L’honorable Andrew Cardozo, ayant donné préavis le 7 mai 2024 :
Qu’il attirera l’attention du Sénat sur l’avenir de CBC/Radio-Canada.
— Honorables sénateurs, je vous remercie d’être restés pour mon discours, malgré l’heure tardive. Chers collègues, je lance aujourd’hui une interpellation, un débat sur l’avenir de CBC/Radio-Canada. Depuis sa création, le radiodiffuseur public national a joué un rôle clé dans le développement de ce que nous sommes en tant que Canadiens.
Ce sujet est au cœur de notre mode de communication et de notre identité en tant que pays.
En 1936, lorsque le premier ministre conservateur R.B. Bennett a créé la Commission canadienne de la radiodiffusion, ou CCR, la société d’État est devenue ce lien vital qui reliait tous les Canadiens. Voici le point intéressant : à l’époque, CBC/Radio-Canada a été créée en raison de la présence croissante d’une pléthore de services de radio et de télévision états-uniens qui entravaient la culture et le caractère canadiens. La CCR a donc été créée pour offrir une plateforme qui serait typiquement canadienne — une radio et une télévision par les Canadiens, sur les Canadiens et pour les Canadiens.
Je dirais qu’aujourd’hui, en 2024, près d’un siècle plus tard, avec l’augmentation considérable des radiodiffuseurs traditionnels états-uniens et autres, ainsi que la croissance fulgurante des plateformes en ligne et des médias sociaux états-uniens, le besoin que CBC/Radio-Canada cherche à combler est beaucoup plus grand qu’il ne l’était en 1936.
L’énorme fragmentation des médias d’information représente un défi pour l’État-nation, car elle compromet gravement la capacité à maintenir un semblant de discours national canadien ou de communauté nationale. À mesure que les gens se replient sur leurs diverses caisses de résonance dans ce nouveau monde médiatique, l’essence même de chaque pays est soumise à la menace la plus sérieuse qu’elle ait jamais connue. C’est pourquoi l’idée d’un radiodiffuseur public canadien devient plus importante que jamais.
Cela dit, il convient de noter que, depuis sa création, les avis à son sujet ont toujours varié. Le radiodiffuseur a eu des millions d’adeptes, mais aussi de critiques, qui lui ont reproché d’en faire trop ou de ne pas en faire assez. Certains pensent que CBC/Radio-Canada laisse trop de place aux Blancs, à la diversité ou aux Autochtones, que la société est trop anglophone ou trop francophone, trop séparatiste, trop à gauche ou à droite, trop conservatrice ou trop libérale, trop woke ou trop grand public et désuète. On l’a déjà appelée la Caucasian Broadcasting Corporation, ou la société de radiodiffusion caucasienne.
En 2024, CBC/Radio-Canada demeure profondément enracinée dans les collectivités avec une présence partout au pays, y compris 27 chaînes de télévision et 88 stations de radio qui offrent un contenu diversifié en anglais, en français et en huit langues autochtones. Radio Canada International diffuse aussi des émissions en espagnol, en arabe, en chinois, en pendjabi, en tagalog et, bien sûr, dans les deux langues officielles.
Radio-Canada et la CBC sont le lien qui connecte les Canadiens des régions rurales et des petites villes au reste de notre vaste pays. Les informations locales mettent en lumière les histoires des habitants de ces communautés et permettent à celles-ci de rester connectées et informées grâce à un radiodiffuseur de confiance.
Dans un monde de plus en plus divisé et polarisé, nous devons trouver tous les moyens possibles d’accroître la communication entre les personnes et les collectivités. Il faut demander à CBC/Radio-Canada de faire mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent, sans quoi cela suscite l’isolement à grande échelle et, au final, l’instabilité politique.
En tant que radiodiffuseur national, la société a la difficile distinction de relever de nombreux patrons, dont beaucoup ont des priorités différentes. Premièrement, la société d’État indépendante doit, par l’intermédiaire de la ministre du Patrimoine canadien, rendre des comptes au Parlement, une plateforme multipartite où chaque parti a un ensemble d’exigences et d’attentes différent. Deuxièmement, elle doit satisfaire aux conditions du CRTC pour l’obtention et le renouvellement de son permis. Troisièmement, une myriade de syndicats et d’associations surveillent, avec raison, le moindre de ses mouvements. Quatrièmement, CBC/Radio-Canada doit rendre des comptes au grand public, dont tous les membres ont une opinion sur ce qu’elle devrait faire ou ne pas faire.
Il n’est pas étonnant que ses concurrents laissent entendre que CBC et Radio-Canada ont un avantage concurrentiel injuste. Toutefois, comme l’ont montré les mises à pied massives à CTV malgré la situation lucrative de Bell, cela revient un peu trop à crier au loup. Il faut prendre les arguments du secteur privé avec un grain de sel. Ce secteur doit montrer un engagement accru envers les impératifs culturels de la radiodiffusion.
Une chose que CBC/Radio-Canada fait bien, c’est maintenir la qualité élevée de ses émissions d’information et d’affaires publiques, ce qui pousse ses concurrents à faire de même. On n’a qu’à regarder ce qui se fait à la télévision américaine pour voir comment fonctionne un système sans normes de qualité élevées. Il est évident que CBC/Radio-Canada a un énorme mandat et qu’il est parfois difficile, voire impossible, de satisfaire tout le monde en même temps.
Pourquoi discuter de CBC/Radio-Canada à ce moment-ci? Je crois qu’il y a deux grandes raisons : premièrement, parce que l’extrême fragmentation du paysage médiatique depuis quelques dizaines d’années et la disparition de nombreux médias privés — une véritable crise des médias d’information au Canada — exige une révision en profondeur du rôle du diffuseur public. Nous avons besoin d’un nouveau plan et d’une nouvelle stratégie pour les décennies à venir.
Deuxièmement, c’est parce que, pour la première dans l’histoire de CBC/Radio-Canada, un grand parti politique en réclame la fermeture, d’une manière qui n’a toutefois pas encore été annoncée. Il s’agit de la plus grande menace politique qui pèse sur ce fleuron canadien. Pour paraphraser Mark Twain, rien ne stimule davantage l’esprit que la perspective d’être envoyé à la potence après les prochaines élections.
Les sentiments ont leur place lorsqu’on songe aux réalisations passées, tout comme il est permis d’exprimer des reproches au sujet de cet énorme service national à plusieurs volets, comme chacun d’entre nous peut vouloir le faire. Dans ce monde grouillant d’activité, à l’ère de l’hyperinformation, j’aimerais me concentrer sur ce que CBC/Radio-Canada devrait faire à l’avenir. Que faisons-nous maintenant? Quelle belle occasion de réfléchir à cet avenir!
Tout d’abord, permettez-moi de vous décrire rapidement ce dont nous parlons. Nous parlons essentiellement de 12 services, mais je ne vais pas les passer tous en revue. Je vais les diviser en six services anglophones et six services francophones. Nous avons deux réseaux radiophoniques, un pour les nouvelles et l’autre pour la musique; deux réseaux de télévision, un pour le divertissement général et l’autre pour les nouvelles; un site Web robuste qui couvre tout, allant des articles écrits aux divers contenus vidéo; et des plateformes numériques — sa propre plateforme et sa présence sur les médias sociaux —, tout cela multiplié par deux: six pour les anglophones et six les francophones.
Pour l’année 2024-2025, CBC/Radio-Canada recevra 1,38 milliard de dollars en subvention annuelle du gouvernement fédéral, soit environ 70 % de son budget, et générera le reste de ses revenus grâce à la publicité et aux frais de service. Il est important de noter que sur 20 pays occidentaux, le Canada se classe dix-septième en ce qui concerne le financement de son diffuseur national. Les crédits parlementaires alloués à CBC/Radio-Canada s’élèvent à environ 33 $ par personne chaque année. Les seuls services qui ne sont pas financés par le gouvernement sont les chaînes télévisées d’information pour lesquelles les consommateurs paient des frais distincts, comme c’est le cas pour toutes les chaînes spécialisées comme les chaînes sportives et les chaînes de films.
La société a entrepris de se numériser de plus en plus, afin d’aller là où les Canadiens vont, quand ils y vont, plutôt que d’attendre que l’auditoire vienne à elle. Voici quelques chiffres sur les cotes d’écoute qui sont pertinents dans notre discussion. Environ 21,3 millions de Canadiens utilisent les services numériques de CBC/Radio-Canada chaque mois. En outre, les émissions radiophoniques locales de CBC/Radio-Canada sont les plus écoutées dans 21 des 30 marchés du pays. Dans les neuf autres, elles arrivent en deuxième place.
Il est important de noter que le volet francophone de CBC/Radio-Canada est plus populaire que le volet anglophone et qu’il joue un rôle culturel plus important au Québec que dans le monde francophone canadien. Il y a au moins deux raisons à cela.
En Amérique du Nord, où le contenu est principalement anglophone, les programmes français ont d’excellentes cotes d’écoute au sein des téléspectateurs francophones, tandis que le volet anglophone de CBC/Radio-Canada doit se mesurer à un nombre considérable de concurrents. Les Canadiens anglophones disposent d’un vaste choix au Canada et aux États-Unis, tandis qu’il y a comparativement moins de réseaux français qui intéressent le public québécois et canadien. Radio-Canada est d’ailleurs réputée pour la qualité de ses émissions.
Si l’objectif est de réduire le financement, les questions qui se posent sont les suivantes : les services en anglais et en français seront-ils réduits de la même manière? Si les services en français sont maintenus alors que les services en anglais sont supprimés, les contribuables anglophones continueront-ils à subventionner les services en français tout en se voyant refuser l’accès à des services en anglais similaires? Est-ce que ce sont les informations ou le divertissement qui seront supprimés? Les partisans de la réduction du financement doivent être clairs sur ce point.
Si certains attaquent de temps à autre CBC/Radio-Canada en raison d’un reportage donné sur la chaîne et demandent au gouvernement fédéral de rectifier le tir, ils le font en sachant que le diffuseur public est indépendant du gouvernement élu, et que ce dernier ne peut pas lui dire ce qu’il doit dire ou ne pas dire. Cela en ferait un diffuseur d’État et non un diffuseur public indépendant, alors que c’est sa vocation. Les plaintes sont adressées à l’ombudsman de CBC/Radio-Canada et à la direction de la société.
Le gouvernement élu ne devrait jamais, jamais être appelé à interférer avec la couverture de l’actualité par le radiodiffuseur indépendant.
En conclusion — je sais que vous attendiez ces mots —, j’ai quelques idées à proposer : se départir de CBC Radio 2 et rendre les licences au CRTC; augmenter radicalement le nombre d’émissions qui favorisent le dialogue, comme « Tout le monde en parle » et « Cross Country Checkup », pour permettre aux Canadiens de s’écouter et d’apprendre les uns des autres; inclure au moins un sujet — dans un bulletin national et régional — relevant des nouvelles locales de diverses régions du pays; accroître la capacité de tous les partis politiques et leurs partisans d’avoir du temps d’antenne substantiel et sans filtre; augmenter le nombre de bureaux de petites villes, en utilisant de petits studios ou des correspondants à temps partiel; s’ouvrir sur le monde avec des émissions de calibre mondial qui attirent les esprits les plus brillants pour parler des sujets d’actualité et multiplier les efforts en ce sens — en mettant de l’avant des émissions qui seront regardées partout sur la planète; enfin, mettre au point un plan quinquennal de numérisation visant l’ensemble de la programmation et, plus important encore, créer des émissions principalement destinées aux plateformes numériques.
Je terminerai par une réflexion : dans le monde d’aujourd’hui — le monde de l’hyper-information, le monde des réseaux sociaux, un monde de plus en plus polarisé, tant à l’intérieur de nombreux pays qu’entre les pays —, nous devons chercher des moyens de rassembler les gens. Il est facile d’annuler CBC/Radio-Canada. La culture de l’annulation est facile. L’annulation de notre culture est facile. Je vous mets au défi, chers collègues, de vous concentrer sur la présentation d’idées nouvelles et audacieuses qui contribueront à bâtir notre pays dans la nouvelle ère d’hyper-information dans laquelle nous vivons et à laquelle nous serons confrontés dans les années à venir. Je vous remercie.
Des voix : Bravo!