je conclurai en insistant sur l’importance de poursuivre la lutte contre le colonialisme et l’injustice dans la Loi sur les Indiens et partout ailleurs.
Je viens d’une petite communauté mi’kmaq sur la côte Ouest de la portion insulaire de notre province, Flat Bay. Notre communauté est gouvernée par un chef et par un conseil. Il n’y a pas de municipalités. Nous sommes membres de l’Assemblée des Premières Naitons. Nous étions des Indiens avant que ce soit tendance d’être un Indien.
Quand Terre-Neuve s’est jointe à la Confédération, en 1949, notre province est devenue la 10e du Canada, mais les Mi’kmaqs ont été délibérément laissés de côté, ni plus ni moins. Au moment de l’Union, la Loi sur les Indiens n’avait pas encore été rédigée. Sur papier, l’identité autochtone à Terre-Neuve-et-Labrador a pour ainsi dire été effacée. Il ne s’agissait pas d’une méprise. Cette décision reflétait la mentalité de l’époque : pour éliminer le « problème indien », il faut éliminer les Indiens. Sur papier, nous n’existions pas. La plupart d’entre nous l’ignorions. Nous continuions de vivre notre vie comme nous l’avions toujours vécue.
Vu les contraintes de temps qui nous sont imposées, je vais m’en tenir à une version abrégée — vous verrez, même les Coles Notes vous sembleront particulièrement succinctes.
Au début des années 1970, les peuples autochtones de la province ont commencé à s’unir. Ils ont traîné le gouvernement devant les tribunaux — pour cause de discrimination, rien de moins — au motif qu’il ne traitait pas les Indiens de Terre-Neuve-et-Labrador comme ceux du reste du pays. Après de nombreuses années de négociations, et même une grève de la faim de la part de neuf guerriers de Conne River, une réserve a été créée à Terre-Neuve. Flat Bay, ma communauté, devait suivre, et d’autres après elle, mais les vents politiques ont tourné et nous sommes tombés dans l’oubli. La contestation judiciaire a suivi son cours, et c’est ce qui nous amène à la formation de la Première Nation de Qalipu, en 2009.
Les règles coloniales continuent de dicter qui le Canada doit reconnaître et qui il doit renier. L’identité demeure entre les mains du fédéral, au lieu d’être entièrement entre les mains des Autochtones, et l’expérience de la Première Nation de Qalipu en est le plus parfait exemple.
Quand la Première Nation de Qalipu a été créée, il s’agissait d’une bande sans territoire, autrement dit d’une personne morale. Le but consistait à corriger un tort historique, à faire en sorte que notre province reconnaisse de nouveau les Mi’kmaq, qui étaient exclus des politiques fédérales depuis des générations. Or, le processus comportait des lacunes. Au total, 100 000 personnes ont demandé à être inscrites. Notre province ne compte que 500 000 habitants. Les gens présentaient une demande de bonne foi, mais les règles ont été réécrites par après.
Certaines familles ayant des racines culturelles bien ancrées et une forte présente communautaire ont été rejetées. Par contre, beaucoup de personnes n’ayant aucun lien véritable avec le patrimoine mi’kmaq ont obtenu le statut d’Indien. Chez nous, nous disons qu’ils sont des Indiens seulement sur papier. Le résultat est un registre incohérent, car des noms qui ne devraient pas y être s’y trouvent et d’autres noms qui auraient toujours dû y figurer n’y figurent pas.
Cette situation a causé de véritables préjudices. Certaines familles mi’kmaq légitimes ont été privées de la reconnaissance et des droits qu’elles méritaient. Elle a permis à la bureaucratie fédérale de définir l’appartenance autochtone à la place des communautés autochtones. À cause d’elle, certaines personnes de ma communauté, moi y compris, ont dû se plier à un processus défaillant pour faire reconnaître leur identité.
Voici quelques exemples qui illustrent à quel point le processus est défaillant. Il y a le cas des trois enfants; le plus vieux et le plus jeune ont eu droit au statut d’Indien, mais pas celui du milieu. Les trois ont pourtant les mêmes parents. Je pense aussi à ce jeune homme et à sa sœur; lui a été inscrit, mais pas elle, parce qu’elle fréquentait l’université. Voilà à quel point le processus d’inscription est défaillant.
La Première Nation Qalipu et ses membres tentent de nous effacer en nous remplaçant, en essayant de faire disparaître ma communauté de l’Assemblée des Premières Nations, en ne reconnaissant pas nos aînés de manière respectueuse, en disant « Oh, ne parlez pas aux aînés de Flat Bay », ces mêmes personnes qui sont à la base du mouvement autochtone à Terre-Neuve-et-Labrador. C’est de l’injustice pure et simple.
Avant que mes comptes explosent sur les réseaux sociaux, je tiens à préciser qu’il existe des Indiens inscrits légitimement au sein de la Première Nation Qalipu, quoique beaucoup ne le sont pas. Je fournis cette information afin de mettre en contexte les leçons qui ont été apprises et les changements qui doivent être apportés à l’avenir dans le cadre de la Loi sur les Indiens.
Nous devons veiller à ce que l’inscription soit menée à l’avenir par la communauté, afin que la communauté elle-même définisse le lien avec la communauté et qui sont ses membres.
Toute future inscription doit obéir à des règles claires, fiables et transparentes. Elle doit inclure les aînés et les porteurs du savoir. Elle doit respecter l’identité vécue, et non les formalités administratives, et elle doit prévoir des recours équitables qui rétablissent la dignité, plutôt que de la nier.
Le projet de loi S-2 répond à la question urgente de l’émancipation, une pratique historique qui continue d’avoir des effets dévastateurs sur les communautés autochtones. Comme nous l’avons déjà entendu, l’émancipation était la politique qui permettait aux membres des Premières Nations de renoncer à leur statut afin d’obtenir certains avantages, notamment le droit de vote. Certaines personnes ont accepté cette procédure de leur plein gré, d’autres non.
À l’heure actuelle, la Loi sur les Indiens ne mentionne pas que les personnes touchées par l’émancipation ont le droit d’être inscrites. Ce projet de loi créerait une nouvelle disposition qui donnerait le droit de s’inscrire aux personnes qui se sont vu refuser le statut d’Indien ou qui ont perdu leur statut en raison de leur émancipation.
L’émancipation a pris fin vers les années 1960, mais ses conséquences se sont transmises de génération en génération. Ceux qui ont été émancipés, et leurs descendants, demeurent privés de leur statut. Le projet de loi à l’étude offre un moyen de leur rendre ce qui leur a été injustement retiré.
Les témoignages ont confirmé pourquoi ce travail ne peut attendre. Kathryn Fournier a affirmé que l’émancipation « relevait du génocide par sa portée ». Le chef autochtone Wilton Littlechild, qui est avocat, a relevé des incohérences entre la Loi sur les Indiens et les obligations du Canada en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, en particulier les articles 6, 7, 8 et 9, qui protègent l’identité autochtone et interdisent l’assimilation forcée.
Dans l’affaire Nicholas, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a confirmé que certaines dispositions de la Loi sur les Indiens violent les droits à l’égalité des familles touchées au titre de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. La cour a donné au Canada jusqu’à avril 2026 pour remédier à cette violation. Le projet de loi S-2 est la solution. L’adoption de ce projet de loi n’est pas facultative. C’est une obligation morale et une obligation en vertu de la Charte.
Il est également important de noter les problèmes liés à l’inscription qui ne sont pas abordés dans le projet de loi S-2. Au comité, de nombreux témoins ont précisément indiqué que l’exclusion après la deuxième génération au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens est une priorité. Nous avons entendu de nombreux témoignages, comme l’ont souligné précédemment nos collègues, sur les préjudices causés par le paragraphe 6(2). Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une question urgente qui cause des préjudices et qui doit être traitée.
Cette étude a été très difficile au comité. Beaucoup de larmes ont été versées, non seulement par les témoins, mais aussi par nous, les membres du comité. Nous sommes tous touchés par cette question, tous les Indiens inscrits qui se trouvent ici, dans la tribune et dans la salle. La ministre elle-même est touchée.
Je félicite les membres du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones. Je salue le travail que vous accomplissez et que vous essayez d’accomplir. Toutefois, l’inscription est une question complexe qui nécessite son propre processus d’élaboration.
À plusieurs reprises, la ministre des Services aux Autochtones a réitéré son engagement à travailler avec les communautés autochtones afin de trouver une solution élaborée conjointement, de nation à nation, et provenant des communautés elles-mêmes.
Nous ne devons pas entraver ce travail en ajoutant des amendements au projet de loi S-2. Il est très important que nous fassions bien les choses. Nous devons laisser à la ministre le temps nécessaire pour continuer à rechercher des solutions et à écouter les communautés avant d’agir en ce qui concerne le paragraphe 6(2).
Adopter ce projet de loi sans amendement ne met pas fin à nos efforts pour modifier la Loi sur les Indiens. Cela ne veut pas dire que nous ne tenons pas compte d’autres problèmes urgents en ce qui concerne l’appartenance et les autres dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens.
Cela signifie plutôt que nous faisons un pas vers la justice. Nous poursuivrons ces efforts comme il se doit dans un esprit de réconciliation, de façon conjointe, et conformément à nos obligations en vertu de la Charte et de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
Le double regard nous enseigne à faire les choses de façon responsable et respectueuse. Ce ne sont pas que de simples modifications qui sont demandées; il faut un dialogue approfondi de nation à nation et des solutions communautaires.
Nous devons avoir la lucidité et l’honnêteté de reconnaître que, si nous adoptons des amendements à ce projet de loi à la hâte, nous risquons de retarder la justice pour les familles émancipées qui attendent déjà depuis des décennies.
Honorables collègues, pour la première fois dans l’histoire du Canada, le poste de ministre des Services aux Autochtones est occupé par une femme autochtone qui a été grande cheffe au sein de nos systèmes traditionnels, ce qui n’est pas anodin. Son leadership est important. Trop souvent, on s’attend à ce que les femmes autochtones en position de pouvoir portent le poids de la perfection, justifient leur présence, et fassent tout pour tout le monde. Aujourd’hui, je rejette ces attentes. Je prends la parole non pas pour critiquer ou contester, mais pour offrir mon soutien.
Je tiens à saluer Cindy Woodhouse Nepinak, cheffe nationale de l’Assemblée des Premières Nations. Je vous remercie de votre leadership.
À la marraine du projet de loi, la sénatrice Audette : vous êtes phénoménale. Vous décortiquez chaque question morceau par morceau. Je suis fière de ce que vous faites. C’est un honneur de faire partie de cette auguste assemblée en votre compagnie.
À la ministre Gull-Masty : vous êtes en train d’écrire une page d’histoire, mais surtout, vous faites bouger les choses. Vous créez de nouveaux souvenirs dans la mémoire de nos enfants. Vous montrez à des générations de jeunes Autochtones — surtout aux filles — qu’en plus d’appartenir à ces espaces, nous y sommes essentiels.
J’aimerais que ce moment marque une transition, sur le plan de la représentation, certes, mais aussi sur celui du respect; qu’il ne se traduise pas seulement par des paroles, mais aussi par des actes; qu’il s’inscrivent non seulement dans une démarche politique, mais qu’il ouvre la voie à une véritable réconciliation.
Une ancienne grande cheffe, je tiens à la répéter, exerce aujourd’hui les fonctions de ministre des Services aux Autochtones — jamais je n’aurais cru que ce jour arriverait —, prend les devants, prend sur elle de restaurer la confiance et de rendre justice à notre peuple. Elle est en train de faire tomber des obstacles qui existent depuis des siècles.
Elle a été sans équivoque. Elle ne peut accepter aucun amendement pour le moment. Même si j’entends ceux qui voudraient aller plus loin — et je suis tout à fait d’accord pour dire, moi aussi, qu’il faut en faire plus —, je ne peux pas appuyer des amendements qui risquent de compromettre les progrès qui ont été réalisés aujourd’hui. Je choisis plutôt de soutenir cette ministre autochtone dans le rôle historique qu’elle joue, et je m’engage à travailler avec elle pour veiller à ce que le prochain chapitre de ce processus soit à la hauteur des normes que notre peuple mérite.
À l’heure actuelle, avec le « double regard » et une honnêteté lucide, je me dois d’appuyer cette ministre. L’adoption du projet de loi S-2 est à la fois un impératif moral et une obligation légale. Bien que l’adoption de ce projet de loi ne réglera pas toutes les dispositions discriminatoires qui subsistent dans la Loi sur les Indiens, elle représente néanmoins une avancée historique, une étape vers la justice pour les familles, les hommes et les femmes autochtones, qui attendent depuis déjà trop longtemps.
Adoptons ce projet de loi sans amendements, non pas parce qu’il est parfait, mais parce que la justice différée est une justice refusée. Nous maintiendrons la pression. Nous continuerons de remédier à la situation. Nous n’arrêterons pas tant que les communautés et les nations autochtones ne détermineront pas entièrement leur identité, leur citoyenneté et leur avenir.
Nous devons adopter ce projet de loi, non pas parce que c’est la solution définitive, mais parce que c’est un début et que certains d’entre nous, comme Beverly Asmann et la Michel Callihoo Nation Society, attendent ce moment depuis bien trop longtemps.
Wela’ lin. Je vous remercie.
Des voix : Bravo!

