L’honorable Diane Bellemare : Honorables sénateurs, je tiens à préciser, avant de prononcer ce discours, que nous nous trouvons sur les terres ancestrales non cédées du peuple algonquin anishinabe.
Chers collègues, la transition en vue d’assurer la carboneutralité de notre économie est urgente pour la planète, mais elle l’est également pour protéger le niveau de vie des Canadiens et des Canadiennes et pour renverser la tendance à la baisse de notre niveau de vie par habitant. C’est une façon de prospérer que de faire le virage vers la carboneutralité.
L’objectif de ce projet de loi est toutefois très vaste et louable. Permettez-moi de citer l’article 3 du projet de loi, qui suit un long préambule :
La présente loi a pour objet, dans le cadre de la transition vers une économie carboneutre, de faciliter et de promouvoir la croissance économique, la création d’emplois durables et le soutien pour les travailleurs et les collectivités au Canada grâce à un cadre qui a pour but d’assurer la transparence, la responsabilité, la mobilisation et la prise de mesures par les entités fédérales concernées, notamment celles qui se consacrent, à l’échelle nationale et régionale, à des questions qui incluent le développement des compétences, le marché du travail, les droits fondamentaux au travail, le développement économique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Lorsque j’ai lu la première version de ce projet de loi en 2022, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un grand comité sectoriel, dont l’objectif était le perfectionnement et le recyclage des employés du secteur pétrolier et gazier dans les provinces de l’Ouest. J’ai maintenant changé d’avis. Je le vois comme une initiative fédérale plus globale, ambitieuse et multisectorielle visant à remodeler de nombreux aspects de l’économie canadienne.
Je pense que le sénateur Yussuff l’a fort bien souligné en disant qu’il s’agit de beaucoup plus qu’un comité sectoriel; c’est une action entreprise pour changer l’économie du Canada.
Cela étant dit, au-delà des principes et des objectifs généreux décrits dans le préambule de ce projet de loi, voici comment je décrirais concrètement le ou les problèmes auxquels s’attaque le projet de loi C-50.
Le problème est, avant tout, d’aider tous les Canadiens et Canadiennes, qu’ils ou elles soient autochtones, racisés, vivant avec un handicap ou appartenant à la communauté 2ELGBTQI+, ceux et celles qui devront changer d’emploi pour un autre qui est conforme aux objectifs de carboneutralité auxquels le Canada s’est engagé à l’échelle internationale, et ce, tout en respectant un ensemble de principes.
Ce projet de loi vise principalement à aider les Canadiens à passer d’un emploi à forte émission de carbone à un emploi durable. Il porte sur l’amélioration des compétences, la requalification et la création d’emplois durables. Il ne porte pas seulement sur la formation, mais aussi sur la création d’emplois. Il est beaucoup plus complet que l’objectif principal de l’assurance-emploi, qui est de maintenir les revenus et de réintégrer les chômeurs dans un emploi rémunéré.
La problématique du projet de loi C-50 va au-delà de l’insertion professionnelle des groupes vulnérables et des chômeurs. Par ailleurs, bien que ce projet de loi s’attarde aux transitions professionnelles liées aux changements climatiques, il ne pourra pas faire abstraction des transitions professionnelles causées par les changements technologiques et démographiques et des crises politiques internationales. Cette problématique, à mon avis, ne peut être traitée en silo, selon les responsabilités des provinces et du gouvernement fédéral.
Permettez-moi de décrire brièvement les tâches à entreprendre. Tout d’abord, pour atteindre l’objectif du projet de loi C-50, les Canadiens doivent être disposés et prêts à suivre une formation. Les employeurs doivent encourager leurs employés à se former. Ensuite, les prestataires de formation doivent être prêts à offrir une formation adéquate sur le lieu de travail, dans des établissements ou ailleurs, et à certifier ces nouvelles compétences. Des revenus de remplacement adéquats pendant la formation doivent également être proposés afin de maintenir le niveau de vie de ceux qui suivent la formation. Les entreprises doivent investir dans les secteurs verts et créer de nouveaux emplois, que ce soit en agriculture, dans l’industrie manufacturière, dans l’exploitation minière ou ailleurs dans l’économie des services. Elles doivent obtenir le financement et tous les permis et autorisations nécessaires pour lancer des projets plus écologiques. Tout cela se fait au niveau local, municipal ou provincial.
Le 5 juin, lors de la réunion du Comité des affaires sociales, M. Rick Smith, du comté de Leduc, en Alberta, dont le sénateur Yussuff vient de parler, a expliqué comment sa collectivité a procédé à la transition de son économie locale du charbon vers l’agriculture et l’industrie manufacturière. Il a expliqué que cette réussite reposait sur des actions collectives au niveau local, avec la participation de la province qui a dû adapter les règlements pour délivrer les permis en temps voulu afin de créer des emplois.
Bref, la transition vers des emplois visant la carboneutralité nécessite la participation de plusieurs acteurs locaux et régionaux qui devront travailler ensemble, en favorisant le dialogue social. Les témoignages entendus en comité l’ont montré très clairement.
Je vais donc voter en faveur de ce projet de loi, car c’est fondamental et il faut le faire, mais on peut également se questionner. Peut-on vraiment penser que les objectifs que l’on cherche à atteindre le seront dans le contexte du partage des responsabilités fédérales-provinciales? Quels sont les défis que le Conseil du partenariat pour des emplois durables et le Secrétariat pour des emplois durables devront relever? C’est l’objet de mes propos à venir.
À mon avis, les défis du projet de loi C-50 sont multiples. Dans les prochaines minutes, je m’attarderai à deux défis de taille. D’abord, le gouvernement fédéral n’a actuellement pas le contrôle sur le dispositif institutionnel nécessaire pour la mise en œuvre efficace d’un plan de transition. De plus, les sources actuelles de financement pour la mise en œuvre du plan sont actuellement insuffisantes.
Il est clair que la mise en œuvre d’un plan de transition repose sur des institutions locales et provinciales. Elle repose sur des partenariats qui doivent être construits d’abord entre l’entreprise et sa main-d’œuvre, puis avec les institutions de formation locales et avec les agences de développement économique provinciales et fédérales. Le gouvernement fédéral n’a pas le dispositif institutionnel local approprié pour atteindre les objectifs visés sans conclure de solides partenariats avec les provinces. C’est souvent le défi des fédérations.
Le succès de la transition ne peut reposer sur l’élaboration d’un plan d’action fait à partir de données granulaires produites par des fonctionnaires fédéraux, aussi compétents ou compétentes que soient ces personnes. Le plan d’action ne peut venir d’en haut. Il doit être élaboré par les acteurs ou les partenaires concernés qui doivent également le mettre en œuvre. Ce principe est particulièrement important dans les sociétés libres et démocratiques.
À cet effet, dans une autre vie, quand j’étais présidente-directrice générale de la Société québécoise de développement de la main-d’œuvre (SQDM), nous faisions des plans d’action régionaux pour l’intégration en emploi des personnes au chômage, parce que le taux de chômage était très élevé au Québec à cette époque. Ces plans se faisaient à l’échelle locale et régionale. Les employés des bureaux locaux et régionaux et les partenaires des tables régionales connaissaient la main-d’œuvre, les entreprises de leur région et leurs projets d’avenir. C’était utile de faire des plans. Penser global, mais agir local : c’était notre devise et c’est ce qui fonctionnait. Nous n’avions pas le choix, c’était sur le terrain que tout se passait.
Au Québec, la Commission des partenaires du marché du travail définissait les grands paramètres, mais c’est à l’échelle locale que se négociaient les interventions auprès des entreprises et des pourvoyeurs de services. Les partenariats se faisaient également avec les agences de développement économique locales et régionales.
À mon avis, le gouvernement fédéral ne peut contrôler les transitions des personnes qui œuvrent dans des entreprises situées en région et dans des municipalités à partir d’informations statistiques qui reflètent le passé dès qu’elles sont publiées et qui ne peuvent prendre en compte les intentions et les plans des entreprises qui se situent dans l’avenir. C’est d’ailleurs le constat du gouverneur de la Banque du Canada; il ne pouvait conduire sa politique monétaire avec les statistiques produites par les modèles, puisque ces derniers reflètent le passé et que l’avenir est de plus en plus incertain et changeant.
C’est plutôt par le biais des ententes relatives au marché du travail avec les provinces que le gouvernement fédéral peut favoriser les transitions sur le marché du travail, et ce, peu importe qu’elles soient technologiques, climatiques ou démographiques. On peut souhaiter que le dispositif mis en place dans le projet de loi soit mis à contribution dans l’établissement du renouvellement des ententes du marché du travail. Je pense qu’il y a là une clé et que le Conseil du partenariat et le secrétariat ne pourront pas passer à côté des ententes du marché du travail.
C’est pour cette raison que j’ai suggéré, à l’étape de la deuxième lecture, que les commissaires de l’assurance-emploi soient invités à participer à tout le moins à titre d’observateurs, car ce sont eux qui contrôlent les ententes du marché du travail. C’est vraiment une responsabilité de suivre le financement des ententes locales avec chacune des provinces.
J’aimerais maintenant passer aux problèmes financiers. Le défi financier de faire transitionner l’économie canadienne est majeur. Il n’est pas anodin. On peut se demander ceci : d’où viendra l’argent pour le financement du projet de loi C-50? Il y a eu un petit budget qui a été prévu dans le budget de la ministre des Finances, qui était d’environ 99 millions de dollars, mais ce budget ne pourra assurément pas couvrir les frais de la transition. Il faudra s’assurer d’avoir un budget.
Ce que le gouvernement dit à ceux et celles qui demandent comment il va financer la transition, c’est que le projet de loi C-50 sera financé par la partie II de la Loi sur l’assurance-emploi et par les revenus généraux qui sont aussi ciblés pour les groupes vulnérables. Tout cela sera mis à contribution dans le but de faire une transition importante. Le problème, et j’y reviens, c’est que les principaux bénéficiaires de l’assurance-emploi, peu importe que l’on parle de la partie I ou de la partie II, sont généralement les gens qui ont cotisé et qui ont perdu leur emploi. Ce ne sont pas des personnes employées dans des secteurs à forte émission de gaz à effet de serre et menacées de perdre leur emploi. L’assurance-emploi aide les personnes en emploi seulement de manière exceptionnelle. Par ailleurs, le revenu maximum de remplacement de 668 $ par semaine en 2024 — en moyenne, c’est plutôt la moitié —, est de loin inférieur aux salaires payés dans des secteurs qui émettent des gaz à effet de serre, et il faudra donc que ces secteurs fassent une transition. Il y a beaucoup de choses à mettre au point et la réforme de l’assurance-emploi va devenir urgente si on veut faire une transition vers une économie plus verte.
Plusieurs participants à la cinquième Table ronde sur l’emploi et les compétences qui a eu lieu le 3 juin dernier et qui a été convoquée par les commissaires de l’assurance-emploi ont plaidé en faveur de la nécessité de réformer l’assurance-emploi afin que cet important programme reflète mieux les défis actuels associés aux transitions professionnelles, que l’on parle de crises climatiques, technologiques ou démographiques.
Actuellement, c’est la partie II de la Loi sur l’assurance-emploi, qui a été mise en place en 1994, qui finance les mesures de formation et d’intégration de la main-d’œuvre qui sont utilisées pour faire tout le travail. La Loi sur l’assurance-emploi, chers collègues, prévoit que les sommes destinées aux transitions peuvent atteindre jusqu’à 0,8 % de la masse salariale dans le PIB, mais on ne l’a jamais atteint. Les fonds de l’assurance-emploi ont peu augmenté depuis 1994. Ils ont augmenté quelque peu en 2017, quand le gouvernement fédéral a ajouté, toujours avec l’assurance-emploi, 625 millions de dollars pour une entente de six ans qu’il ne veut désormais plus renouveler. Les fonds prévus pour l’assurance-emploi totalisent actuellement 2,3 milliards de dollars, moins 625 millions de dollars qui seront retirés. Il y a également d’autres sommes qui proviennent des revenus généraux et qui sont de 600 millions de dollars environ. Tout cela est peu par rapport aux défis que l’on connaît et qui ont été soulignés à grands traits par l’OCDE.
À titre d’exemple, en 2019 et 2020, mon bureau a effectué un sondage qui a été réalisé par Nanos pour connaître les perceptions des Canadiennes et des Canadiens par rapport à leurs besoins de formation et à leur avenir. Dans ce sondage, nous avons obtenu des résultats comparables avant et après la pandémie, et ces résultats, qui convergent vers les résultats de l’OCDE, ont été publiés avant la pandémie pour l’ensemble des pays industrialisés et pour le Canada.
Dans le sondage que nous avons envoyé aux Canadiens en décembre 2023, 20 % des répondants qui avaient un emploi pensaient qu’il était probable ou plutôt probable que les changements technologiques et climatiques menacent leur emploi. Donc, 20 % des Canadiens pensaient que les changements climatiques, technologiques ou autres menaçaient leur emploi. Cela représente 4 millions de Canadiens, et ces données se comparent avec les chiffres un peu plus bas de l’OCDE, qui sont autour de 17 %. Trente-sept pour cent des Canadiens qui ont répondu au sondage et qui ont un emploi pensent qu’il est probable ou plutôt probable que les changements technologiques et climatiques affecteront leurs tâches de travail et qu’ils auront besoin de se former. Cela représente 8 millions de Canadiens. Les jeunes ont répondu à cette question avec un pourcentage encore plus élevé — et ils sortent de l’école.
Le besoin de formation au Canada est fondamental et la transition pour les industries qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre va dans le même sens. Nous avons un effort de formation majeur à faire.
Ce sont les ententes de main-d’œuvre qui sont actuellement signées entre le gouvernement fédéral et les provinces qui financent ces programmes. Elles sont à durée déterminée et diffèrent d’une province à l’autre, mais elles associent généralement les partenaires du marché du travail.
Bref, aujourd’hui, l’assurance-emploi doit être réformée afin de mieux assurer le financement des transitions sur le marché du travail et d’assurer le financement de la formation aux personnes qui sont à risque de perdre leur emploi. Cette pratique doit devenir la norme et non l’exception, comme c’est le cas actuellement.
Il faut adopter le projet de loi C-50, c’est un objectif majeur, c’est une tâche à effectuer, mais il faut être bien conscients que ce projet de loi ne répond pas à toutes les questions et que les ententes avec les provinces seront incontournables pour bien faire ce travail.
Avant de conclure, j’aimerais ajouter quelques commentaires touchant les Premières Nations. Le Comité des affaires sociales a entendu des chefs issus des Premières Nations qui ne veulent pas que leurs communautés soient considérées comme l’un des groupes cibles et des groupes vulnérables. À cet effet, la cheffe Freddie Huppé Campbell a été on ne peut plus claire.
Chers collègues, il ne faut pas oublier que les personnes issues des Premières Nations habitent le territoire depuis des temps immémoriaux et qu’on leur doit le respect. La crise climatique a des impacts sur le développement économique et social pensé par et pour les Premières Nations. Leur présence au Conseil du partenariat pour des emplois durables est certainement indispensable. Toutefois, le gouvernement fédéral devrait songer à conclure avec elles des accords de délégations de pouvoirs bienveillants et qui visent des objectifs de résultats conçus avec eux dans des ententes bilatérales.
En conclusion, le projet de loi propose des intentions louables et nécessaires pour la survie de la planète et du Canada. Je partage ces objectifs et je vais voter pour ce projet de loi. Toutefois, la mise en œuvre du projet de loi C-50 pourrait créer des frictions avec certaines provinces, et ce, même si le gouvernement souhaite agir dans ses propres domaines de compétence et respecter les compétences des provinces. Le problème, c’est qu’il peut difficilement agir en silo. S’il souhaite vraiment accorder la priorité à la prospérité économique et au mieux-être de tous les Canadiens et Canadiennes, le gouvernement fédéral doit, à mon avis, miser sur la coopération et le dialogue social avec les acteurs économiques, comme le propose le projet de loi C-50, mais il ne doit pas oublier les provinces. Il en va de l’intérêt supérieur du Canada.
Merci. Meegwetch.
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