Lorsque je suis arrivée au Québec en 1986 en provenance de mon pays natal, le Cameroun, j’ai très tôt senti que je voulais devenir entrepreneure. Désireuse de me lancer en affaires, j’ai cherché naturellement à me tourner vers les institutions financières pour obtenir de premiers fonds. Toutefois, j’ai rapidement constaté que réaliser mes idées ne serait pas aussi facile que je l’imaginais.
Dès le début du processus, on m’a demandé si j’avais un historique de crédit et la note qui y était associée. En tant que nouvelle arrivante, je n’en avais évidemment pas. J’ai dû prendre mon mal en patience. Avec le temps et beaucoup de détermination, j’ai finalement pu obtenir un prêt et donner vie à mes premiers projets.
Lorsque j’avais fait mes preuves, je suis retournée à la banque pour solliciter un nouveau crédit, cette fois-ci de plus grande ampleur. On m’a alors répondu : « Madame Gerba, pensez-vous avoir la capacité de gérer une telle somme? ».
On pourrait croire que ces anecdotes appartiennent au passé. Toutefois, les barrières systémiques pour les immigrants demeurent un problème bien réel, en particulier pour les entrepreneurs noirs – même si l’on a fait du chemin depuis mon arrivée.
Certains de ces obstacles ont été révélés dans un sondage pancanadien, commandé en 2021 par mon estimé collègue le sénateur Deacon et le Groupe Canado-Africain du Sénat. Ainsi, 76 % des entrepreneurs noirs sondés affirment que leur couleur de peau constitue un frein à la réussite en affaires au Canada. De surcroit, seulement 19 % des personnes interrogées ont déclaré faire confiance à leur institution financière pour faire ce qu’il y a de mieux pour elles ou leur communauté.
Les pouvoirs publics, notamment du palier fédéral, se sont emparés de la question. Parmi les mesures emblématiques engagées, on peut citer le Programme pour l’entrepreneuriat des communautés noires (PECN) lancé en 2021, qui a mis à disposition un fonds de 265 millions de dollars. Cette initiative prend toutefois fin, pour l’instant, au 31 mars 2025. En plus du PECN, les banques et d’autres organismes ont mis en place divers programmes pour s’attaquer aux difficultés rencontrées par les entrepreneurs noirs.
Un écosystème s’est donc développé autour de cet enjeu de société. Fragile mais dynamique et innovateur, il méritait qu’une attention particulière lui soit portée afin de mieux comprendre son fonctionnement, ses forces et ses faiblesses, et les possibilités d’amélioration. Le Groupe Canado-Africain du Sénat s’est attelé à cette tâche, avec mon collègue, le sénateur Deacon.
Durant plusieurs mois, nous avons notamment interrogé des représentants de certaines des « 6 grandes banques » canadiennes, de fonds de capital-risque, d’organisations à but non lucratif ou encore d’importants acteurs publics qui jouent un rôle déterminant sur la question. Notre étude – sans avoir la prétention d’être exhaustive – nous a permis de prendre le pouls d’un réseau d’acteurs guidés par la même idée : donner aux entrepreneurs noirs les mêmes chances de réussite qu’aux autres.
Les conclusions de cette étude sont multiples et édifiantes. Si la disponibilité et l’accessibilité du capital reste un enjeu central pour les entrepreneurs noirs, notre enquête a montré également qu’il ne suffisait pas d’augmenter les fonds disponibles. En effet, les différents acteurs rencontrés ont souvent mis de l’avant leur difficulté à distribuer les fonds efficacement et rapidement.
En cause : le manque de littératie financière des entrepreneurs qui demandaient du soutien. Ainsi, il a été mis en évidence la nécessité capitale d’associer l’octroi de fonds au renforcement des capacités des destinataires, avant, pendant et après le décaissement d’aides. L’une de nos recommandations est d’ailleurs de soutenir davantage les organisations communautaires qui fournissent un accompagnement continu et personnalisé aux entrepreneurs noirs. C’est l’une des clés du problème.
Bien que ne se suffisant pas à elle-même, la question de la force frappe des initiatives déployées est aussi une des conditions de leur succès. Le PCEN, quant à lui, est indéniablement perfectible; une grande partie des intervenants interrogés à son sujet ont demandé la pérennisation d’un programme similaire et une augmentation sensible des fonds alloués. Toutefois, il ne s’agit pas là de la seule avenue possible pour décupler les fonds disponibles.
Nous avons aussi pris conscience du manque d’accès des entrepreneurs noirs à l’investissement privé, malgré les incroyables possibilités à cet égard, notamment en ce qui a trait au capital-risque. Aux États-Unis, entre 1995 et 2019, des fonds de capital de risque ont été versés à seulement 0,5 % des entreprises en démarrage, mais celles-ci ont été à l’origine de 47 % des introductions en bourse.
À nous de prendre des mesures fortes pour éviter que nos entrepreneurs noirs ne préfèrent rejoindre d’autres horizons pour développer leurs affaires et, de manière plus large, pour contribuer à lutter contre le déclin du nombre d’entrepreneurs dans notre pays depuis 20 ans.
Il existe plusieurs possibilités pour améliorer le sort des entrepreneurs noirs. Leur mise en œuvre demande deux choses : la prise de conscience des obstacles qu’ils rencontrent et la volonté d’y mettre fin.
La sénatrice Amina Gerba représente la région québécoise de Rigaud au Sénat.
Cet article a été publié dans le journal le Hill Times le 11 mars 2024 (en anglais seulement).