L’honorable Diane Bellemare : Honorables sénateurs, je prends la parole pour soutenir cette motion présentée par le sénateur Gold. Je parlerai de trois questions : premièrement, de l’importance de la motion no 165; deuxièmement, du principe d’égalité entre les sénateurs et de la question des sénateurs non affiliés; et, enfin, du rôle du comité du Règlement dans le processus de modernisation de notre Règlement et de nos procédures.
Je ne répéterai pas ce qui a déjà été dit quant au contenu de la motion no 165. Après tout, mon temps de parole est limité à 15 minutes. J’aimerais néanmoins préciser que cette motion est très importante pour assurer une plus grande pérennité aux transformations entreprises depuis 10 ans en ce qui a trait à l’existence nécessaire de plusieurs groupes et caucus au Sénat.
Dans la motion, la plupart des modifications que l’on propose d’apporter au Règlement complètent les modifications apportées à la Loi sur le Parlement du Canada en 2022 afin de reconnaître les nouveaux groupes sénatoriaux et des textes législatifs fédéraux. Elles sont également liées à des réformes antérieures visant à accroître l’indépendance du Sénat, notamment par la reconnaissance dans le Règlement, en 2017, des groupes non affiliés à un parti politique. Il s’agissait d’une étape cruciale pour que le Sénat devienne plus indépendant et moins partisan. Ce changement a mis fin au duopole des caucus libéral et conservateur qui existait au Sénat depuis 1867.
Notons que les partis libéral et conservateur ont siégé au Sénat en tant qu’opposition alors que le Bloc et le NPD étaient dans l’opposition à l’autre endroit. Voilà qui montre qu’un duopole au Sénat ne reflète pas la diversité des points de vue de la société canadienne.
La modification du règlement de 2017, ainsi qu’un processus de nomination plus transparent, a interpellé des Canadiens qui ne s’identifient pas comme des partisans, renforçant ainsi les voix indépendantes au Sénat du Canada. En outre, elle a permis au Sénat de compter davantage de groupes, ce qui a permis de contrer le risque de majoritarisme.
Honorables sénateurs, permettez-moi de vous rappeler que les Pères de la Confédération, lorsqu’ils ont adopté un Parlement bicaméral, se sont inspirés du philosophe, économiste et politologue britannique John Stuart Mill, qui a rédigé l’ouvrage Considérations sur le gouvernement représentatif en 1861. Je vous assure que ce livre vaut la peine d’être lu, même en vacances.
Il a écrit :
La considération qui milite le plus, selon moi, en faveur des deux Chambres […], c’est l’effet néfaste produit sur l’esprit de tout détenteur du pouvoir, que ce soit un individu ou une assemblée, par la conscience de n’avoir que soi-même à consulter.
Un Parlement monocaméral risque d’exacerber une telle situation. C’est donc l’une des raisons pour lesquelles le Sénat existe. Il garantit dans une certaine mesure aux populations minoritaires et aux régions qu’elles peuvent être entendues. Toutefois, la tyrannie de la majorité, comme l’a dit John Stuart Mill, peut également exister dans un Parlement bicaméral.
La motion no 165, de même que les modifications précédentes apportées au Règlement et à la Loi sur le Parlement du Canada, permettent de l’empêcher.
En effet, même si le bicaméralisme vise à empêcher la tyrannie de la majorité, la seule existence d’un Sénat ne suffit pas. Encore faut-il qu’il soit indépendant.
Qu’entend-on vraiment par « un Sénat indépendant »? En quelques mots, cela signifie qu’il n’est pas contrôlé par le parti au pouvoir, et en particulier par le Cabinet du premier ministre. Cela ne signifie pas que le Sénat ou les sénateurs peuvent faire ce qu’ils veulent. Un Sénat indépendant doit faire preuve de retenue et respecter les préférences démocratiques des Canadiens et de la Chambre élue, tout en protégeant les intérêts des minorités et des régions. Cela a été bien expliqué par la Cour suprême en 2014, ainsi que par le sénateur Ian Shugart, qui nous a quittés trop tôt, mais en laissant ce message essentiel.
Malheureusement, au Canada, comme l’ont montré les politologues, il est tentant pour le parti au pouvoir de contrôler le caucus sénatorial qui lui est affilié et d’imposer sa ligne de parti. Cela se fait au moyen du processus de nomination et d’un système de peur et de favoritisme et, en fin de compte, par des votes majoritaires soumis à la discipline partisane. Ainsi, les freins et contrepoids de John Stuart Mill ont pu être réduits à néant. Lorsque le Sénat compte au moins trois groupes, il devient plus difficile pour le parti au pouvoir d’exercer son contrôle. Il s’agit là d’une innovation marquante de la réforme du Sénat de la 42e législature.
Honorables sénateurs — et je m’adresse plus particulièrement à ceux et celles qui ont été assermentés depuis 2016 —, je vous invite à ne pas oublier que le majoritarisme a été une pratique réelle au Parlement fédéral depuis les débuts de la Confédération. Les partis au pouvoir qui se sont succédé ont toujours cherché à obtenir une majorité des votes au Sénat, et surtout à imposer une ligne de parti. Ce n’est pas surprenant que le Sénat ait été perçu comme l’institution qui approuvait à l’aveuglette les décisions de l’autre endroit. Le Sénat ne doit pas revenir en arrière.
La dernière crise existentielle du Sénat, qui a commencé en 2013 et à laquelle j’ai assisté avec étonnement, a été l’aboutissement de cette stratégie de contrôle du Sénat par le parti au pouvoir. Il faut l’avoir vécu pour le croire. Cette stratégie de contrôle a été documentée par le juge Vaillancourt dans son jugement dans l’affaire Duffy.
La motion no 165 est donc très importante dans le processus de modernisation du Sénat, mais ce n’est pas la fin du processus. D’autres règles doivent être modifiées pour aider tous les sénateurs à remplir leurs fonctions constitutionnelles.
Le Sénat doit se pencher sur la question de l’égalité entre les sénateurs, y compris les sénateurs non affiliés. À cet égard, permettez-moi de vous rappeler les débats du Sénat en 2015 et 2016, lorsque le sénateur John Wallace, nommé par le premier ministre Harper, a présenté une motion visant à charger le Comité du Règlement d’étudier cette question.
En résumé, le sénateur Wallace proposait que le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement soit autorisé à examiner, afin d’en faire rapport, les pratiques du Sénat et les dispositions du Règlement relatives aux comités, afin d’évaluer si tous les sénateurs étaient, dans les faits, traités également et de façon juste et équitable, peu importe qu’ils siègent à titre de membres du gouvernement, de membres de l’opposition, de membres de partis reconnus, ou de sénateurs indépendants ou non affiliés; tous devaient avoir les mêmes possibilités raisonnables de contribuer pleinement au Sénat par leur travail en comité.
Sa motion a aussi mis en évidence l’importance du processus de sélection des membres de nos comités dans ce contexte. À l’époque, j’estimais qu’au Sénat, nous devions d’abord voir à modifier le Règlement de façon à ce que les groupes indépendants soient reconnus. C’est ce qu’on a fait en 2017 et ce qui sera renforcé avec la motion dont nous sommes saisis.
Toutefois, je pense que le temps est maintenant venu de présenter de nouveau la motion du sénateur Wallace.
Enfin, permettez-moi de parler brièvement du rôle du Comité du Règlement. Cependant, j’aimerais d’abord vous raconter une anecdote. En mars 2015, j’ai eu le privilège d’accompagner le Président Nolin et d’autres sénateurs pour une visite de la Chambre des lords, à Londres. Charles Robert, greffier du Sénat et du Comité du Règlement, nous accompagnait également. Je lui ai demandé pourquoi le Comité du Règlement prend autant de temps pour proposer toute modification du Règlement et de la procédure. Il a dit que c’est parce que le Comité du Règlement essaie de parvenir à un consensus. Cela me semble logique. Cela m’a toujours semblé logique.
En effet, je le répète, je crois que le Comité du Règlement doit véritablement s’efforcer de parvenir à un consensus. Toutefois, que fait-on si on n’y arrive pas? Il se pourrait que le comité ne soit pas en mesure de parvenir à un consensus au sein de tous les groupes. Lorsque cela se produit, et lorsque les leaders ne peuvent manifestement pas s’entendre non plus, c’est donc l’ensemble du Sénat qui doit décider dans l’intérêt du pays.
Comme je l’ai dit précédemment, le Comité du Règlement a étudié le contenu de la motion no 165 et en a fait rapport au Sénat en mars 2023. Le cinquième rapport ne contenait aucune recommandation parce que le comité n’a pas réussi à atteindre le consensus. Les membres conservateurs du comité s’opposaient fermement à certains éléments.
Je dois également préciser que lorsque tous les groupes et caucus au sein du comité ont accepté d’étudier la motion concernant l’égalité des groupes, ce n’était pas dans l’intention de voter sur la question.
Dès le début de l’étude, nombreux étaient ceux qui pensaient qu’il serait impossible de parvenir à un consensus sur tous les points. L’objectif de notre étude était de clarifier les points sur lesquels le Sénat pouvait trouver un consensus. On pourrait dire que le Comité du Règlement a mené une sorte d’étude préalable de la motion no 165. Autrement dit, le comité a décidé de se faire une idée claire de la question et d’en faire part au Sénat.
J’ai décidé de ne pas mettre aux voix les différents points par respect pour la volonté initiale du comité. Un conflit sur ce sujet aurait compromis le travail futur du comité, rendant vulnérable à l’obstruction parlementaire tout rapport produit par le comité et déposé dans cette enceinte durant la période consacrée aux autres affaires.
À mon avis, lors de l’examen de nos procédures, le Comité du Règlement devrait essayer de parvenir à un consensus raisonnable. Cela signifie que les membres devraient essayer de trouver un terrain d’entente en toute bonne foi. Lorsque le consensus n’est pas possible, le rôle du comité consiste à éclairer notre assemblée sur les différentes possibilités. C’est ce qui a été fait dans le cinquième rapport. Ensuite, c’est au Sénat dans son ensemble de décider.
Je pense que les Canadiens s’attendent à plus de notre part : ils ne veulent pas de stratagèmes dignes de la série Le Trône de fer au Sénat. C’est pourquoi je suis heureuse que le sénateur Gold ait entamé ce débat transparent après des années d’efforts frustrés pour que le Règlement corresponde aux idéaux de notre rôle constitutionnel. Le débat sur le pouvoir et l’équité n’est pas un jeu à somme nulle. En fait, l’enjeu, c’est l’indépendance du Sénat par rapport au contrôle exercé par le parti au pouvoir sur ses décisions, et ce, pour le bien de tous les Canadiens. Quand nous améliorons le Sénat, c’est le public qui est le véritable gagnant.
Je suis heureuse que cette motion ait été présentée par le gouvernement parce que, au bout du compte, comme nous sommes nommés au Sénat, et non élus comme dans la plupart des Sénats du monde, les Canadiens ne peuvent pas ne pas nous réélire. Si le Sénat ne peut pas rendre de comptes aux électeurs, qui peut leur garantir que cette institution peut remplir son rôle de second examen objectif pour tous les Canadiens? Poser la question, c’est probablement y répondre.
En conclusion, permettez-moi de vous rappeler que l’élaboration de la motion no 165 a nécessité de nombreuses années de dur labeur, de dialogue et d’étude en comité. Je pense notamment au travail du Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat et du Comité du Règlement, ainsi qu’aux discussions dans les groupes de travail et aux débats au Sénat. Je remercie tout particulièrement le sénateur Gold et la sénatrice Lankin de tout leur travail dans ce dossier.
De mon point de vue, le temps est enfin venu de faire ce qui s’impose et de voter.