Deuxième lecture du projet de loi S-218, Loi modifiant la Loi constitutionnelle de 1982 (disposition de dérogation)

Par: L'hon. Kristopher Wells

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L’honorable Kristopher Wells : Honorables sénateurs, j’aimerais commencer mon intervention d’aujourd’hui en remerciant le sénateur Harder d’avoir présenté cette mesure législative d’une grande importance et d’avoir entamé une conversation qui se fait attendre depuis trop longtemps et qu’on ne peut plus repousser : le rôle de la disposition de dérogation et la nécessité de protéger les gens, surtout ceux issus de minorités, contre les gouvernements qui seraient tentés d’abuser de ce pouvoir extraordinaire.

Depuis plusieurs années, les conventions entourant la disposition de dérogation ont énormément évolué. Le moratoire que la classe politique semblait s’être imposé à elle-même pendant des décennies concernant ce pouvoir a pris fin d’une manière aussi dramatique qu’inquiétante.

J’admets d’emblée que le recours à la disposition de dérogation n’est pas sans précédent. Après la proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982, le gouvernement du Québec a choisi de se prévaloir fréquemment de ce pouvoir, qu’il a invoqué dans chacune de ses mesures législatives afin de protester de manière symbolique contre une constitution qu’il n’avait pas signée. Or, cette invocation était de portée universelle. Elle n’était pas dirigée contre une politique ou un groupe en particulier. Cette pratique a d’ailleurs été abandonnée par le gouvernement du Québec à peine trois ans plus tard.

Je rappelle également que cette disposition a été invoquée une nouvelle fois par le Québec pour une loi sur l’affichage en français. Même si cette invocation faisait suite à une décision débattue à fond par la Cour suprême du Canada, la disposition de dérogation n’a été valide que pendant les cinq années prévues par la loi, après quoi elle a été remplacée par une nouvelle loi, qui respectait cette fois-là les balises imposées par la Charte.

Enfin, le gouvernement de la Saskatchewan a eu recours à cette disposition en 1986 dans le cadre d’un conflit de travail, décision jugée par la suite sans objet par les tribunaux.

Ces six premières années d’expérience avec l’article 33 marquent le début de l’histoire de la disposition de dérogation. Pour de nombreux partisans de cette dernière, elles ont poussé à l’extrême les limites de l’utilisation historique d’un outil légitime.

Cependant, après cette courte période, quelque chose de remarquable s’est produit. Pendant près de 30 ans, on n’a pas invoqué cette disposition. Elle était considérée — à juste titre, à mon avis — comme une option nucléaire dangereuse et régressive : même si elle existait toujours et qu’elle constituait, théoriquement, une menace au progrès social et aux droits des minorités, les gouvernements comprenaient qu’il était préférable de ne pas l’utiliser.

Le constitutionnaliste Peter Hogg a décrit de façon célèbre la disposition de dérogation comme un « tigre de papier » : un pouvoir latent qui est effrayant en théorie, mais qu’aucun politicien ne pouvait employer en pratique.

C’est demeuré vrai pendant trois décennies. Les gouvernements de toutes allégeances savaient qu’invoquer l’article 33 équivalait à franchir des limites morales et démocratiques. Cela revenait à dire aux citoyens que leurs droits et libertés fondamentaux étaient négociables. Cette convention informelle et la retenue politique en ayant découlé ont été l’un des triomphes discrets de notre démocratie constitutionnelle. Elles ont démontré aux Canadiens que notre Charte des droits et libertés avait évolué et que ses garanties n’étaient pas seulement des principes juridiques, mais aussi des valeurs nationales communes.

Pourtant, pour de nombreux Canadiens, en particulier ceux issus de communautés marginalisées et vulnérables, la crainte de voir la disposition de dérogation utilisée à mauvais escient n’a jamais complètement disparu. Elle était toujours là, tapie sous la surface de notre démocratie.

Pour les Canadiens 2ELGBTQI+, cette crainte n’est pas abstraite. Elle est personnelle. C’est du vécu.

Après la décision rendue en 1998 dans l’affaire Vriend c. Alberta, dans laquelle la Cour suprême du Canada a jugé inconstitutionnelle l’exclusion de l’orientation sexuelle de la législation albertaine sur les droits de la personne, les factions conservatrices de la province ont exercé d’énormes pressions pour que la disposition de dérogation soit invoquée afin de passer outre à la décision de la cour. Ceux d’entre nous qui ont vécu cette période se souviennent de la peur, de l’anxiété et de l’incertitude qui ont suivi. Cette situation a contraint les Albertains queers à se demander : « Mes droits seront-ils protégés par la Constitution ou supprimés par mon gouvernement? »

Une fois encore, après la légalisation du mariage entre personnes du même sexe au Canada en 2005, certains milieux ont relancé le débat politique sur la possibilité d’utiliser la disposition de dérogation pour bloquer ou annuler l’égalité en matière de mariage. Chers collègues, imaginez un monde où le gouvernement aurait invoqué ce pouvoir draconien pour empêcher l’égalité du mariage et permettre que des gais, des lesbiennes ou des bisexuels du Canada soient congédiés simplement à cause de la personne qu’ils aiment. Imaginez si ces aspects de notre société pluraliste, dont nous sommes aujourd’hui si fiers à juste titre, avaient été interdits par l’article 33.

En fin de compte, ces menaces ne se sont jamais concrétisées, mais la simple possibilité qu’elles le soient, le fait que de telles discussions puissent être sérieusement envisagées, a révélé la précarité des droits des minorités lorsqu’elles dépendent de la bonne volonté des gouvernements plutôt que de la permanence de l’égalité et des fondements de la dignité humaine.

Pendant des années, il y a eu une paix précaire : une Charte qui promettait la protection, et une disposition qui planait comme une ombre sinistre sur cette promesse.

Maintenant, chers collègues, le tigre s’est réveillé. Au cours des dernières années, nous avons assisté à une érosion de la retenue politique qui protégeait autrefois l’intégrité de la Charte. Les gouvernements ne se gênent plus pour recourir à la disposition de dérogation — non pas comme mesure de dernier recours, mais comme outil d’opportunisme politique.

En Alberta et en Saskatchewan, on a invoqué l’article 33 pour supprimer des droits fondamentaux de la personne, bloquer l’accès aux soins de santé et porter atteinte à la vie privée et à la dignité des jeunes transgenres, qui comptent parmi les membres les plus vulnérables de notre société. Il ne s’agit pas d’exercices constitutionnels abstraits. Il s’agit d’une attaque sans retenue visant à dire aux enfants trans et à leur famille que leur identité est remise en question, que leur existence même est soumise à la volonté de l’État et que leurs droits sont tributaires des caprices et de la volonté d’autrui.

C’est d’autant plus cruel et odieux que le gouvernement de l’Alberta ait choisi d’invoquer la disposition de dérogation la semaine dernière, lors de laquelle avait également lieu la Journée du souvenir trans. Cette journée est censée être l’occasion de pleurer les innombrables personnes trans qui ont fait l’objet d’attaques haineuses, de violence et de discrimination et de penser à elles. C’est lors de cette occasion solennelle que le gouvernement de l’Alberta a honteusement décidé de doubler la mise et de contribuer à la discrimination continue.

Quand un gouvernement invoque la disposition de dérogation pour protéger par anticipation ses lois contre une contestation en vertu de la Charte, c’est-à-dire avant même qu’un seul argument soit entendu et avant qu’une seule personne ait pu comparaître devant les tribunaux, ce n’est pas ce qu’on appelle gouverner avec confiance, mais plutôt gouverner par la peur.

Quand ce pouvoir prend en outre pour cible un groupe vulnérable, qu’il s’agisse des jeunes trans aujourd’hui ou d’un autre groupe vulnérable demain, ce n’est pas de la démocratie. C’est du majoritarisme dans sa forme la plus dangereuse.

La décision récente du gouvernement de l’Alberta d’invoquer l’article 33 dans une affaire de droits du travail constitue un autre avertissement. Quand les gouvernements commencent à banaliser le recours à la disposition de dérogation, ils abaissent pour tous le seuil à partir duquel elle peut être invoquée. Choisissez votre sujet, chers collègues, puis choisissez les protections garanties par la Charte auxquelles vous tenez et demandez-vous si elles ne seront pas les prochaines à connaître le même sort.

Voilà ce qui se passe quand une mesure exceptionnelle comme celle-là devient monnaie courante et que ce qui était jadis considéré comme impensable devient accepté. Lentement, le pouvoir exécutoire de la Charte commence à s’effriter, pas parce qu’elle a fait l’objet de modifications formelles, mais parce qu’on aura pris l’habitude d’en faire abstraction. Nous devons nous demander franchement ce que cela implique pour la santé de notre démocratie.

La Charte n’a pas été conçue pour faciliter la vie des gouvernements; elle a été conçue pour qu’ils rendent des comptes. Elle impose des limites au pouvoir de la majorité précisément parce que l’histoire nous enseigne que la majorité n’a pas toujours raison et que les droits ne sont pas vraiment des droits s’ils peuvent être suspendus dès qu’ils deviennent gênants.

L’article 33 a été inclus à titre de compromis politique — en reconnaissance de la souveraineté parlementaire dans un nouvel ordre constitutionnel. Cependant, il ne s’agit pas d’un pouvoir anodin. Nous ne pouvons pas nous permettre d’en faire une pratique courante.

Si les gouvernements commencent à traiter les droits comme des privilèges — qu’ils peuvent accorder ou retirer à leur guise —, ils risquent de saper les fondements mêmes de la démocratie constitutionnelle canadienne.

C’est pourquoi le projet de loi S-218 est si important. Ce projet de loi vise à ramener un peu de retenue dans notre structure constitutionnelle et à réaffirmer que, même si la disposition de dérogation existe, elle ne doit pas être utilisée de manière abusive.

Le projet de loi S-218 limiterait la capacité du gouvernement fédéral à invoquer l’article 33, établissant ainsi une norme dont les provinces ne peuvent faire fi.

Le mois dernier, le gouvernement du Manitoba a présenté son propre projet de loi visant à limiter l’utilisation de la disposition de dérogation dans sa province. Le premier ministre Kinew a déclaré : « La Charte énonce nos libertés fondamentales, et il nous incombe à tous et à toutes de les protéger. » Le projet de loi no 50 exige que tout projet de loi provincial qui invoque la disposition de dérogation soit soumis à l’examen de la Cour d’appel du Manitoba dans un délai de 90 jours. Cela donnerait à la cour l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité de toute loi, ce qui garantirait la responsabilité envers la population de la province.

Pour conclure mes observations, j’aimerais revenir sur la dimension humaine de ce débat. À un moment où les crimes haineux contre les personnes 2LGBTQI+ sont en hausse au Canada et où la mésinformation et la panique morale se propagent à une vitesse exponentielle, le recours à l’article 33 pour bafouer les droits des Canadiens transgenres et de diverses identités de genre n’est pas seulement contraire à l’esprit de la Charte, il est aussi incompatible avec une société qui protège les plus vulnérables.

L’histoire nous jugera non sur la base des pouvoirs que nous possédons, mais sur la base de la retenue dont nous faisons preuve dans leur exercice. Le choix qui s’offre à nous ne porte pas sur l’opposition entre pouvoirs fédéraux et pouvoirs provinciaux. Il s’agit plutôt de déterminer si nos lois protègent les personnes qui en ont le plus besoin. Il s’agit de déterminer si nous permettons à la Charte de rester le bouclier qu’elle est censée être ou si nous la laissons devenir un ensemble de principes de pure forme soumis aux caprices politiques du moment.

Le projet de loi S-218 nous offre l’occasion de fixer une limite importante, de réaffirmer que les droits ne sont pas une monnaie d’échange et que les gouvernements doivent s’abstenir de tirer parti de failles dans la Constitution pour réduire les citoyens au silence ou en faire des boucs émissaires.

Chers collègues, la diversité du Canada est une source de fierté pour notre nation et elle est notre promesse. Ce qui rend notre pays extraordinaire, c’est que nous avons fait du multiculturalisme et du pluralisme une force décisive.

La disposition de dérogation était censée coexister avec le principe même du pluralisme, et non le compromettre. Aujourd’hui, nous devons reconnaître que l’équilibre a été rompu. Sans mesure législative, l’utilisation abusive de l’article 33 continuera de se répandre, érodant ainsi l’autorité morale même de la Charte.

C’est pourquoi j’appuie fermement le projet de loi S-218. Il s’agit d’une mesure mesurée, responsable et nécessaire pour protéger l’intégrité de la Constitution et réaffirmer la primauté des droits de la personne dans le droit canadien.

N’attendons pas que d’autres préjudices soient causés. Évitons de nous retrouver dans une position où nous devrons dire aux générations futures que nous avons vu les signes avant-coureurs et que nous n’avons rien fait. N’oublions pas que le silence nous rend complices de l’acte même de discrimination. Agissons en tant que sénateurs, en tant que défenseurs de la Charte et en tant que Canadiens qui croient que l’égalité et la justice ne doivent jamais être facultatives.

À bien des égards, nous ne sommes pas seulement la Chambre de second examen objectif. Nous sommes aussi les gardiens de la conscience canadienne et, si nécessaire, les défenseurs de la démocratie.

Merci, chers collègues. Meegwetch.

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