L’honorable Diane Bellemare : Chers collègues, je tiens d’abord à souligner que je prononce ce discours à partir des territoires non cédés du peuple algonquin anishinabe.
Je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi C-282, Loi modifiant la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement (gestion de l’offre) à l’étape de la deuxième lecture.
Je ne veux pas répéter les arguments de la marraine du projet de loi, la sénatrice Gerba, ni ceux du sénateur Forest, car ils ont bien expliqué les raisons et les objectifs de la gestion de l’offre.
Je sais aussi que le sujet de la gestion de l’offre des produits laitiers, des œufs et de la volaille peut polariser bien des Canadiens. Pourquoi faudrait-il payer plus cher les fromages d’ailleurs, les œufs, le lait et la volaille? C’est, évidemment, une question légitime.
Plusieurs économistes — dont mon mari fait partie — sont contre la gestion de l’offre, surtout lorsqu’on aime les fromages français de certains types que l’on ne peut pas avoir chez nous.
Pour ma part, je suis économiste, mais je ne considère pas que la théorie économique me permet de rejeter du revers de la main le système que nous avons au Canada.
Je ne crois pas être suffisamment bien informée pour me prononcer a priori sur la gestion de l’offre et sur le fait qu’il est évident que les coûts de cette mesure sont plus grands que les bénéfices qui y sont associés. Je considère que c’est un système complexe et fortement réglementé, et qu’on ne doit pas s’y attaquer sans connaissance de cause.
En prononçant ce discours, je vais essayer de vous convaincre qu’il faut voter rapidement en faveur du projet de loi C-282.
Pourquoi? Parce que ce projet de loi n’est pas un vote sur la gestion de l’offre, mais sur une question de principe. Le principe est le suivant : voulons-nous soustraire aux négociations de libre-échange des éléments institutionnels qui nous distinguent comme pays, comme dans le cas des industries canadiennes culturelles et de nos programmes sociaux?
J’arrive maintenant à la substance de mon discours.
Le projet de loi C-282 tient en quelques lignes. Il modifie la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement dans le but d’interdire au ministre de prendre des engagements au nom du gouvernement en vue d’augmenter les importations de produits laitiers, d’œufs et de volaille ou de réduire les tarifs.
Bref, le projet de loi interdit au ministre de négocier, au nom du gouvernement, des ententes de libre-échange sur le dos de la gestion de l’offre.
Pourquoi voit-on cette attribution à la faveur de la gestion de l’offre? La réponse est simple : ce système, fondé sur le contrôle de la production, des prix et des importations, est complexe et il a beaucoup de valeur, soit plus de 36 milliards de dollars — en fait, près de 37 milliards de dollars. J’y reviendrai.
Si les Canadiens veulent transformer ce système, ils peuvent le faire. Je suggère que ce soit dans le cadre de choix et de décisions transparentes qui se prendront dans le contexte d’un débat public.
À première vue, ce système de gestion de l’offre fonctionne assez bien et il s’est avéré efficace pour assurer la stabilité de l’approvisionnement local pour ses denrées essentielles, ce qui était son objectif.
Il n’est pas légitime de s’être attaqué à cet enjeu de manière indirecte par le biais des négociations de libre-échange, car les enjeux sont importants. Les choix de politiques publiques qui ont été faits dans les années 1970 ne peuvent être remis en question que dans le cadre d’autres choix de politiques publiques en toute connaissance de cause. Comme d’autres l’ont dit avant moi, le système de la gestion de l’offre a été mis en place dans les années 1970, afin de répondre à des problèmes de surproduction qui faisaient baisser les prix de certaines denrées essentielles et menaçaient la viabilité des fermes canadiennes.
Avant de poursuivre, j’aimerais vous raconter une petite anecdote personnelle. Le sénateur Cotter présente souvent, en guise de préambule à une argumentation, une petite anecdote personnelle qui réussit toujours à capter mon attention. Je me suis donc inspirée de lui.
Mon père a longtemps été propriétaire et chauffeur de taxi, et ce, jusqu’à mes 10 ans. Il était chauffeur professionnel et fier de l’être. Il travaillait de longues heures et il aimait être son propre employeur. C’est pour cela qu’il était propriétaire de son taxi.
À cette époque et encore aujourd’hui, l’industrie du taxi était fortement réglementée et suivait les principes de la gestion de l’offre. Une personne ne pouvait pas et ne peut toujours pas s’improviser chauffeur de taxi — c’était avant Uber. L’offre était strictement réglementée par un nombre fixe de permis pour les voitures de taxi. Mon père avait donc acheté un permis de taxi qui lui permettait de conduire un taxi dans la Ville de Montréal. Donc, pour une personne comme mon père, qui était chauffeur de taxi, il fallait avoir un permis de conduire, une voiture et un permis de taxi. Le prix de ces permis de taxi variait selon la conjoncture économique, mais ils étaient en nombre fixe.
À la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’activité économique avait fortement ralenti au Canada et mon père, qui était le pourvoyeur de la famille, avait de la difficulté à couvrir les coûts liés au taxi et à gagner suffisamment d’argent pour nourrir sa famille de quatre enfants. Le prix des permis de taxi commençait à baisser. C’était normal; il y avait moins d’activité et c’était plus difficile. Mon père a alors eu l’idée de vendre son permis de taxi de la Ville de Montréal — avant que le prix ne baisse trop — pour acheter un permis moins cher d’une petite ville adjacente, pour continuer à conduire un taxi pendant de longues heures et éviter de s’endetter. Toutes ces conversations se sont imprimées dans ma tête, car ma mère était très inquiète de cette décision.
Finalement, l’industrie du taxi a pris beaucoup de temps à se remettre de la récession du début des années 1960, et mon père a été obligé de vendre le deuxième permis de taxi et d’arrêter de conduire un taxi. En effet, malgré ses longues heures de travail, il ne réussissait pas à couvrir les coûts de son entreprise.
Cet épisode m’a beaucoup marquée et m’a permis de comprendre un peu mieux le fonctionnement de l’industrie du taxi et la base de la gestion de l’offre : il s’agissait dans ce cas de contrôler l’offre de service par l’émission d’un nombre limité de permis de taxi.
Quand je faisais ma maîtrise à l’Université Western Ontario, cela m’a permis de me distinguer lors d’un examen, alors que la plupart de mes collègues n’avaient pas compris la question. Évidemment, la gestion de l’offre est une question complexe.
Vous vous demandez sans doute quel est le lien avec le projet de loi C-282. Il est simple : les agriculteurs de l’industrie des produits laitiers, des œufs et de la volaille doivent aussi acheter un permis de produire; ce sont des quotas de production. Ces quotas de production sont en nombre limité. Quand ils ont été émis par le gouvernement en 1970 pour limiter la production, ils ont été distribués gratuitement. Avec le temps, les fermes ont changé de main et les quotas ont donc pris de la valeur. Actuellement, les quotas s’échangent mensuellement selon le prix de l’offre et de la demande.
Ainsi, un agriculteur ne peut s’improviser producteur de lait, d’œufs ou de volaille. Il doit d’abord acheter des quotas de production — comme dans le cas du permis de taxi. Au Québec, pour une ferme de taille moyenne, la valeur des quotas de production peut se situer autour de 1,5 million de dollars; si ma mémoire est bonne, c’est pour une ferme possédant 64 vaches. Cet investissement de 1,5 million de dollars dans un quota de production ne tient pas compte de la valeur des bêtes, ni de la ferme, ni du terrain.
C’est pourquoi les quotas de production sont considérés comme des actifs financiers. Affaiblir indirectement le système de la gestion de l’offre au moyen des ententes de libre-échange qui ouvrent le marché à l’importation, c’est jouer sur les actifs des producteurs fermiers et sur le montage financier des fermes canadiennes. C’est un aspect important, parce que les fermiers s’endettent pour acheter des quotas.
Chers collègues, comme l’ont très bien expliqué la sénatrice Gerba et le sénateur Forest, la gestion de l’offre dans les produits laitiers, les œufs et la volaille repose sur trois piliers : les quotas de production, la gestion des prix et le contrôle des importations. Il est clair qu’une libéralisation du secteur par l’entremise des ententes de libre-échange aura des effets sur les prix des produits et sur la valeur des quotas de production.
La gestion de l’offre des secteurs du lait, des œufs et de la volaille est un système complexe, surtout en raison de la réglementation sous-jacente. Ce secteur est très important pour le Canada.
Selon une étude de la Bibliothèque du Parlement menée en 2018 avec des données de 2017, ce secteur représente près de 350 000 emplois, une production de 29,6 milliards de dollars et près de 7 milliards en revenus pour les gouvernements. Toutefois, il y a encore plus. En 2017, la valeur des quotas de production atteignait près de 37 milliards de dollars. Il s’agit de la valeur totale de la gestion de l’offre et ce montant est réparti dans toutes les provinces, dans toutes nos régions sénatoriales.
En Ontario, par exemple, la valeur des quotas représente 14 milliards de dollars. Au Québec, elle représente environ 10 milliards de dollars.
Pour les régions de l’Ouest — la Colombie-Britannique, l’Alberta la Saskatchewan et le Manitoba —, on parle de 11 milliards de dollars en actifs financiers. Pour les provinces maritimes, cela représente 2 milliards de dollars. Donc, cela vaut quelque chose.
Lorsqu’on ouvre le marché canadien aux producteurs étrangers, qui sont largement subventionnés par leur gouvernement respectif, notre système est perturbé et on ne connaît pas l’ampleur des conséquences inattendues de tout cela.
Pour cette raison, je suis en faveur de ce projet de loi, qui empêche le ministre des Affaires étrangères de faire des concessions dans le cadre de négociations de libre-échange. Le système de la gestion de l’offre est trop complexe pour le soumettre aux ballottements des négociations de libre-échange. À mon avis, il vaut bien trop cher.
Pour toutes ces raisons, je vais voter en faveur du projet de loi et je vous invite à faire de même, indépendamment de votre position concernant la gestion de l’offre.
Comme vous le savez, le vote à l’étape de la deuxième lecture d’un projet de loi porte sur le principe du projet de loi. La question est la suivante : souscrivons-nous au principe de ce projet de loi? Or, cette loi vient du principe général selon lequel on ne veut pas transformer nos institutions, qu’elles soient culturelles, sociales ou économiques — dans ce cas-ci, dans le contexte des ententes de libre-échange.
Par ailleurs, je vous rappelle que ce projet de loi a été adopté à l’étape de la troisième lecture à l’autre endroit et qu’il a obtenu l’appui des quatre chefs de parti.
Il ne me semble pas légitime de voter contre ce projet de loi à l’étape de la deuxième lecture.
Merci. Meegwetch.